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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Pompéry (de), Edouard
Article mis en ligne le 19 mars 2013
dernière modification le 14 mars 2014

par Guengant, Jean-Yves

Né à Couvrelles (Aisne) le 7 avril 1812. Décédé le 23 novembre 1895 à Paris (Seine). Sa famille est installée en Bretagne. Jeune avocat, il adhère au fouriérisme et écrit Le docteur de Tombouctou, puis donne des conférences sur la théorie de Fourier dans des loges maçonniques, dont il est membre. Il devient collaborateur de La Démocratie pacifique et publie de nombreux articles et brochures. Il y développe une philosophie du travail et de la société, fondée sur les idées de Fourier. Intime de plusieurs écrivains, dont Flora Tristan et George Sand, il s’engage en 1848 dans le combat politique : plusieurs fois candidat à la députation, il soutient les démocrates-socialistes. A l’élection présidentielle de 1848, il participe à la campagne de Raspail. Il s’engage, à partir de 1866 dans la Ligue de l’enseignement, où il occupe de hautes fonctions, aux côtés de Jean Macé. Dans les années 1880, il se rapproche, de Benoit Malon, fondateur de la Revue socialiste.

Les Pompéry, de grands propriétaires terriens

Sur l’ancienne place aux foires du Faou, petite ville située non loin de l’embouchure de l’Aulne, se dresse une statue érigée en 1884 lors de la fête du comice agricole : un personnage féminin portant couronne de laurier, tient une gerbe de blé et un outil agricole. Allégorie à la gloire de l’agriculture, élevée à une époque où les statues fleurissaient sur toutes les places de France. Pourtant, en Bretagne, on élève plus facilement les croix pour célébrer les missions ; une statue à la gloire de l’agriculture est en fait exceptionnelle. Édouard de Pompéry l’a commandée l’année précédente ; érigée en bordure du champ de foire, la statue porte l’inscription « A LA MEMOIRE DE M.M. DE POMPERY INITIATEURS EN CE PAYS DU PROGRES AGRICOLE 1830-1880 PAR LEUR FILS ET FRERE EDOUARD COMICE DU FAOU 1884 ». Au-delà d’un simple hommage filial et fraternel, c’est un manifeste politique que délivre le dernier survivant d’une famille qui a joué un rôle déterminant dans l’histoire locale.

Statue à la mémoire des frères Edouard et Théophile de Pompéry (1883)
Oeuvre de Mathurin Moreau, 1883. Le Faou, place des Foires. Cliché H. Moreau.

La famille de Pompéry est originaire de l’Aisne. Le grand-père, François-Hyacinthe, seigneur de Salsogne et vicomte de Couvrelles, membre de l’ordre de Saint-Louis et de celui de Saint-Lazare, occupe la charge de lieutenant de la maréchaussée à Quimper à la fin des années 1770. Il y épouse Anne-Marie Audouyn du Cosquer [1] en 1786. Elle a des talents de poète et de musicienne ; de 1783 à sa mort en avril 1820 [2], elle consigne son existence. Cette correspondance est publiée en 1884 [3], par son petit-fils Édouard. Sous la Révolution, elle fait preuve de sympathies fédéralistes comme beaucoup dans son entourage et accueille quelques temps les fuyards girondins. à l’été de 1805, la famille revient en Soissonnais. Le fils, Louis-Charles de Pompéry, est venu s’installer dans le « solitaire château » [4] des Pompéry, à Couvrelles. Il a cinq enfants de son mariage avec Aline Alleno de Saint-Aloüarn, Aimée Marie, l’aînée, les trois fils, Édouard, Théophile et Henry, et Lucile, décédée à un an. Ils sont éduqués dans un milieu cultivé, influencé par les théories des physiocrates et les idées libérales de Benjamin Constant. Louis-Charles veuf en 1822, se remarie en secondes noces (1825) avec Anne Marie de Saisy de Kérampuil, une grande famille noble de Bretagne, dont il a quatre enfants. Il s’installe à Guingamp, puis retourne à Quimper. Noémie, la dernière des enfants, naît au domaine de Rosnoën, que Louis-Charles vient d’acquérir, un vaste domaine de 800 hectares. La ferme est bâtie sur l’ancien manoir du Parc, à la confluence de l’Aulne et de la rivière du Faou, face à l’abbaye de Landévennec. L’abbaye a été achetée en 1825 par Ambroise Vincent, pour y développer une exploitation et une industrie de briqueterie. Son fils Aristide, bientôt fouriériste convaincu, essaie de la mettre en valeur. Rapidement la réputation des Pompéry dépasse le cadre cantonal. Ils sont bien informés des expériences menées par Jules Rieffel à Grand-Jouan en Nozay, près de Châteaubriant (Loire-Atlantique), et de celles des frères Kerjégu de Brest, à Trévarez, en Finistère. L’exploitation des Pompéry est connue pour son savoir-faire en Bretagne, et Édouard ne rompt pas avec ses racines, même s’il laisse ses frères s’occuper du domaine ; l’érection de la statue du Faou et le legs qu’il fait aux écoles publiques de Rosnoën et du Faou sont d’ultimes témoignages de son attachement à ces lieux. D’ailleurs, ses voyages en Bretagne, plusieurs fois l’année, soulignent cet amour.

