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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Küss (ou Kuss), (Georges) Charles
Article mis en ligne le 4 octobre 2013
dernière modification le 25 janvier 2018

par Desmars, Bernard

Né le 9 septembre 1808 à Woerth (Bas-Rhin), décédé le 8 février 1877 à Colmar (alors Haute-Alsace, dans l’Empire allemand ; aujourd’hui Haut-Rhin). Juge de paix à Marckolsheim (Bas-Rhin) sous la monarchie de Juillet et la Seconde République, avoué au tribunal de Colmar après le 2 décembre 1851. Membre de la Ligue de l’enseignement. Auteur d’articles dans la presse fouriériste.

Charles Küss est le fils d’un receveur de l’enregistrement et des domaines qui devient ensuite conservateur des hypothèques. D’après l’hommage qui lui est rendu par Pellarin lors du banquet phalanstérien d’avril 1877, il est dès 1831, à Strasbourg, l’un des propagandistes des idées phalanstériennes, qu’il s’efforce de diffuser par des conférences et des articles dans la presse locale [1].

Dans les années 1840, il est juge de paix à Marckolsheim, commune située dans le Bas-Rhin, mais à proximité de Colmar (Haut-Rhin) où existe un groupe phalanstérien très actif autour du docteur Jaenger et de Jean Griess, qu’il fréquente assez régulièrement et avec lequel il travaille à la diffusion des idées sociétaires en Alsace.


Un militant de province, dans les années 1840

Sa correspondance, abondante en particulier entre 1842 et 1846, témoigne des attentes d’un disciple provincial au sens critique particulièrement aiguisé. Dans les nombreuses et longues lettres qu’il envoie au Centre sociétaire, il donne fréquemment son avis sur l’activité et le fonctionnement de l’École, et notamment dans deux textes intitulés « Observations sur La Phalange » et « Observations sur l’administration », où il pointe les insuffisances du mouvement phalanstérien [2].

Tout d’abord, il souhaite qu’une plus grande place soit accordée aux groupes phalanstériens de province, trop peu consultés et trop peu considérés par les dirigeants parisiens. Ainsi demande-t-il l’établissement d’une correspondance plus systématique entre le Centre et les abonnés des périodiques fouriéristes ; cela « lui [le Centre] donnerait d’abord le mesure de l’intelligence moyenne de ses abonnés » et lui ferait connaître les questions qu’il pourrait traiter avec fruit » ; surtout, le Centre pourrait ainsi « recueillir sur les théories douteuses une masse d’opinions généralement éclairés et provoquer au besoin des travaux rectificatifs qui serviraient de contrepoids aux erreurs qu’il aurait accueillies sans examen suffisant » ; enfin, ces groupes provinciaux pourraient correspondre entre eux sur ces problèmes théoriques, l’un d’entre eux étant à la fin de la discussion chargé de présenter un rapport au centre sur la question débattue [3].

Küss réclame une plus grande transparence sur la gestion des ressources financières de l’École, et surtout un meilleur contrôle de l’usage des sommes versées par les souscripteurs et les « renteurs » ; « sans cela le zèle de ceux-ci pourrait bien se refroidir et les calomnies ou les soupçons trouvant accueil chez eux, imprimer à la rente un mouvement décroissant ». Les comptes devraient être publiés dans le Bulletin phalanstérien. « En un mot, il faut que la confiance aveugle que le Conseil de direction a obtenu dans un premier moment d’enthousiasme devienne désormais une confiance réfléchie, sous peine de tomber » [4].

