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28-35
Le libre essor
Article mis en ligne le 31 juillet 2017

par Tundo, Laura

Ou, comment Fourier substitue à l’habituelle morale fondée sur la répression des désirs, une éthique de la profusion et du libre essor. Il s’agit de réévaluer le désir et les passions, de voir la positivité là où la Civilisation voit négatif. Cette transvaluation le pose en précurseur des pensées de Freud et de Marcuse et décrit ce qui constitue un des moments essentiels de sa pensée révolutionnaire.

Dans son élaboration, Fourier met tout d’abord au point certains des postulats qui constituent les fondements de sa théorie des passions : leur origine divine, leur bonté originelle et naturelle, leur rôle absolu dans le plan divin visant et le cosmos et l’homme. « Je veux prouver que toutes les passions sont bonnes comme Dieu les a créées, bonnes et utiles, si elles sont employées dans un ordre donné aux choses qui sera l’opposé du travail fractionné ». Le caractère péremptoire de cet exorde demeurera toujours présent dans les écrits et la pensée de Fourier (cf. Œuvres complètes, II, pp. 153-154 et X, pp. 304).

Fourier s’appuie sur une matrice de type rousseauiste, affirmant que « tout ce qui sort des mains du créateur est bon. » La force d’une telle affirmation résidait dans le renvoi du mal et de la corruption de la société humaine à un fait historique de dégénérescence culturelle que l’homme pouvait et devait corriger. La société humaine dans ce développement faussé et vicieux avait constellé d’erreurs son prétendu progrès. C’est ce postulat rousseauiste fondamental qui constitue la base de la critique radicale envers la Civilisation et la philosophie accusée d’être impuissante, vaine et inféodée aux intérêts idéologiques. Au discours critique sur la prétendue perfectibilité des sciences définies comme fausses, incertaines et trompeuses, vient en contrepoint celui, péremptoire et lourd de conséquences, sur la bonté originelle des passions.

La thèse de la naturalité et de la bonté des passions s’appuie sur une métaphysique qui prétend en dire le fondement. Les passions, étant issues de la nature, ne sauraient être que bonnes. La raison, en essayant de les corriger, de les sélectionner et de les réprimer, se condamne à sombrer dans un abîme de stupidité. Elle s’oppose au projet divin (les passions viennent de Dieu) et à celui de la philosophie dont la tâche est la recherche et l’étude du système social qui devra permettre leur développement et leur harmonisation en vue du bien-être de l’homme. Dès le départ, on voit bien que le cœur de cette théorie tiendra dans la démonstration de l’utilité et individuelle et sociale des passions.

Penser les passions comme force naturelle guidant les actions des hommes, sans s’arrêter aux apparentes contradictions, permet à Fourier d’énoncer le principe de leur libre essor. Un tel principe par sa grande force devient le pivot non seulement de la théorie des passions, mais aussi de tout le modèle social, à sortir ainsi de tout doute. C’est en ce sens qu’on verra Fourier argumenter de façon irréfutable la naturalité et la bonté des passions. Tant, croit-il, un support métaphysique est nécessaire, ce qui, nous le verrons ne le soutiendra que peu.

La première position d’ordre métaphysique s’impose sur le mode du défi : les passions ont été créées pour être satisfaites. En aucun cas on ne saurait imaginer que Dieu les ait données à l’homme de façon malveillante comme base à ses tourments. Œuvres de Dieu, attribuées à tous les vivants afin qu’ils les développent librement, ce ne serait qu’échec divin qu’une espèce s’oppose à ses propres passions. Dieu entrerait alors en contradiction avec sa création et donc avec lui-même. Par ailleurs, au nom de quoi Dieu aurait-il pourvu l’homme de passions si cela était pour n’en rien faire ? La faim et la misère entreraient alors dans le projet divin, et Dieu serait l’ennemi de l’homme. Il l’aurait pourvu du désir de richesse sans lui donner les moyens de l’atteindre. Or, si l’on admet que Dieu est justice et qu’un même esprit le lie à l’homme, on ne peut qu’admettre aussi que le projet divin incorpore les passions humaines dont le code et les mécanismes sont encore à découvrir. En quoi le postulat de l’originelle bonté des passions peut être combiné à l’idée d’un code unifiant la Création que l’homme se doit de déchiffrer s’il ne veut plus être en contradiction avec lui-même. De fait toute la Création est non seulement bonne, mais sa logique et son économie sont telles que ce n’est pas impunément qu’on lui en ôterait un élément. Ou encore, la nature est soumise aux lois de l’attraction dont ne nous sont connues, grâce à Newton, que les implications matérielles. Resteraient à découvrir les lois propres aux pendants spirituels, et donc éclairer quel axe divin, dans la nature, articule l’homme à ses passions. Inlassablement Fourier répétera que lui seul à su mettre au jour cette branche ignorée jusque là de l’attraction jusqu’aux lois absolues du mouvement universel et des destinées humaines.