Le parcours littéraire et politique d’Édouard

Édouard est placé en pension à Brest puis entre à la faculté de droit de Rennes et devient avocat. Il commence sa carrière professionnelle comme avocat au barreau de Rennes, mais avoue-t-il, il ne plaide qu’une seule fois, « Je dus faire usage de tous mes moyens oratoires pour toucher le cœur des juges. Il faut croire que je finis par y parvenir car mon client fut acquitté ». [5] Il a hérité une fibre littéraire de sa grand-mère et s’essaie très tôt à la critique sociale, tout d’abord sur le thème de l’économie coloniale : en 1836, il intervient dans un débat sur un projet de loi destiné à la taxation du sucre de betterave que produisent de plus en plus les agriculteurs français, dans de petits ateliers. Le sucre de betterave menace la suprématie du sucre « exotique », la canne à sucre des Antilles. Édouard s’oppose alors au ministre des Finances, d’Argout, qui souhaite préserver l’économie des îles sucrières, et aux partisans des colons, qui soutiennent l’économie esclavagiste. Il reprend les thèses de l’assolement alterné, chères à son frère : « substituer à la jachère, à l’assolement triennal la culture alterne (sic) qui consiste à faire succéder une récolte de racines à une récolte de grains, ou bien de plantes fourragères ou oléagineuses : et cette introduction d’une récolte de racines ne peut être remplacée par une récolte de blé ou de fourrages, lesquelles épuisent le sol et le salissent, et rendent nécessaire la jachère labourée ». Si l’économie politique est pour lui un domaine peu familier, son style journalistique fait mouche : « Il faut favoriser la culture des racines, il faut favoriser le cultivateur des racines ! » Pour lui, le sucre indigène (le sucre français) chassera le sucre exotique des colonies :

Ce fait ne crie-t-il pas assez haut que le temps des colonies est venu ; cet avertissement est assez clair ; aujourd’hui c’est une question d’économie politique, demain c’en sera une autre plus grave encore. Pourquoi donc s’obstiner à bâtir un système politique commercial et financier sur les colonies ? N’est-il pas pitoyable que nos hommes d’état en soient encore à baser la position politique de la France sur trois ou quatre îlots, lesquels ont été à nos ennemis deux mois après l’ouverture de toute guerre maritime ? N’est-il pas pitoyable que nos hommes d’état en soient encore à fonder notre système commercial et financier sur les opérations qui se font avec ces quelques îlots ? […] Le temps des colonies est venu, et ne nous sacrifiera pas pour prolonger leur existence ». [6]

Les débuts littéraires sont laborieux : Édouard a en chantier Le Docteur de Tombouctou [7] , traitant de la nouvelle science sociale et il cherche un éditeur. Le Docteur de Tombouctou paraît en 1837 : la critique de La Phalange est catastrophique. C’est un livre écrit avec négligence, « la lecture de quelques brochures sociétaires a paru suffisante à l’auteur pour porter un jugement sur le système social de Fourier. Au moins Pompéry aura-t-il fait l’effort de se documenter sur les idées fouriéristes » . [8]

Portrait d’Edouard de Pompéry en costume de bédouin
Daguerréotype monté en médaillon, s.d. Source : association Ar Faou, E. Goffard.

Son admiration pour le chansonnier et poète Béranger le pousse à lui demander conseil. La fougue d’Édouard l’amène ainsi à oser approcher les personnes qu’il admire et à vouloir leur témoigner, jusqu’à agacer par son insistance, l’estime qu’il leur porte. Béranger, à qui il envoie chacune de ses brochures, le lui rappelle :

26 janvier 1840.
Je vous remercie, mon cher monsieur, de votre bon souvenir et de la brochure que vous avez bien voulu m’envoyer. Je l’ai lue sur-le-champ, et j’ai vu que mieux que beaucoup vous pourriez parvenir à vulgariser la science de Fourier. Vous savez quelle estime je fais de cet homme de génie, encore assez mal apprécié même par ses disciples, qui le traitent plutôt comme un dieu que comme un maître, dont l’œuvre ne peut être complétée que par des apôtres fervents et intelligents surtout. J’écrivais il y a peu de temps à un fouriériste exalté que l’auteur de la science sociale était un messie qui n’avait pas encore eu de saint Paul. Il me semble, mon cher monsieur, que vous aspirez à ce rôle, à en juger au moins par le peu de mots que vous me dites de l’ouvrage que vous méditez et que je voudrais déjà pouvoir lire. [9]

Quelques années plus tard, Béranger se voit obligé de lui indiquer : « 9 août 1845. Dans votre insistance, monsieur, vous oubliez que je ne partage pas vos idées fouriéristes ni vos idées métaphysiques, moi qui pourtant partage tant d’idées de réforme. » [10] Cela n’empêche pas Pompéry d’admirer toute sa vie l’artiste et de lui consacrer une biographie.

Pompéry entretient une correspondance avec George Sand, qu’il affectionne particulièrement [11]. L’écrivain apprécie le journaliste bien plus que la doctrine qu’il défend :

Laissez-moi tranquille avec votre fouriérisme, mon bon monsieur de Pompéry ! J’aime mieux le pompérysme car, si Fourier a quelque chose de bon, c’est vous qui l’avez fait. Vous êtes tout cœur et toute droiture ; mais vous n’êtes qu’un poète quand vous prétendez marier Leroux et Fourier dans votre cœur. […] Les disciples de Fourier n’aiment leur maître que parce qu’ils l’ont refait à leur guise, et encore ne l’ont-ils pas fait tous à la mienne. Votre Démocratie pacifique est froidement raisonnable, et froidement utopiste. Tout ce qui est froid me gèle, le froid est mon ennemi personnel. [12]

