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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Giraud, (Antoine Agricole) Jules
Article mis en ligne le 15 janvier 2014
dernière modification le 7 septembre 2014

par Desmars, Bernard

Né le 22 septembre 1841 à Avignon (Vaucluse). Pharmacien. Collaborateur de La Morale indépendante, de La Science sociale, du Bulletin du mouvement social, puis de la Revue du mouvement social. Membre du comité d’exécution créé par le congrès phalanstérien en 1872. Convive de plusieurs banquets fouriéristes. Rédacteur d’une notice sur Fourier dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson. Dramaturge et romancier. Auteur de textes en faveur de l’usage du haschisch.

Jules Giraud est le fils de Théophile François Emile Giraud, présenté comme "ouvrier en soie" en 1841, mais qualifié de "fabricant de soieries" lors de son propre mariage en 1836, puis de propriétaire et fils d’un marchand de bois lors de son décès en 1874 [1]. Malgré ces hésitations sur le statut du père, Jules Giraud est issu d’une famille aisée ; il fait des études secondaires et passe le baccalauréat ès sciences [2]. Il s’inscrit ensuite à l’Ecole de pharmacie de Paris et obtient le diplôme de pharmacien de première classe en août 1866 [3] ; en 1870, établi avenue d’Eylau, à Paris, il est l’un des pharmaciens « fournisseurs de la Ligue des consommateurs », association fondée par Arthur de Bonnard [4].

Publiciste fouriériste

Tout en tenant son officine, il collabore dans les années 1868-1870 à différents périodiques : La Science sociale, l’organe fouriériste [5] ; et surtout La Morale indépendante, dans laquelle il publie des articles sur le système passionnel et la loi sériaire de Fourier ainsi que des critiques théâtrales et des comptes rendus bibliographiques [6]. Mais c’est surtout à partir du début des années 1870 qu’il occupe une place de premier plan au sein de l’Ecole sociétaire, où il est l’un des plus jeunes, aux côtés de son ami Charles Limousin. Fin avril 1872, des fouriéristes réunissent un « congrès phalanstérien » afin de réorganiser le mouvement sociétaire ; Jules Giraud est l’un des secrétaires du congrès et rédige le compte rendu de la manifestation. Il fait aussi partie des treize membres alors désignés pour former le « comité d’exécution » chargé de mettre en œuvre les décisions du congrès : la formation d’une nouvelle association, la Société d’études sociales, et la création d’un nouveau périodique [7]. Si le projet de nouvelle société avorte rapidement, un premier numéro « spécimen » d’une revue fouriériste paraît dans l’été 1872 ; Giraud y donne un compte rendu très élogieux de l’ouvrage d’Eugène Bonnemère, La Commune agricole ; ce petit livre, publié dans la Bibliothèque démocratique, constitue « un modèle de popularisation, une œuvre de talent et d’érudition » ; Giraud encourage ses condisciples à propager les idées sociétaires dans cette collection bon marché [8].

A la suite de ce numéro d’essai, un Bulletin du mouvement social paraît régulièrement à partir de la fin de l’année 1872, sous la direction d’Eugène Nus, puis de Charles Limousin. Giraud est l’un des collaborateurs réguliers, avec des articles abordant principalement le domaine de l’économie politique, mais aussi la langue française [9]. En 1879, il est présenté comme « l’un des gérants » du Bulletin, avec Limousin [10]. Il écrit aussi pour La Finance nouvelle, un hebdomadaire financier auquel participent plusieurs fouriéristes ; paraît ainsi en janvier 1876 dans cette feuille boursière un article dialogué dans lequel un « réformateur » essaie de convaincre un « libéral » des bienfaits du phalanstère [11]. Il participe à plusieurs banquets du 7 avril, qui commémorent la naissance de Fourier et constituent une des rares occasions pour les fouriéristes de se retrouver. En 1880, alors qu’Eugène Nus envisage l’avenir de l’Ecole avec pessimisme – « nous ne sommes plus que quelques-uns et tous vieux et nous ne voyons pas beaucoup de jeunes » – et attribue le déclin sociétaire au « manque d’énergie et de propagande », Limousin et Giraud affirment que « les phalanstériens augmentent de jour en jour, car le progrès marche et tout ce que l’on dit du socialisme aujourd’hui a été préconisé par Fourier » [12].