La morale répressive comme « gendarmerie intellectuelle »

Une fois acquis que les passions sont bonnes puisqu’œuvres de Dieu, que d’autre part Dieu ne peut les avoir mises au cœur de l’homme sans aucun but, qu’au contraire elles sont un engrenage du mécanisme entier qui gouverne de façon unitaire l’homme et l’univers, et qu’il n’y a rien d’autre à faire que d’en découvrir le rôle dans ce mécanisme unitaire, découle un défi en termes métaphysiques, tant moraux que sociaux. Les principes d’ordre moral que l’on croit déduire logiquement du constat de l’infinie bonté de Dieu et de sa création, sont en fait un choix absolument humain.

Étant donné que les passions sont bonnes et qu’elles ont des finalités sociales précises et individualisées, aucune intervention répressive exercée au nom de l’État, de la morale ou de la religion, n’est légitime. La dégénérescence dont la société humaine fait montre, causée par le caractère répressif des institutions et l’oubli du code divin, peut être renvoyée aux intellectuels, aux philosophes, aux théologiens et à toute la communauté scientifique. La philosophie et la morale posent que l’homme est doté des passions par Dieu, pour ensuite transférer à ces « sciences » leur discrimination, leur sublimation, ou leur répression à l’aide des normes, des lois et des dogmes. S’il en était ainsi, Dieu aurait alors cantonné volontairement l’homme dans des conditions de vie en deçà de celles réservées à l’animal pour lequel l’exercice des passions et du plaisir qu’il procure n’est certainement pas vicieux. L’animal, en effet, jouit du premier degré élémentaire de « liberté simple », ou passion sans raison ; il jouit du « bonheur des animaux ». Pourquoi dès lors l’espèce humaine serait-elle privée du droit de suivre ses impulsions passionnelles ? Pourquoi la dose de raison que Dieu a donnée à l’homme ne serait-elle pas proportionnelle à la puissance de ses passions ? Tandis qu’elles exigent satisfaction, elles sont continuellement réprimées au nom de la raison que les philosophes proclament fondement de la liberté. Une liberté toute abstraite, sans signification réelle, dès lors qu’on ne lui reconnaît pas le droit de satisfaire aux pulsions mêmes de la nature.

Les passions, rappelle Fourier, ne sont pas nos ennemies, à la différence de l’ignorance et de la mainmise des philosophes incapables de promouvoir l’harmonie des passions. Alors si la raison et la morale des philosophes civilisés « oracles de la perfectibilité » n’aboutissent qu’à une honteuse débâcle sociale, il importe de changer radicalement d’attitude à l’égard des passions, d’abandonner la méthode répressive pour l’expression libre et absolue en vue d’une société fondée sur l’attraction, conduisant et à des rapports authentiquement vrais et à la richesse sociale. Il suffirait de regarder l’état actuel de la moralité publique pour voir combien les nonnes imposées par la « gendarmerie intellectuelle » sont de moins en moins respectées et ne trouvent écho que parmi les pauvres et les simples d’esprit. La morale avec ses principes n’a pas atteint son but, au contraire même s’imposent l’anarchie des mœurs et le triomphe de la « contre-morale », son opposé en quelque sorte. Domine ce qui défait les dits préjugés et recherche, dans des expériences hypocritement cachées, les plaisirs et les satisfactions que l’ordre moral interdit et auxquels cependant il ouvre possibilité en les reléguant dans l’immoralité. Ils sont cependant signes de ce que l’homme désire véritablement. Alors, s’interroge Fourier, si cela répond à ses exigences intimes, si cela lui rend quelque intérêt à l’existence et lui procure vie heureuse, quel est donc le sens d’une morale basée sur la contrainte ? Ses valeurs apparentes combinées à ses fonctions policières attendraient d’être remplacées. La satisfaction et le plaisir ne doivent plus être considérés comme le privilège exclusif des classes dominantes.

Il ne s’agit pas de voir en ces thèses de Fourier une volonté de scandale, ni bien sûr, comme cela a pu être dit dans une attaque superficielle et malveillante, une tentative d’élever au rang de principe les tendances intimes d’un vieux libidineux. Mais il s’agit bien d’établir les nouvelles bases de la conscience morale collective, de la coutume et des rapports individuels et sociaux. Une plus grande satisfaction passionnelle, de nouvelles et plus übres coutumes, de nouveaux liens sociaux ainsi qu’une nouvelle dimension offerte aux désirs, au plaisir à la sensualité et à l’érotisme, ne peuvent que passer par une conscience morale renouvelée et doivent échapper à la relégation dans un anarchisme ou une esthétique du sujet.