Connaissant l’admiration de Pompéry pour Flora Tristan, George Sand lui signale la présence à Paris de sa fille : « J’ai un conseil à vous donner, mon cher Pompéry ; c’est de devenir amoureux de cette jeune fille [13] (Ce ne sera pas difficile) et de l’épouser. Cela sera une belle et bonne action, cela vaudra mieux que d’être amoureux de Fourier ». [14]

Les dissidents finistériens

Édouard de Pompéry, s’est engagé en 1836 auprès de quelques amis dans la réalisation d’une revue littéraire, La Revue du Finistère. Le directeur en est Jean-René Allanic [15], professeur dans l’une des pensions brestoises. La revue se plaît à tendre « la main au jeune talent qui se présente avec sa franchise bretonne et son ardent désir d’être utile à l’humanité » [16]. Pompéry collabore à la revue : Allanic et Pompéry deviennent amis en littérature et en politique. Ils participent à Brest à l’Union harmonienne. L’Almanach social, émanation de ce groupe, les cite comme correspondants en 1839. La Librairie sociale, créée par Jean Czynski, édite la brochure que Pompéry écrit à la suite d’une série de conférences à la loge maçonnique de Brest, Les Élus de Sully : Résumé d’une exposition de la science sociale constituée par C. Fourier, faite à Brest et reproduite dans L’Armoricain.

Pompéry fait partie du cercle des familiers constitué autour du journal Le Nouveau Monde. La proximité entre les deux hommes est forte, comme une ode aux idées prolétariennes, datant de 1839, l’atteste :

Fourier n’a, dites-vous, laissé que de vains rêves ?
Mais le vieillard renaît dans ses jeunes élèves.
Regardez les Gamond, voyez les Bauchery,
Les Gozlan, les Czynski, les Stourm [17], les Pompéry ;
Tous disciples zélés de cette théorie,
D’où la société sortira refleurie ! [18]

Les dissensions entre les partisans de l’Union harmonienne et l’École sociétaire, qui se font jour sur la stratégie organisationnelle et aussi sur des querelles personnelles, permettent de comprendre la prudence de La Phalange vis-à-vis de Pompéry, et de ses amis.

L’expérience franc-maçonne

En octobre 1839, une série de conférences [19] est donnée à la loge maçonnique des Élus de Sully, de Brest : la volonté est sans doute venue de l’Union harmonienne dont plusieurs adhérents sont membres de la loge. Une convergence suffisamment extraordinaire va se produire, pour que l’événement ait un tel retentissement que Pierre Larousse le cite dans la notice biographique qu’il consacre à Édouard de Pompéry dans le tome 12 de son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1874). L’écho dans la presse est important. L’Armoricain, qui soutient Lacrosse et Las Cases à Brest aux élections législatives en 1839 (or Victor Considerant et La Phalange viennent de se rallier au camp défendu par le journal, qui en retour rend compte des activités des fouriéristes), relate l’ensemble des conférences, à partir d’octobre 1839 (voir le numéro du 29 octobre 1839). Dès juin 1838, la loge s’intéresse au fouriérisme, dont elle décide d’étudier le système philosophique. Le 11 octobre 1839, la loge décide « pour donner une marque de sympathie à la science sociale », de proposer au Grand Orient de modifier son titre distinctif en celui « des Élus de Sully et de Fourrier (sic), en conséquence un projet de planche à adresser au Grand Orient étant lu est adopté ». Le 23 octobre, Édouard est reçu apprenti, ce qui rend possible la délivrance d’un enseignement sociétaire en loge : le 26 octobre commence un cycle de huit conférences, auxquelles sont admis les phalanstériens brestois non-maçons selon le principe des « tenues blanches ouvertes », où l’orateur est franc-maçon et l’auditoire peut comprendre des profanes. Il est à noter que le silence de l’apprenti ne dure que trois jours pour Pompéry.

Si Pompéry ne fait qu’un passage dans la loge de Brest, il se retrouve à Paris à la loge La Clémente Amitié [20], fréquentée par un nombre important de républicains. Édouard est à peine affilié à la loge en février 1840 [21] qu’il propose un cycle de conférences sur le fouriérisme. Malgré son jeune âge maçonnique, l’orateur attire une foule de maçons de différentes loges. Une fois par mois, il dispose d’une heure pour dispenser un cours dont le premier est consacré à l’économie sociale. À la séance de mars 1840, assiste Gatti [22] qui se déclare fouriériste ; Gatti (Le Globe le nomme Gatti de Gamond) remercie les frères qui, sans être disciples de Fourier, ont défendu les principes de son maître, « qui tendent au bonheur de l’espèce humaine » . [23] Pompéry termine en juin ses cours, par un discours « sur l’ignorance et la nécessité de s’instruire pour instruire ensuite ses semblables » . [24] Des opposants au fouriérisme se manifestent cependant, estimant qu’une manœuvre d’intrusion est en cours ; ces tiraillements empêchent Pompéry de poursuivre son cours.

Cette même année, Pompéry publie la Théorie de l’association et de l’unité universelle de C. Fourier ; introduction religieuse et philosophique, qui va faire l’objet d’une rude polémique avec les rédacteurs de La Phalange. La polémique porte sur la notion de libre-arbitre et la capacité de chacun d’agir ou de ne pas agir sur le cours des choses. Pour Pompéry, qui adresse de Brest un courrier répondant à la critique faite par La Phalange de son ouvrage, « la liberté consiste à agir conformément à la nature de son être ». [25] La Phalange lui reproche d’empêcher toute évolution et toute transformation sociale en liant la destiné de l’Homme à un plan écrit d’avance : « nous protestons au nom de tous les principes de la Théorie universelle de Fourier, au nom de la Justice distributive notamment, contre l’idée d’une fatalité inéluctable qui pèserait sur l’homme et qui rendrait insignifiants par rapport à sa destinée tous les efforts auxquels il se livre dans le but de l’améliorer », [26] accusant Pompéry de promouvoir une fausse doctrine, sous couvert de la théorie sociétaire. Le journal conclut son article sur une ouverture : « Implacable adversaire de l’erreur, le vrai Phalanstérien ne cesse pas d’être bienveillant pour les individus et prêt toujours à leur tendre une main fraternelle ».

L’entrée dans le cercle phalanstérien est donc difficile : Pompéry est perçu au départ comme un original, un aristocrate. En janvier 1842, Édouard peut signer un article dans La Phalange . [27] Mais son premier grand article est livré un mois plus tard sur le droit au travail, en première page : « Le fait social le plus grave, le plus caractéristique de notre époque, ce n’est pas la concentration des capitaux dans un petit nombre de mains, et par suite l’injuste répartition des produits, mais bien l’impossibilité où se trouve le gouvernement d’assurer à tous le Droit au Travail ». [28]

Pompéry collabore à l’équipe de La Phalange, jusqu’à la transformation de juillet 1843 – au journal succèdent La Démocratie pacifique et une revue. Désormais, Édouard de Pompéry est l’une des figures du mouvement fouriériste. Il participe à la création de La Démocratie pacifique à l’été 1843. L’année suivante, il entreprend un voyage en Suisse et en Piémont, dont les Notes d’un voyageur sont reproduites en feuilleton par le journal en mars et avril 1844. Puis il espace ses articles ; en 1845, il est tout à son projet de journal, L’Humanité, qui n’aboutira pas. C’est un homme de convictions profondes ; il a trouvé en Charles Fourier son maître incontesté, dont il est la vie entière un zélateur fidèle.

L’engagement politique

En février 1848, la chute de la monarchie constitutionnelle ouvre une période d’élections. Le scrutin pour la désignation de l’Assemblée constituante est départemental et Édouard de Pompéry est soutenu par l’École sociétaire . [29] Lors d’un scrutin éparpillé entre de multiples candidats il recueille 10 871 voix dans le département, c’est à dire dix fois moins que le premier candidat, le maire de Morlaix. Il doit essentiellement ce score honorable au réseau de son frère Théophile. Édouard a surévalué sa notoriété auprès des électeurs finistériens : il se présente devant les électeurs comme publiciste ayant depuis quinze ans publié un nombre important d’ouvrages et de travaux qui l’ont préparé « à s’associer au labeur solennel et souverain que la France vient de s’imposer » . [30] Il professe ses sentiments républicains de façon nette, voire abrupte, pour un électorat qui pour la première fois va voter en grand nombre, et qui du nouveau régime ne connaît pas grand-chose. « La France, éveillée en sursaut, d’un calme menteur, regarde éblouie ces lettres magiques : République française. Ce qui était impossible hier est vrai aujourd’hui », affirme-t-il dans L’Impartial du Finistère, au mois de mars. Malgré son échec Pompéry ne songe pas à changer de département pour les élections suivantes ; il se présente toujours dans le Finistère et n’est jamais élu, contrairement à son frère qui adopte un profil plus lisse, bien que nettement républicain.

Juin 1848, le soulèvement des quartiers ouvriers parisiens et la répression qui s’ensuit, sont une véritable blessure pour Pompéry. Il l’évoque dans La Question sociale dans les réunions publiques. Revendication du prolétaire (1869). Juin 1848 a été pour lui un horrible malentendu :

Une situation fausse, des souffrances et des misères réelles constituaient le fonds de ce mouvement ; ce fonds fut perfidement exploité par les intrigues des partis et les menées des ambitieux. Que pouvait-il sortir de cette confusion où des hommes tels que le colonel Guinard et mon ami de Flotte [31] se trouvaient dans des rangs opposés et auraient pu, sans se démentir, changer de rôle par le hasard des circonstances, où les plus honnêtes et les plus dévoués se sentaient hésitants et le cœur coupé en deux ? De cette lutte ténébreuse il ne pouvait sortir qu’un abîme de sang, de ruines, de malheurs de tout genre, pour créer des obstacles au progrès social . [32]

Après Juin 1848, l’extrême-gauche républicaine relève la tête. La stratégie à suivre divise les fouriéristes, et si l’aile majoritaire préfère soutenir le radical Ledru-Rollin aux élections présidentielles de décembre 1848, un groupe fait le choix de promouvoir la campagne de Raspail, devenu le candidat désigné des gauches révolutionnaires aux élections présidentielles. Victor Hennequin, journaliste à La Démocratie pacifique, et Édouard de Pompéry préparent l’un des outils de la campagne de Raspail, l’Almanach démocratique et social. Pompéry y écrit un article, « Il faut être socialiste ». L’almanach joue l’unité, vantant tous les courants socialistes, des fouriéristes aux proudhoniens, que pourtant Pompéry n’apprécie guère. Mais l’union fait la force.

C’est une union de circonstance ; chacun garde ses idées et tous mettent de côté leurs divergences profondes, le temps d’une campagne. « Les socialistes se sont rapprochés pour former une armée ; mais ils se sont rapprochés sans confusion, conservant sous la bannière de l’unité la distinction des écoles. Chacun a gardé son opinion sur des points controversés ; mais on s’est efforcé, par une discussion bienveillante, d’augmenter le nombre des propositions acceptées par le socialisme entier » indique Victor Hennequin . [33]

Louis-Napoléon Bonaparte l’emporte largement ; Raspail voit son électorat s’effondrer. Le chef de file des fouriéristes, Victor Considerant, a alors l’intelligence politique de rassembler tout de suite les branches éparses du socialisme. Considerant regroupe également son propre camp. Il redonne à Hennequin et à Pompéry toute leur place. Pompéry poursuit son action de propagandiste, en organisant des conférences en province. Ainsi en janvier 1849 est-il à Nantes pour animer une réunion sur la doctrine phalanstérienne. Pompéry est candidat démocrate-socialiste en Finistère à l’Assemblée législative qui doit être désignée en mai 1849, mais il a contre lui la mauvaise publicité que certains font à la cause. La seule grande réunion préparatoire qui se tient à Brest le 29 avril 1849, finit dans la confusion et les cris : les divisions sont plus fortes que l’union. Les candidats démocrates-socialistes finistériens sont balayés aux élections de mai.

Un socialisme anti-autoritaire

En mai 1849, Pompéry précise ses positions : il exprime une divergence forte avec le mouvement communiste, dont il rejette la doctrine fondée sur la propriété collective des moyens de production et l’utilisation de la violence révolutionnaire. Au contraire, il prône l’association. Le premier dont il condamne les théories est Proudhon ; Pompéry se range nettement dans le camp de Considerant, au moment où une violente polémique déclenchée par Proudhon, oppose les deux chefs et leurs journaux respectifs en février 1849. Il oppose au « socialisme négatif » de Proudhon, un « socialisme positif » fondé sur la théorie de Fourier, qui trouverait ses racines dans la liberté que chacun acquiert dans l’association :

Les peuples devraient vivre sous un niveau rigoureusement égalitaire. Les perspectives ouvertes sur l’avenir par une semblable théorie n’ont rien qui puisse séduire, enthousiasmer. On n’y entrevoit nullement la possibilité du bonheur dont notre âme est avide. Une sombre et stricte justice y serait la seule satisfaction permise. Chacun sent toujours planer sur sa tête la nécessité d’une contrainte individuelle ou sociale, pour obliger l’homme à acquitter la dette du travail auquel il répugne ; pour le forcer à se contenter d’une répartition insuffisante a ses besoins. […] Logiquement, ce socialisme négatif implique encore une guerre latente au sein de l’humanité, puisque tous les hommes ne peuvent être (selon eux) intégralement et fraternellement associés dans leurs goûts, facultés, passions et caractères. [34]

De même que les communes se composent de familles, les nations se forment elles-mêmes d’une certaine quantité de communes, fédérées sous un gouvernement central.
La commune étant l’élément alvéolaire ou le rudiment de l’État, il importe de s’occuper d’abord de l’organisation de la commune :

Le domaine communal est cultivé avec science, avec ensemble, avec les capitaux nécessaires. Chaque travailleur est employé selon ses aptitudes, chaque terrain ne produit que ce qu’il est propre à produire. Plus de morcellement territorial, plus de fossés, plus de procès, plus de temps perdu, plus de terrain inutile. Les denrées sont récoltées, emmagasinées, conservées, vendues avec tous les avantages du riche, qui agit, spécule sur une grande échelle. Les travaux domestiques s’exécutent avec ensemble. Cuisine, lingerie, blanchisserie, boulangerie, frottage, soins des appartements, etc., tout cela est transformé en fonctions publiques ; et le fardeau qui accable les ménagères disparaît en permettant de réaliser d’énormes économies. Au reste, on connaît les avantages des réunions nombreuses dirigées par un même esprit, sous une même discipline. […]
Dans ce vaste édifice, toutes les recherches de luxe aujourd’hui deviennent des économies faciles à réaliser, faciles à comprendre. Je dis économies, car l’économie bien entendue est toujours d’accord avec le plus grand bien des associés. […]
Si chaque famille trouve à se loger à sa guise, dans un appartement plus ou moins vaste, tous les habitants ont droit indistinctement aux crèches, asiles, ouvroirs, ateliers, écoles, bains, salons de lecture, de spectacle, etc. Une rue-galerie couverte, chauffée, ventilée, facilite et assure les communications. De tout cela résulte une meilleure santé, ce qui est une grande économie, une moindre mortalité, une diminution considérable dans les accidents, un accord, une fusion des âmes et des caractères, source des plus nobles et des plus douces jouissances ; en un mot, une vie sociale facile, large, grandiose et digne de l’homme . [35]

Les idées philosophiques de Pompéry

Deux idées dominent sa réflexion : l’unicité du monde et de sa destinée (elle est d’abord l’unité sociale du genre humain, l’association intégrale de tous ses membres, impliquant la convergence de tous les peuples, de tous les hommes, dans une « religieuse unité, une magnifique harmonie ») [36] ; le travail (de son organisation dépend l’amélioration du sort des hommes, une organisation conforme à la nature humaine, qui ne le contraigne pas).
Le travail est le seul bien que l’homme possède en pleine propriété et qui soit justifiable. Ce travail ne peut s’effectuer qu’au sein d’un groupe qui devient une libre association. Pompéry définit le concept de travail-fonction , [37] un travail accepté par l’homme, correspondant à sa nature, n’exigeant de sa part aucune mutilation de ses instincts et de ses sentiments et s’exerçant au sein d’un « comptoir communal » ou d’un phalanstère. La recherche de l’unité universelle est « l’étoile polaire, guide lointain qui brille dans l’azur des cieux. Fourier seul a posé les lois, mais il s’est principalement occupé du point de vue social ; le circuit pour arriver jusqu’à la lumière est quelquefois long et pénible. Puissé-je avoir abrégé la route » . [38]

Dans les ouvrages ultérieurs, le corpus philosophique évolue peu. Pompéry est déiste, il le répète dans ses ouvrages (Despotisme ou socialisme s’ouvre sur une citation de l’Évangile), il compose même un credo à la fin de sa Théorie de l’association, surtout à l’usage de ceux qui pourraient voir en lui un hérétique. Un credo en un Dieu très bon, qui a créé l’Homme, débarrassé du péché originel. Obéir à sa nature c’est être libre, affirme-t-il. Dieu est une cause, un principe, une aspiration. En 1869, il se dit panthéiste, et écrit un article polémique « L’individu et l’espèce », où il formule l’idée d’une dualité de l’homme, à la fois individu et partie de l’espèce, avec laquelle il est indissociablement uni ; « de l’un à l’autre, la vibration est constante et caractéristique de l’existence. » [39] À la fin de sa vie, il confie à son neveu que sans doute, le fait pour l’homme de porter en lui l’idée du bien et du progrès, correspond à quelque chose qui le dépasse. Il s’affirme alors libre penseur et déiste.

Despotisme ou socialisme, publié par la Librairie phalanstérienne en 1849, précise sa vision théologique et sociale. Tous les dogmes religieux, tous les systèmes philosophiques peuvent selon lui se réduire à deux : le principe de la vie est bon et mauvais à la fois. Le mal est éternel ; le principe de la vie est bon, le mal n’a pas d’existence absolue. Le premier principe s’est incarné dans le dogme catholique, et son corollaire, l’idée de la compression du mal ; le second principe est celui du dogme de l’expansion et de l’harmonie :

Puisque Dieu est très bon et tout-puissant, puisque l’homme, sa créature, est bon et sociable, il s’ensuit que rien n’est plus conforme à la volonté de Dieu et à la destinée humaine que la réalisation d’une société de paix, de fraternité et d’harmonie. Loin d’être ennemis, les hommes sont frères, loin d’avoir des intérêts contraires, leur intérêt est commun. […]. L’individu s’harmonise avec lui-même comme les individus s’accordent dans la société. Ici donc il n’y a plus place pour le mal, pour le démérite individuel ; plus de prisons, plus de contrainte d’aucune sorte, plus de terreurs de l’enfer, plus de crainte de Dieu […].

L’influence du socialiste Pierre Leroux est également forte, et c’est un point qu’il partage avec George Sand, qu’il adule. Dans la dernière partie de sa vie, deux hommes joueront un rôle déterminant, Émile Littré, le beau-frère de Pellarin, et surtout Benoît Malon, le chef socialiste. Dans La morale naturelle et la religion de l’humanité (1891), Pompéry cite Socrate : « Chaque cité a son dieu, qui met les habitants en guerre ; moi, j’adore celui de l’Univers, qui fait vivre tous les hommes en paix ». L’idée du principe créateur, et de l’aspiration de l’homme pour le Vrai, le Beau, le Juste, l’ont accompagné sa vie durant, mais dès la fin des années 1830, il voit dans les religions, et particulièrement la religion catholique, une étape de la pensée humaine que l’on peut dépasser. Pompéry refuse de se soumettre à une religion qui lui ferait abdiquer toute liberté, et qui l’empêcherait de progresser ; il rejette également l’idée de l’athéisme, au nom d’un ordre existant dans l’Univers, conséquence d’un plan supérieur à l’Homme . [40] Pour lui, la croyance est une affaire privée, et Dieu échappe à notre conception.

La vision sociale de Pompéry

Pompéry se préoccupe peu de passer à l’expérimentation. Il laisse ses condisciples mener les expériences et reste discret sur l’économie phalanstérienne. Ce qui agace évidemment ses contradicteurs comme le journal L’Atelier en 1845 : « C’est vraiment merveille de voir comme la plupart des langues socialistes savent féconder la terre. En théorie. Quant à la pratique, il se peut que ceux qui les parlent ne sachent pas même comment on cultive un navet. » [41]

Ses thèses, y compris dans une brochure de 1882, [42] prennent appui sur l’exemple breton développé par ses frères et le rôle central que peut jouer l’agriculture dans le changement de société. Il rêve d’un Godin agriculteur pour faire aux communes rurales ce qui a été réalisé à Guise. Il reprend les idées, émises par son frère Théophile, sur les moyens d’éviter l’exode rural en modernisant la société rurale et en la mécanisant, afin de réduire le labeur des hommes. Il rencontre plusieurs fois Godin, créateur du Familistère. C’est selon lui « un cas de socialisme pratique » , [43] l’expérience d’un homme qui a mis en place la tentative la plus complète et le modèle le plus rationnel pour améliorer le sort de l’ouvrier et transformer ses conditions d’existence. Pompéry le considère comme un bienfaiteur de l’humanité. Pompéry estime qu’un vaste domaine agricole est le lieu où l’on pourra changer radicalement les relations humaines. En 1884, dans La Revue du mouvement social de Charles Limousin, un échange épistolaire sur le devenir de la doctrine phalanstérienne et la possibilité de créer une commune associant agriculture et industrie permet à Pompéry de persister : l’agriculture reste le moyen le plus propre à montrer l’efficacité de l’association, et d’expérimenter le travail-fonction. Pourtant il ne peut cacher l’ampleur d’un projet de coopérative agricole, projet jugé complexe, ce qui le conduit à poser une question essentielle : qu’a-t-il manqué à toutes les expériences menées par les fouriéristes ? La réponse qu’il formule est abrupte, mais très pertinente : « Ce n’est pas l’argent, ce sont les hommes ! ».

Vous n’avez pas tenu assez compte de l’importante capitale de l’agent, du metteur en œuvre, du créateur, de celui qui doit faire marcher la machine, quand je dis machine, je me sers d’un mot impropre, attendu qu’il s’agit ici d’organismes humains, bien autrement complexes et délicats que nos mécanismes ordinaires, et enfin, pour manier ces organismes et les harmoniser, faut-il plus qu’une main ; il faut encore, il y faut surtout une tête et un cœur. [44]

« Quintessences féminines »

Pompéry manifeste aux militantes féministes beaucoup de sympathie. Il est très tôt au contact de féministes dont il découvre les œuvres (George Sand et Flora Tristan) ou dont il partage le combat (Zoé Gatti de Gamond, qui participe au financement du phalanstère de Cîteaux, en 1841). En 1838, il publie dans la revue L’Artiste, un article sur la saya, costume traditionnel des femmes de Lima, où il célèbre la liberté féminine . [45] Il y cite Pérégrinations d’une paria, de Flora Tristan, qui apprécie beaucoup l’article de Pompéry. En 1843, il participe à la souscription du livre L’Union ouvrière, dernier ouvrage de Flora Tristan, et manifeste féministe. Flora Tristan y définit ce qu’est le combat féministe : « Jusqu’à présent la femme n’a compté pour rien dans les sociétés humaines. – Qu’en est-il résulté ? – Que le prêtre, le législateur, le philosophe, l’ont traitée en vraie paria. La femme (c’est la moitié de l’humanité) a été mise hors l’Église, hors la loi, hors la société. Pour elle, point de fonctions dans l’Église, point de représentation devant la loi, point de fonctions dans l’État ».
Le féminisme de Pompéry est souvent mis en avant. Son ouvrage, La femme dans l’humanité, qu’il écrit en 1864, porte en exergue la phrase, « La condition sociale de la femme marque le degré de civilisation d’un peuple », attribuée à Fourier. Il y présente plusieurs destinées féminines, et essaie de définir le rôle et la « valeur sociale » de la femme dans la société. En fait il reste très en retrait des écrits de Flora Tristan. Seule, la femme n’a pas d’existence ; sa nature différente la rend indissociable de l’homme, dont elle est « le plus énergique stimulant de son activité physique et morale. C’est pourquoi le degré de liberté laissé aux femmes par les mœurs et par les lois donne une mesure exacte de la civilisation d’un peuple » [46]. Le discours de Fourier est ici largement remanié par son disciple ; ce qui était revendication devient constat et ne porte pas en soi les germes d’une transformation radicale du statut de la femme. Pompéry précise ses positions dans une critique du livre du philosophe Stuart Mill, L’assujettissement des femmes : [47] l’égalité homme-femme n’est pas une égalité des facultés, par contre tous ceux qui font partie de l’humanité jouissent d’un droit égal au développement de leur être, qu’ils soient enfants ou adultes, femmes ou hommes, blancs ou noirs. Le droit pour chacun à l’expansion de son être et de ses facultés n’est pas l’égalité des facultés.

C’est pourquoi le mariage est oppressif et ses règles doivent être absolument réformées. En cela Pompéry revendique l’égalité civile complète des époux. Cependant, il a du mal à imaginer la femme hors de l’économie familiale et de l’éducation des enfants. Évidemment elle a le droit d’étudier tous les arts et les sciences, y compris les mathématiques pures ou appliquées ; peut-elle vivre cependant de ces métiers élevés ? Sur l’attribution des droits politiques, Pompéry pense que ce n’est pas ce qui presse le plus : la jouissance de l’égalité des droits civils serait une préparation suffisante à la conquête des droits politiques. « Avant de courir et de sauter, il faut savoir marcher », dit-il ; pour l’exercice régulier d’un droit politique, il faut une capacité suffisante. Pompéry reste fondamentalement attaché à la séparation sexuée des fonctions ; accouchement et allaitement pour les unes, protection et entretien pour les autres. Il est victime d’une science qui montre les différences biologiques et physiologiques et les met en avant, afin de démontrer les inégalités qui existeraient au sein de l’espèce humaine. Pompéry se refuse à pousser jusqu’au bout la logique qui fait reconnaître comme axiome « le droit de tout membre de l’espèce au complet développement de ses facultés » . [48] Dans Quintessences féminines (1893), il dresse un autel à l’idéal féminin ; il faut, affirme-t-il, embellir la femme, lui épargner les peines et les souffrances de la vie, Il faut que son goût délicat puisse être satisfait par les merveilles du luxe afin que cette moitié de l’espèce puisse toujours attirer l’autre, son complément. Pompéry reste donc plus un amoureux des belles dames qu’un soutien efficace du féminisme. [49]

Un homme généreux, à la recherche du bien et du bonheur

À l’instar de Garnier-Pagès dans son Histoire de la Révolution de 1848, ses contemporains lui reconnaissent ingéniosité et ardeur à défendre ses théories. Il se fait connaître dans les salons parisiens et dans les dîners de la bourgeoisie où il apporte un piment particulier. George Sand apprécie sa droiture bien qu’elle reconnaisse en privé qu’il parle trop. Ange Guépin le juge un peu trop exclusif dans ses idées mais original et méritant d’être lu . [50] C’est un causeur, non pas pour s’imposer mais pour convaincre ; c’est un homme dont l’appétit de vie reste intact, même dans sa vieillesse. Dans son dernier ouvrage, à la mémoire de son ami le socialiste Benoît Malon, Le dernier mot du socialisme rationnel (1894), il inscrit sur la page de couverture : « Vivre, c’est agir, c’est être actif, c’est faire usage de ses forces et de ses facultés. Plus cet exercice est complet, plus on vit et plus on est heureux. »

Ses auditoires restent limités et l’essentiel de son talent s’exprime dans les multiples articles qu’il produit pour plusieurs journaux, et qui représentent l’essentiel de ses revenus. Il entretient une correspondance importante. Il n’est pas un polémiste, mais il sait défendre ses points de vue et n’hésite pas alors à prendre la plume pour exposer sa théorie. Toute remarque de son œuvre produit immanquablement une réponse à l’interlocuteur, avec courtoisie et amabilité.

Un infatigable promoteur de l’idée socialiste

Pompéry est un homme optimiste dans l’avenir de l’humanité, ce qui l’amène à la fin de sa vie à soutenir les initiatives de Benoît Malon, représentant la tendance réformiste au sein du mouvement socialiste français. Les certitudes de sa philosophie l’enferment dans une répétition des idées de sa jeunesse et créent chez lui une certaine désillusion.

Il a connu deux périodes difficiles, l’Empire et les suites de la Commune de Paris. Dans les deux cas, certains de ses amis ont dû prendre la route de l’exil pour éviter la prison. Ce sont des époques où les idéaux socialistes sont mal vus et doivent donc être tus. La théorie fouriériste a rencontré des difficultés et les expériences successives se sont toutes soldées par des échecs. Pompéry, dont le militantisme a été ébranlé par les échecs de 1849, se replie alors sur le monde qu’il connaît, la littérature et les salons. Sa production littéraire sous le Second Empire reste limitée ; il s’essaie aux biographies. Il collabore cependant à plusieurs revues dont le caractère oppositionnel est net, même si le champ principal reste le domaine littéraire. Il travaille avec Maxime du Camp, ami de Flaubert et de Paul De Flotte, et Émile Littré. Son activité politique reprend avec la réorganisation de l’École sociétaire, à partir de 1864. La librairie est la première à être remise sur pied et prend le nom de Librairie des sciences sociales . [51] En 1866, Pompéry est l’un des premiers auteurs à être publié par la librairie. Il participe au banquet fouriériste du 7 avril 1866. En mars 1867 paraît le premier numéro de La Science sociale. L’essentiel de son apport se situe en 1868 et 1869, où son activité militante développe un dynamisme certain, avec la parution de nouveaux textes sur la doctrine fouriériste et sa présence dans des manifestations fouriéristes, tel le banquet de 1868.

Les années de crise

La guerre de 1870, puis la Commune, dispersent les militants. Les banquets qui fêtent l’anniversaire de la naissance de Fourier, reprennent en avril 1872, mais le nombre de convives diminue au fil des ans. En 1874, à Paris, 42 militants seulement sont au rendez-vous, dont Pellarin, l’organisateur, et Pompéry le président de séance. Il lui échoit la lecture des hommages aux militants décédés. L’infatigable Pompéry va persévérer et continuer à promouvoir son idéal, dans une société qui a beaucoup changé. Son engagement laïc le conduit aux côtés de Jean Macé, au sein du cercle parisien de la Ligue de l’enseignement, dont il va devenir l’un des secrétaires. Il connaît Macé depuis longtemps : ce dernier, a travaillé aux côtés de Considerant en 1849. Dans les années 1880, Édouard de Pompéry et le radical Arthur Dessoye [52] tous deux parfaits connaisseurs du département du Finistère, jouent un rôle de premier plan à la direction du conseil général de la fédération.

Edouard de Pompéry par Gill
Les Hommes d’aujourd’hui, printemps 1881 (collection particulière)

Proche de Benoît Malon, de trente ans son cadet, qui est revenu d’exil en 1880 , [53] Pompéry collabore à la Revue socialiste, qui veut s’ouvrir aux différents courants socialistes. Malon publie de nombreux ouvrages sur les fondements du socialisme réformiste, et son œuvre majeure, Le socialisme intégral, parue en 1890, fait entrer son ami Pompéry dans l’histoire du mouvement socialiste : Malon le citant parmi les précurseurs socialistes. Pompéry rend visite à Malon, très malade, en août 1893 ; il apprend sa mort début septembre, alors qu’il se trouve à Brest. Pompéry dédie à Benoît Malon son dernier écrit politique : Le dernier mot du socialisme rationnel, une série de trois articles. Le premier est consacré aux collectivistes révolutionnaires, guesdistes, blanquistes et marxistes :

Il y a toujours ceci de bon chez les collectivistes révolutionnaires : c’est qu’avec eux on sait parfaitement à quoi s’en tenir. Ils ne vous mâchent pas la châtaigne et ne vous baillent pas le lièvre par l’oreille. Ils vous disent crûment quels sont leurs moyens et quel est leur but . [54]

Une dernière fois, le polémiste trouve à plus de quatre-vingts ans le mot juste et la phrase cinglante, pour défendre l’idée républicaine et les mécanismes de solidarité mis en place par les ouvriers, et veut œuvrer à un « avenir possible ». Édouard de Pompéry décède en 1895. Il n’a pas pu réaliser son désir de faire le voyage en Bretagne comme chaque été et s’éteint dans son appartement parisien. Le 26 novembre 1895, ses obsèques civiles, suivi de l’incinération du corps, ont lieu au cimetière du Père-Lachaise.