Quand Limousin transforme en 1880 le Bulletin du mouvement social en Revue du mouvement social, le rôle de Giraud s’accroît ; il est l’un des gérants du nouveau périodique et le principal rédacteur après Limousin, au moins dans les premières années. Il se présente comme un « vrai disciple de Charles Fourier » et dit « attache[r] une importance extrême à l’analyse passionnelle de l’homme qui, dans le calcul des destinées de celui-ci, est plus probante que les données de l’histoire sur lesquelles s’appuient presque exclusivement les positivistes » [13]. Plusieurs articles sont rédigés sous la forme de dialogues abordant des questions économiques et sociales, entre un économiste libéral et un socialiste (août 1880), un socialiste réformiste et un socialiste collectiviste (septembre 1880 et décembre 1881) « un phalanstérien et un collectiviste » (octobre et novembre 1881). De façon générale, Giraud est prêt à établir des relations avec d’autres courants : en juillet 1880, il rend compte favorablement d’une revue animée par des disciples de Colins, et il se demande si « moyennant quelques concessions, fouriéristes et garantistes colinsiens ne pourraient pas se fondre dans un groupe auquel pourraient se joindre quelques économistes » [14] ; mais quand on l’accuse, ainsi que Limousin, de vouloir « se rallier au collectivisme colinsien », les deux hommes répondent : « fouriéristes nous étions et fouriéristes nous restons […] Notre fouriérisme est un peu éclectique, c’est vrai ; mais c’est là une conséquence de notre résolution formelle d’employer la méthode scientifique, de ne rien repousser sans l’examiner » [15]. Cependant, selon Limousin lui-même, son ami Giraud, tout en restant phalanstérien, est de plus en plus sensible aux thèses « communistes » [16]. Les deux hommes collaborent aussi au sein de la rédaction d’un éphémère quotidien dirigé par Limousin, Le Populaire, qui paraît pendant une dizaine de jours dans la première moitié du mois de novembre 1884 [17].

Giraud est l’auteur de la notice « Fourier » publiée dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire sous la direction de Ferdinand Buisson [18] ; passant très rapidement sur la biographie de Fourier, il consacre l’essentiel de son texte aux principes de l’éducation sociétaire : cultiver les goûts et penchants passionnels des enfants ; utiliser la musique et en particulier « l’opéra comme principal ressort d’éducation » ; accorder à chaque étape de l’enfance une place et un rôle spécifiques. La notice se termine par une brève présentation de la Maison rurale de Ry, des Orphelinats d’Algérie (Saint-Denis-du-Sig) et des écoles du Familistère de Guise. Giraud est d’ailleurs lui-même directement intéressé par la situation des Orphelinats d’Algérie : en 1881, L’Adoption, société protectrice des enfants abandonnés fondée par la romancière et fouriériste Marie-Louise Gagneur, dont il est membre comme plusieurs fouriéristes tels Faustin Moigneu, Jules Feillet, etc., est absorbée par la société des Orphelinats d’Algérie, dirigée par le fouriériste Henri Couturier et dont Giraud devient actionnaire [19].

Littérature, haschisch et occultisme

Parallèlement à son engagement fouriériste et à sa profession de pharmacien – que selon Limousin, il n’aime pas beaucoup, en particulier dans sa dimension commerciale, lui préférant largement les travaux intellectuels [20] –, Jules Giraud a aussi des activités littéraires : il est l’auteur d’un drame intitulé Les Deux patries, co-écrit avec Edouard Doyen et interprété dans les théâtres parisiens en 1882 et 1883. Avec George Godde (ou Montière, ou Godde-Montière), il signe un roman, Les Innovations du docteur Sélectin, paru en 1885 et réédité en 1889 avec un titre légèrement modifié. Le héros, le docteur Sélectin (le nom se réfère à la théorie évolutionniste et à la sélection de l’espèce) est un médecin et un maire qui s’inspire principalement de Fourier, mais aussi de Spencer et de différents penseurs du XIXe siècle pour réformer sa commune, en particulier dans le domaine des relations sexuelles et familiales, afin de rendre les couples plus harmonieux ou mieux assortis [21].

Jules Giraud se fait également connaître à partir des années 1880 par sa promotion de la consommation de haschisch ; dès 1881, il fait paraître dans L’Encéphale. Journal des maladies mentales et nerveuses un article sur « l’art de faire varier les effets du hachich », dans lequel il présente les usages, médicaux ou non-médicaux, de cette drogue, dont il déclare être un consommateur, mais aussi ses effets, selon les cas, sédatifs et excitants, agréables ou déplaisants [22] ; il fait aussi des interventions orales sur le haschisch, et selon un chroniqueur du quotidien Le XIXe siècle, « il faut entendre M. Giraud dire, avec un bel enthousiasme, les joies de la pensée délivrée par l’absorption de la précieuse drogue, et planant alors, avec une sérénité inouïe, en pleine lumière ! Car pour lui, on s’est mal servi du haschich jusqu’à présent : ce n’est pas tant le rêve, le « paradis artificiel » qu’il doit donner, que la lucidité la plus entière, le don le plus subtil de compréhension et d’assimilation. Tout est dans la « dose ». La dose de M. Giraud fait jaillir, affirme-t-il, des éclairs de génie » [23].

Parallèlement, il se rapproche des milieux occultistes. L’un de ses derniers articles publiés dans la Revue du mouvement social s’éloigne de ses préoccupations habituelles – l’économie politique, le système passionnel, la loi sériaire – en imaginant des liens entre Terriens, Marsiens [sic] et Vénusiens [24]. Ce texte est signé Numa Pandorac, pseudonyme qu’il reprend à différentes reprises dans des revues théosophiques et occultistes, puisque ce sont désormais ces organes (Le Lotus, L’Initiation, La Voie) qui l’accueillent dans sa campagne en faveur du haschisch avec notamment un article, "Testament d’un haschischéen" repris en 1889 en brochure [25].

Il prend ses distances avec le mouvement sociétaire : il ne participe pas à la nouvelle tentative de réorganisation de l’Ecole, vers 1885-1886, autour de la Ligue du progrès social fondée par Barat, Fumet et Destrem ; il ne collabore pas au nouveau périodique fouriériste, La Rénovation, qui est publié à partir de 1888 ; son nom n’est pas mentionné parmi les souscripteurs de la statue de Fourier, érigée en 1899. Cependant, sa présence est signalée lors du banquet du 7 avril 1901 – alors qu’il n’avait plus participé à cette manifestation depuis les années 1880 ; il propose un « très enthousiaste toast […] à la jeunesse » et il est abusivement présenté par Alhaiza comme « un ancien du temps de Considerant, de Toussenel et de Nus » [26] ; vers la même époque, il apporte sa contribution à la réalisation de la statue de Victor Considerant, élevée à Salins (Jura) [27]. Mais on ne le retrouve plus ensuite dans la documentation sociétaire.

Pour une nouvelle édition du Dictionnaire de médecine de Littré, il rédige un article sur le haschisch, dans lequel il indique les usages – thérapeutiques et non thérapeutiques –, les effets – soporifiques ou euphorisants – qu’il procure à ses consommateurs en fonction des quantités absorbées, du contexte de la prise et de la personnalité du consommateur. Il continue son prosélytisme en faveur de cette substance dans différentes revues ainsi que lors de séances publiques ; le Journal de médecine et de chirurgie pratiques signalent en 1912 qu’« à Paris, un cénacle dont M. J. Giraud, pharmacien et philosophe, est le chef – et le pourvoyeur –, se réunit hebdomadairement dans un café de la rive gauche ». Vers la même époque, Giraud, dont la pharmacie se situe maintenant à Aulnay-sous-Bois, publie une nouvelle version, beaucoup plus développée, de son Testament d’un haschischéen ; il déclare consommer du haschisch depuis quarante-cinq années (soit depuis la seconde moitié des années 1860), et veut proposer un « manuel du haschichéen » afin d’en contrôler les effets. Selon La Chronique médicale, l’ouvrage contient « des renseignements curieux sur cette drogue enivrante, des chapitres intéressants consacrés à son influence sur le corps et sur l’esprit et principalement sur l’art d’en varier les effets, de la domestiquer […]. Toutes ces considérations sont mêlées de rêveries philosophiques, élaborées au milieu d’une atmosphère de haschisch ; et c’est bien là une des particularités de l’ouvrage, dont la grande originalité est de nous représenter des sensations absolument ressenties par son auteur ». Bref, conclut le médecin qui rédige le compte rendu : « c’est un livre à lire, malgré certaines digressions, parfois un peu obscures et par trop philosophiques ; mais c’est surtout un document qui peut intéresser les médecins » [28]. Selon la Revue philosophique de la France et de l’étranger, le livre de Giraud a sa place « en la bibliothèque documentaire de tous les psychologues et psycho-pathologues qu’attire la question des toxiques », l’intérêt spécifique du Testament d’un haschischéen étant que son auteur « écrit toujours sous l’influence du haschich et se plait à analyser, développer, expliquer cette influence bien particulière » [29]. Mais l’auteur du compte rendu, Raymond Meunier, psychologue et lui-même auteur de Le hachich. Essai sur la psychologie des Paradis éphémères est beaucoup plus réservé sur les bienfaits de la consommation de cette drogue.

Dans le Testament, l’auteur annonce la publication prochaine de Le Coqalanum, chef d’œuvre d’un haschischéen. Ce livre ne semble pas avoir paru. On perd ensuite la trace de Jules Giraud.