Changer de méthode, passer de la représentation au libre essor impose de renverser tout l’édifice moral dit « civilisé » assis sur la répression et la division rigide des passions, en bonnes et mauvaises, utiles ou nocives, acceptables ou inacceptables. La séquence mauvais-nocif-inacceptable-à réprimer ne peut constituer une règle générale valable pour tous. Si elle s’impose sans mal aux passions populaires, des gens simples et pauvres, il n’en est pas de même pour les riches, les « grands », les « gens en place » [1], ceux qui trouvent toujours justification et devant qui la rigueur répressive sait s’effacer.

L’éthique, qu’elle soit répressive ou sublimative, qu’elle soit celle du sacrifice, de la frugalité, du mépris des richesses, des bienheureuses simplicité et ignorance, est pour Fourier cible d’une radicale dénonciation. Elle ne travaille qu’à maintenir le pouvoir des classes dominantes et à lui fournir l’approbation consensuelle. Louer pauvreté et ignorance en leur donnant le plus haut sens moral, ne sert qu’à confirmer « le joug pesant » qui interdit tout pas vers l’élaboration d’une conscience autonome, et à plus forte raison vers l’établissement d’une pensée alternative. Il est évident pour Fourier que la répression ne saurait conduire qu’à un renforcement d’elle-même : « Quelle que soit la méthode utilisée pour réprimer les passions, elle ne sert qu’à abrutir et tourmenter la masse du plus grand nombre, pour favoriser les plus forts qui se moquent des lois ».

La répression des passions n’est en aucun cas le produit d’un hasard. L’État, la raison et la morale se combinent pour produire justification théorique, agissant par le biais des institutions de base, famille et école en tête. Dans la famille, en effet, sont consacrés droits et devoirs, imposées les places inférieures de la femme et des enfants, sont régulées sexualité, production, éducation et socialisation des enfants, afin de produire les modèles précis du comportement à maintenir et à transmettre. Ces derniers incorporés au titre de principe d’ordre et de loi, peuvent dès lors répéter, à l’infini, l’hégémonie politique et culturelle qui les a produits. A la même fin concourent encore l’école et l’ensemble du système éducatif dit civilisé, ainsi que toutes les autres institutions sociales en imposant au comportement le caractère d’un automatisme déterminé sur la base d’une norme imposée. Plus subtile, l’intervention continue et capillaire qui, bien qu’indirecte, favorise la formation de normes de comportement auxquelles l’individu est « formellement » libre de se soumettre et conformer. Pour celui qui voudrait s’orienter en se basant sur la liberté et le jugement autonome, le prix à payer est énorme, marginalisation, anormalité, voire folie. Ce dont Fourier prend conscience bien avant d’en expérimenter sur son propre corps la vérité.
On peut dès lors dire que Fourier appartient à la tradition de pensée qui a renversé la recherche axiologique pour y substituer celle des droits. Cette tradition issue de la Magna carta, développée dans le processus d’émancipation de la société anglaise, on la retrouve par la suite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et dans la Révolution française. Certes Fourier reproche-t-il à cette dernière d’être demeurée un mouvement exclusivement politique, incapable de transposer ses principes sur le terrain concret de la société. En quoi l’on peut dire que Fourier garde une vigilance polémique vis- à-vis de l’éthique du devoir et applique toute son attention à la revalorisation des droits naturels dont pouvait jouir l’individu dans l’État primitif, dans la société édénique, et dont il fut spolié sans « indemnité ». Cette recherche de type illuministe sur les droits conjuguée avec le droit naturel, combinée aux témoignages ethnologiques et anthropologiques sur les sociétés primitives, confirme Fourier dans sa thèse que tous ces « caprices philosophiques » que l’on nomme devoir n’ont rien à voir avec la nature. Les devoirs, dit-il, viennent des hommes, l’attraction de Dieu. La morale du devoir, en imposant que nous fassions ce qui ne nous plaît pas et non pas ce qui nous plaît, amène l’homme à un état de guerre avec ses propres instincts, désirs et passions, ou encore, toujours selon les termes de Fourier, met l’homme en état de conflit avec lui-même et avec Dieu auteur des passions et des instincts [2].
C’est ainsi que Fourier prolonge la dissension, ouverte dès le XVIIIe siècle, entre la religion et la science qui est sensée la dire : la théologie ou science asservie aux raisons de l’idéologie. Son intention n’est pas celle du matérialisme du XVIIIe qui vise à séparer éthique et religion dans une morale matérialiste ou athée, mais plutôt de tenter une identification entre le plan divin et les lois naturelles dans une religiosité inscrite en une matrice chrétienne mais opposée à la tradition ecclésiastique. Dans la mesure où la théologie se donne pour but de transformer les privations et les servitudes en plaisir en déclarant que les vrais chrétiens doivent être leurs propres tortionnaires, tentant ainsi de justifier en théorie une impossible éthique du devoir, une morale ascétique, la dépréciation du corps et des besoins naturels, elle oublie qu’un tel projet ne saurait être celui de Dieu. Le destin de l’homme ne peut tenir dans la soumission douloureuse et pénible au devoir. Ses instincts proclament l’inverse, ils réclament une liberté positive et non pas négative ; l’homme veut satisfaction et non pas privation. La théologie s’oppose non seulement aux plan et dessein divins, mais aussi à l’ensemble des lois qui, sous le nom d’attraction, gouvernent la nature. Imposer une éthique rigide du devoir, de l’obligation morale, ne peut que s’asseoir sur la répression dans la mesure où elle est inconciliable avec la présence même des passions et où elle prétend plaire à Dieu en se substituant à lui et en en pervertissant la Création.
Fourier n’en établit pas moins les fondements d’une nouvelle éthique, définie par le renversement du rapport morale-devoir-répression par cet autre autre : morale-plaisir-libre essor. Les prémisses de cette refondation passent par la reconnaissance de la relativité de ces morales, qu’à travers les siècles les philosophes ont dit universelles. Elles dépendent des conventions et des mœurs sociales, des modèles éducatifs et de la culture des peuples, ce que confirment les avancées des sciences géographiques et ethnologiques qui montrent combien les valeurs morales varient selon les peuples. Mais point besoin d’aller bien loin, le monde occidental lui-même montre, par exemple, comment après la Réforme on voit s’installer des formes de moralité contradictoires. Les normes sociales, dit Fourier, sont des conventions qui varient selon les siècles et les contrées, jusqu’à se contredire entre elles. Si elles prennent des formes historiquement différentes, cela ne vient que de la diversité des mécanismes de répression auxquels l’individu se trouve confronté dans toute organisation sociale (« Un Turc est vertueux avec quatre épouses et cent concubines » remarque Fourier, qui note encore combien les orgies de Delphes étaient actes religieux, comment les grands personnages de l’antiquité pouvaient être pédérastes, et que la prostitution est encore une vertu pour certains peuples du Nord). La norme éthique, elle-même toute vouée au devoir, est modulée suivant les oscillations historiques et les changement d’humeur de ses théoriciens : ainsi en 1794 le devoir commandait-il à un fils de dénoncer son propre père s’il n’était pas jacobin.
Chez Fourier nous ne trouverons pas de considérations sur le processus de formation du principe éthique et sur son universalité. D’après lui, toute validation par l’universalité s’échoue sur la simple référence à la variation historico-temporelle de la norme. Il n’aborde pas l’hypothèse d’une norme en construction dans le même temps que l’humanité, à travers l’histoire et à partir d’une condition initiale qui la contiendrait en puissance. Où la culture et l’élaboration des valeurs éthiques dussent être considérées comme un processus d’humanisation du genre humain à partir du groupe, d’un peuple, de l’ensemble des peuples, à travers des hauts et des bas par le moyen même de l’erreur. Où encore, quand la conscience éthique s’éclaire, nous aurions la preuve de la norme et de ses acquisitions. Ne pas tuer, ne pas faire d’autrui un esclave, considérer chacun comme son égal sont autant de normes éthiques que l’on pourrait considérer comme définitivement acquises. A travers eux serait reconnu et intériorisé le principe absolu vers une norme universelle.
Fourier part au contraire de la relativité et des contradictions de la morale, si présente dans la conscience européenne, pour imposer la nécessité d’un nouveau principe sur lequel asseoir une éthique universelle. Le seul moyen, dit-il, pour atteindre une stabilité et une universalité de la morale est de se rapporter aux passions qui ne varient ni dans l’espace, ni dans le temps. Seule alors la nature, et dans la nature les passions, peuvent-elles offrir un tel principe universel sur lequel peut s’établir une éthique qui en prendrait la qualité d’universelle.
Ce qui signifie que l’on peut, dans une vision des plus optimistes, fonder une morale sur la pleine et libre satisfaction des passions, des pulsions, des désirs, à partir de l’homme naturel. Les instincts guerriers de lutte et de prévarication, la haine, « les horreurs et les iniquités », certes issus des passions, ne le sont cependant qu’après avoir dévié dans leur progression. On ne peut étouffer la nature, les passions ici réprimées rejaillissent ailleurs. Tenter violence contre elles ne saurait les éliminer, tout au plus cela inverse- t-il leur direction en les faussant et en provoquant un développement « subversif », qui certes donne raison à ceux qui notent leur nocivité en civilisation. