Sherill Tippins |
Charles Fourier est-il la clé du mystère du Chelsea Hotel ? Cahiers - 2009 / n° 20 - février 2010 résumé | abstract | article en texte intégral |
Né en 1790 à Paris, décédé en 1863 à Allegheny City (Pennsylvanie, États-Unis). Architecte et ingénieur. Auteur des plans du phalanstère de Condé-sur-Vesgre, en 1833. Etabli aux Etats-Unis à partir de 1849.
Colomb Gengembre est le fils de Philippe Gengembre, ingénieur mécanicien et fondateur à Paris d’une usine de machines à vapeur, pionnier des bateaux à vapeur et nommé en 1828 à la direction des machines à vapeur, à l’usine d’Indret, près de Nantes [1]. Lui-même, âgé de seulement 19 ans, aurait construit l’hôtel des monnaies de Cassel ; en 1814, il aurait obtenu la seconde place au grand prix de Rome d’architecture, et serait parti en Italie où il aurait visité de nombreux monuments, en rapportant beaucoup de croquis et de dessins [2].
En 1826, il entreprend pour le gouvernement d’importantes constructions au port de Saint-Ouen, travaux interrompus puis abandonnés à la suite de la révolution de 1830. Parallèlement, il s’intéresse aux machines à tisser et à filer, au gaz d’éclairage, à un « appareil portatif propre à faire la cuisine par la vapeur » et à un « appareil destiné à cuire le pain et à recueillir l’esprit de vin qui s’en dégage pendant cette opération », déposant pour certaines de ces techniques des « brevets d’importation » d’inventions britanniques. Il est lui-même l’inventeur en 1832 d’une « nouvelle construction de roues » [3]. Il effectue un séjour d’à peu près une année en Angleterre, en 1831, où il s’intéresse aux chemins de fer.
Baudet-Dulary, qui conduit la réalisation de l’essai sociétaire de Condé-sur-Vesgre, annonce en 1832 dans Le Phalanstère que « M. Colomb Gengembre, architecte connu par de grands travaux (entre autres la Monnaie de Nantes et le port Saint-Ouen) et ami des principaux actionnaires, donnera tous ses soins aux constructions et se contente, pour tous honoraires, de 2 p. 100 sur les 300 000 francs portés au devis, quand même, ce qui n’est pas probable, la dépense irait plus haut » [4]. Cet ami commun de Baudet-Dulary et Devay est donc chargé d’élaborer les plans du phalanstère de Condé-sur-Vesgre. Fourier se montre très sévère à son égard ; il doute de ses compétences et critique la façon dont il dilapide l’argent ; il dénonce ses procédés « pour essayer de nous faire adopter ses plans qu’il renouvelait sans cesse et dont lui-même aujourd’hui confesse le ridicule ; mais l’orgueil le tourmentait. C’est un ergoteur qui veut rond si l’on veut carré, et carré si on veut rond ; j’ai opiné à le congédier et prendre un maître maçon qui exécutera fort bien nos constructions toutes rurales » [5]. Fourier en vient même à se demander si Gengembre n’a pas pour but de « faire avorter la campagne, en dissipant les capitaux à des folles constructions, à des babioles » [6]. Ainsi, selon Fourier, l’architecte aurait proposé la construction d’une porcherie, aux épais murs de bonne pierre (« les cochons seront trois fois mieux logés que les messieurs »), et en négligeant d’y placer une porte, « de sorte qu’il faudra hisser les cochons matin et soir avec des poulies pour les faire entrer et sortir » ; il aurait aussi « construit un atelier à menuiserie en plaçant les fenêtres si haut que les ouvriers disent qu’ils ne verront pas sur leurs établis. Mais il prétend que les fenêtres élevées ornent mieux le dehors » [7]. Un autre disciple, Maurize, lui-même architecte, n’est pas plus tendre avec son collègue : « C’est une chose vraiment malheureuse que dès le début, notre affaire soit tombée en des mains comme celles de M. Gengembre […]. On ne saurait se faire une idée de l’incapacité de cet l’homme, et pour mon compte, je vais jusqu’à le croire atteint d’aliénation mentale. Quant à son dévouement, ce n’est qu’une pure comédie, dont M. Dulary est dupe, car on ne se dévoue guère pour une œuvre à laquelle on ne comprend pas un mot » [8]. Finalement, Gengembre quitte Condé en juillet 1833.
Il continue à exercer sa profession d’architecte. Peut-être fait-il partie de l’Institut sociétaire, un groupe dissident du mouvement fouriériste, dont la brochure Aux Phalanstériens publiée en août 1837 signale que « Gingembre [sic] [a] adhéré […] au travail de la réunion et de la commission préparatoire » [9].
Puis, il quitte la France et s’installe aux Etats-Unis avec sa femme et leurs trois enfants. Il séjourne un moment dans le Kentucky ; il s’installe ensuite dans l’Ohio où Victor Considerant le rencontre lors de son premier voyage en Amérique :
Je devais aussi retrouver, à la porte de Cincinnati, notre bon et vieil ami Gingembre [sic], dans une maisonnette qu’il s’est construite en huit jours avec ses deux fils, sur un monticule au milieu des arbres, au bord de l’Ohio […]. Dégoûté de l’Europe, Gingembre en était parti vers la fin de 1849 avec sa famille ; et, comme l’immense majorité des Européens que j’ai rencontrés en Amérique, il ne tarissait pas en bénédictions sur l’inspiration qui l’y avait conduit. ‘’Décidez, me répétait-il souvent, décidez tous nos amis à venir en Amérique : ici nous pourrons faire et nous ferons facilement de grandes choses’’. Ses trois enfants ont été promptement et fort bien casés. Il est vrai que tous trois parlaient, déjà avant d’arriver, la langue du pays [10].
Peu après, Gengembre quitte l’Ohio pour la Pennsylvanie, à Manchester puis à Allegheny City où il dessine gratuitement les plans de l’hôtel de ville, construit entre 1862 et 1864. L’un des responsables de la municipalité lui propose un pot-de-vin, ce qui le heurte et modifie profondément la représentation qu’il se fait de l’Amérique ; il fait alors le serment de ne plus prononcer un mot en anglais, promesse à laquelle il reste fidèle jusqu’à sa mort [11].
Sa pierre tombale, à l’Union Dale Cemetery de Pittsburgh indique : « French architect, artist and engineer ». Deux de ses enfants, Henry et Sophie sont peintres de portraits et de paysages (Henry est également professeur de dessin et ingénieur civil), tandis qu’un troisième, Philip Hubert, d’abord professeur de français et d’histoire, devient architecte à New York vers 1865 et dessine notamment l’hôtel Chelsea, constitué d’appartements et de studios d’artistes, avant d’être transformé en hôtel [12].
[1] S. Girandier, « L’établissement d’Indret des origines à 1914 », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 1993, n°3, p.357-378.
[2] Ces informations proviennent de l’article d’Emilie McCreery, « The French Architect of the Allegheny City Hall », Western Pennsylvania Historical Magazine, volume 14, n°3, juillet 1931, p. 237-241 ; mais l’auteur ne donne aucune source à l’appui de ses informations. Et les listes des grand prix de Rome d’architecture ne mentionnent pas le nom de Gengembre parmi les compétiteurs arrivés en seconde position.
[3] Brevets d’invention et d’importation disponibles sur la base de données de brevets du XIXe siècle, accessible sur le site de l’Institut national de la propriété industrielle.
[4] La Réforme industrielle ou Le Phalanstère, 22 novembre 1832.
[5] Extrait d’une lettre de Fourier à Muiron, 2 mai 1833, reproduite dans Charles Pellarin, Charles Fourier. Sa vie et sa théorie, Paris, Librairie de l’Ecole sociétaire, 1843 (2e éd.), p. 245.
[6] Archives nationales, fonds Fourier et Considerant, 10 AS 19 (681 Mi 29), rapport de Fourier aux actionnaires, 22 septembre 1833, cité dans Jonathan Beecher, Fourier. Le visionnaire et son monde, Paris, Fayard, 1993, p. 481.
[7] Lettre de Charles Fourier, 10 juillet 1833, reproduite dans Charles Pellarin, Charles Fourier…, op. cit., p. 245.
[8] Archives nationales, fonds Fourier et Considerant, 10 AS 40 (681 Mi 68, vue 0028), lettre de Maurize, Condé, 19 juin 1883.
[9] Aux Phalanstériens. La commission préparatoire de l’Institut sociétaire, Paris, 1837, p 15.
[10] Victor Considerant, Au Texas, Bruxelles, au Siège de la société de colonisation, et Paris, libraire phalanstérienne, 1855 (2e éd.), p. 27 ; en ligne sur le site des Premiers socialismes (université de Poitiers))
[11] Sherill Tippins, « Charles Fourier est-il la clef du mystère du Chelsea Hotel », Cahiers Charles Fourier, n°20, 2009, p. 65.
[12] Ibid., p. 63-78.
Sources :
Archives nationales, fonds Fourier et Considerant, 10 AS 19 (681 Mi 29), rapport de Fourier aux actionnaires de la colonie de Condé-sur-Vesgre, 22 septembre 1833 ; 10 AS 40 (681 Mi 68, vue 0028), lettre de Maurize, Condé, 19 juin 1883.
Aux Phalanstériens. La commission préparatoire de l’Institut sociétaire, Paris, 1837, 32 p. (en ligne sur le site des Premiers socialismes, université de Poitiers)).
Victor Considerant, Au Texas, Bruxelles, au Siège de la société de colonisation, et Paris, libraire phalanstérienne, 1855 (2e éd.), 326 p. (en ligne sur le site des Premiers socialismes, université de Poitiers).
Charles Pellarin, Charles Fourier. Sa vie et sa théorie, Paris, Librairie de l’Ecole sociétaire, 1843 (2e éd.), XXXII-557 p. ; les lettres de Fourier sur Condé-sur-Vesgre sont reproduites p. 244-246 (en ligne sur Gallica).
Bibliographie :
Artists in Ohio, 1787-1900. A Biographical Dictionary, compiled and edted edited by Mary Sayre Averstock, Jeannette Mahoney Vance et Brian L. Meggitt, Kent (Ohio), Kent State University Press, 2000.
Jonathan Beecher, Fourier. Le visionnaire et son monde, Paris, Fayard, 1993, 618 p. (en particulier le chapitre XXIII, « Création d’une Phalange », p. 470-485).
Stéphane Girandier, « L’établissement d’Indret des origines à 1914 », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 1993, n°3, p. 357-378 (en particulier p. 366-369 sur le rôle de Philippe Gengembre).
David Karel, Dictionnaire des artistes français en Amérique du Nord, Musée du Québec, Presses de l’université de Laval, 1992.
Emilie McCreery, « The French Architect of the Allegheny City Hall », Western Pennsylvania Historical Magazine, volume 14, n°3, juillet 1931, p. 237-241 (en ligne sur le site de la Western Pennsylvania History) (cet article comprend plusieurs erreurs et confond parfois Colomb Gengembre et son père).
Sherill Tippins, « Charles Fourier est-il la clef du mystère du Chelsea Hotel », Cahiers Charles Fourier, n°20, 2009, p. 63-78.
Sitographie :
Brevets déposés par Colomb Gengrembre (en ligne sur le site de l’Institut National de la Propriété Industrielle).
http://www.uniondalecemetery.org/notables-detail.php?notableID=%209, avec la tombe de Gengembre (consulté le 7 juin 2013).
[http://loeildeschats.blogspot.fr/2011/10/boutiques-de-souvenirs-utopiques-2-un.html], sur Philip Gengembre Hubert et l’hôtel Chelsea (consulté le 7 juin 2013).
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La Colonie sociétaire de Condé-sur-Vesgre, théâtre de la première tentative d’expérimentation de la doctrine de Fourier, existe toujours ! Ses habitants actuels en perpétuent la mémoire, notamment à travers ce site internet qui offre de très nombreuses ressources, à découvrir. C’est à Condé que se déroule en 2012 l’Assemblée générale de l’Association d’études fouriéristes.
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