L’organisation de la propagande fait également l’objet d’interrogations et de propositions de la part de Küss. La parution d’un quotidien à partir de 1843 suscite beaucoup d’espérances (« il est temps que le journal commence l’ère de prospérité dans laquelle il ne peut pas manquer de faire de rapides progrès » [5] ; mais il exprime d’abord des réserves sur le titre (Démocratie pacifique) et craint que « les dirigeants de l’Ecole n’aient procédé en « révolutionnaires simplistes » ; il se ravise ensuite, mais maintient qu’ « il y a toujours quelque danger à se servir d’un mot dont il faut d’abord enseigner la signification au public » ; lui-même « ne néglige rien pour rectifier les idées à cet égard quand [il] en trouve l’occasion » [6]. Il réclame, afin d’accroître le lectorat, que La Démocratie pacifique publie de bons feuilletons, par exemple « d’Eugène Sue ou de quelques autres auteurs en renom ; cela vaudra mieux que ces bluettes que leur signature ne recommande pas, et que moi-même j’ai goûtées fort médiocrement, sans en excepter le Dickens qui peut être bon pour des Anglais, mais qui ne va guère en France où l’on veut des romans d’action plutôt que de sentiment » [7]. Il revient à la charge quelques mois plus tard : « Il faut que [La Démocratie pacifique] fasse des efforts pour gagner des abonnés et pour cela un bon feuilleton est d’une absolue nécessité. Le Dickens déplaît à tout le monde, et selon moi, c’est avec raison, car il n’y a dans son roman ni intrigue, ni action. Si j’ai un conseil à vous donner, vous le ferez abréger et vous y consacrerez jusqu’à douze colonnes pour en finir le plus tôt possible, et nous rendre du Souvestre, du Pujol ou nous faire avoir du Frédéric Soulié puisqu’il n’y a plus à ce qu’il paraît d’Eugène Sue que pour Le Constitutionnel. C’était bien la peine de vous faire le promoteur d’une médaille pour ce traficant[sic] littéraire ! » [8].

Il envoie aussi des textes pour La Phalange et La Démocratie pacifique, en avouant parfois des doutes sur la rigueur intellectuelle et l’orthodoxie sociétaire de ses textes (« je crains d’être tombé dans quelques erreurs en traitant des parties de la théorie sur lesquelles je suis encore peu exercé. Veuillez donc relire mes articles avec sévérité » [9]). Il s’essaie parfois à la poésie et souhaite qu’un membre du Centre soumette ses poèmes au jugement de Béranger [10].

Ses lettres comprennent fréquemment des critiques à propos d’articles dont il considère qu’ils sont d’un niveau médiocre ou d’une qualité insuffisante (par exemple des articles de Doherty sur la religion). Il reproche aussi aux rédacteurs de La Phalange et de La Démocratie pacifique d’utiliser des néologismes qui ne sont compréhensibles qu’aux lecteurs déjà initiés à la théorie sociétaire et qui donnent à l’Ecole « un air de secte » [11]. Ses remarques portent également sur l’abus des majuscules, ou même sur la façon d’indiquer la date à côté du titre du journal [12]. « Il y a bien longtemps qu’on m’a donné le nom d’épilogueur », avoue-t-il ; « je conviens du défaut, mais je tâche de l’employer pour la bonne cause » [13].

Son engagement militant se traduit aussi par son soutien financier au fonctionnement de l’École, malgré, dit-il, sa gêne financière qui l’oblige parfois à retarder ses versements [14]. Il fait de la propagande dans son entourage, recrute des souscripteurs pour la rente sociétaire et des actionnaires pour les sociétés du Centre, s’efforce de placer des abonnements aux périodiques fouriéristes et de vendre des Almanachs phalanstériens ; la bibliothèque de Sélestat (chef-lieu de l’arrondissement dont fait partie Marckolsheim) s’est abonnée à La Phalange, ce qui procure une douzaine de lecteurs [15]. Mais les résultats sont cependant décevants et certains lecteurs ne renouvellent pas leurs abonnements : « il y a tant d’apathie dans les esprits et il est si difficile de sortir les individus d’une torpeur générale tant qu’il ne se manifeste pas un élan qui les entraîne » [16]. Selon lui, il faut « une impulsion vigoureuse venue du centre », sous la forme d’un « appel prochain et immédiat à la réalisation » ; la propagande est en effet insuffisante à attirer des sympathies que seule peut convaincre « une épreuve décisive ». Il demande donc l’ouverture d’une « souscription nationale basée sur un plan bien arrêté et publié dans tous ses détails » et demande au centre de passer à l’action : « Agissez donc, agissez et ne laissez pas au zèle qui éclate partout où votre parole se fait entendre, le temps de refroidir. Organisez une agitation pacifique en faveur de l’association d’une commune ou d’une réunion d’enfants en groupes et séries de groupes ! Que nous puissions quêter pour le phalanstère auprès de ceux qui comprennent le phalanstère, pour l’association auprès de ceux qui n’en ont qu’une idée plus vague ! Mais partout que nous puissions mettre notre idéal sous les yeux des gens positifs et calculateurs. Hors de là, je vous l’avoue, je ne vois que des triomphes d’illusion. » Sinon, c’est la propagande elle-même, et en particulier les périodiques, qui risquent d’en souffrir : « Soutenir un journal n’est une œuvre de dévouement qu’aux yeux de ceux qui ont une conviction raisonnée et profonde, et ceux-là même doivent faiblir lorsqu’ils n’entrevoient pas le terme de leurs sacrifices, sans compter qu’il ne manque pas de gens pour les persuader qu’ils font œuvre de dupes » [17].

Küss, qui lit l’allemand, s’intéresse à la diffusion des idées de réforme sociale outre-Rhin. Il propose à plusieurs reprises de faire dans la presse fouriériste des comptes rendus d’ouvrages allemands. En 1843, La Phalange publie au fil de plusieurs numéros sa présentation et des extraits de Socialismus und Communismus des heutigen Frankreichs [18]. À Colmar, avec ses amis phalanstériens, il forme « une association pour faire venir les publications allemandes relatives à la théorie sociétaire » [19].

Des convictions maintenues, un engagement plus mesuré

Au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1851, Charles Küss est révoqué de ses fonctions, « à cause de la fermeté de ses principes socialistes et républicains », d’après la nécrologie rédigée par son condisciple Jean Griess-Traut [20]. Il quitte Marckolsheim et s’installe à Colmar, où il exerce désormais la profession d’avoué. Il se marie en 1856, avec Auguste Frédérique Durrbach, fille d’un ancien principal de collège à Bouxwiller devenu pasteur protestant à Strasbourg, et sœur de Frédéric Geoffrey Durrbach, fouriériste vivant alors en Algérie.

Ses convictions phalanstériennes semblent intactes ; mais il doute de la capacité du mouvement sociétaire à faire advenir la société harmonienne. Il s’abonne au Bulletin du mouvement sociétaire, à la fin des années 1850, « quoique à vrai dire, je ne trouve pas cette publication bien intéressante. Elle témoigne de l’état de langueur où l’Ecole est tombée et sert plutôt ainsi à propager le découragement que ranimer l’activité intellectuelle chez les disciples de Fourier ». Il souhaite la refondation de l’Ecole sur de nouvelles bases, afin qu’elle ne forme pas « un parti ou une secte » et que le Centre cesse de « prétendre assujettir tout le monde à suivre son impulsion » et se limite à une activité de diffusion de prospectus et de publications, et à un rôle de coordination [21].

Il semble alors surtout s’intéresser aux questions religieuses (dès les années 1840, il dit travailler à « des Études sur la religion » [22]). De confession protestante [23], il dénonce, y compris pour sa propre Église, ce qui lui apparaît comme de l’« intolérance, ce triste legs de l’église du moyen âge » [24]. « Laissons donc chacun pratiquer le culte qu’il préfère, celui qui le remplit des émotions les plus douces et les plus salutaires. Mais en parlant à sa conscience, en le rendant attentif aux grandes vérités qu’il y trouvera gravées pour peu qu’il veuille s’interroger sincèrement, éveillons en lui une puissance qui marquera de son empreinte tous ses actes, ceux du culte comme ceux de la vie. Que l’homme se sente citoyen de l’univers et collaborateur de Dieu dans l’œuvre toujours vivante de la création, et il sera chrétien, car il sera le disciple de Celui qui a dit : Aimez Dieu par-dessus toutes choses et votre prochain comme vous-même » [25].

En 1866, le Centre de l’Ecole, avec François Barrier à sa tête, projette la création d’un périodique et demande aux fouriéristes d’indiquer la façon dont ils pourraient contribuer à cette publication. Küss fait partie de ceux qui reçoivent l’appel ; il est très circonspect sur les chances de l’entreprise ; mais avant de répondre, il prend contact avec quelques phalanstériens de Colmar ; « ils ne m’ont pas paru non plus animés d’une grande confiance dans le succès de l’entreprise » ; lui-même se déclare incapable d’apporter un soutien financier (« je ne suis pas en position de le faire »), mais on peut compter sur lui « comme abonné, comme correspondant et comme collaborateur » ; il veut bien même s’efforcer de recruter de nouveaux adhérents et des abonnés à Colmar et dans les environs : enfin, insiste-t-il, la revue ne doit pas avoir « cette langueur, cet abattement qui régnait dans le Bulletin phalanstérien [probablement le Bulletin du mouvement sociétaire, paru entre 1857 et 1860] » [26].

A la fin des années 1860, de vifs échanges opposent dans La Science sociale ceux qui veulent réaliser une expérimentation phalanstérienne et ceux qui considèrent qu’il faut limiter les ambitions sociétaires au développement de la coopération et du mutualisme, voie plus longue, mais selon eux plus sûre du changement social. Küss se situe parmi les premiers [27]. En août 1867, il reprend dans La Science sociale un projet présenté quatre années plus tôt dans une brochure par son condisciple et beau-frère Durrbach ; il s’agit de construire « une vaste maison à loyers […] avec grandes cuisines, boulangerie, boucherie, buanderie, bains, calorifère, usine à gaz, conduites d’eau, salles de réunion, salles d’écoles, magasin d’approvisionnement, etc. », ainsi que des « cours spacieuses, grands jardins et autres dépendances ». Küss appelle les lecteurs à formuler leur adhésion au projet « qui fera faire, il faut l’espérer, un pas décisif à des principes restés trop longtemps à l’état de pure théorie » [28].

Cependant, malgré ces insuffisances, la coopération peut constituer une première étape pour faire « cesser l’exploitation » des ouvriers, écrit-il dans un long article, au lendemain du deuxième congrès de l’Association internationale des travailleurs à Lausanne [29]. Il publie en effet assez régulièrement des articles dans l’organe fouriériste, parfois sous forme de lettres. En 1869, il pose la question : « quels sont les points désormais fixés en science sociale ? ». Ce que, selon lui, Fourier a apporté à la science, c’est d’abord « la classification des passions composées ou formées de l’alliage de plusieurs autres sous les trois rubriques de la lutte, de l’accord et de la variété ; la coïncidence des exigences de la nature humaine, ainsi comprise, avec celles de l’association, dont les éléments divers doivent tour à tour se combattre et se liguer, mais doivent aussi s’équilibrer par le cumul et l’alternance des fonctions ; c’est, enfin, la convergence de tous ces modes et de tous ces mobiles des actions humaines dans la seule passion qui peut les comprendre et les développer toutes à la fois, le dévouement au bien public et le sentiment de la solidarité universelle » [30].

Charles Küss fait partie à la fin du Second Empire du « groupe phalanstérien de Colmar », dont on ignore l’importance et les activités [31]. Il est aussi membre du cercle colmarien de la Ligue de l’enseignement, constitué en 1868 ; il en est même vice-président pendant quelques mois [32].

Après la guerre de 1870-1871, il reste dans l’Alsace annexée par l’Empire allemand. Sa nécrologie, rédigée par son condisciple originaire de Colmar, Jean Griess-Traut, paraît dans le Bulletin du mouvement social. Cette revue publie quelques mois plus tard le « testament de Charles Küss », dans lequel il réaffirme ses convictions phalanstériennes, insiste sur la nécessaire alliance de la bourgeoisie et du prolétariat, et exhorte ses condisciples à répandre les idées sociétaires en laissant toutefois « aux hommes pratiques le soin de les appliquer à leur manière » [33].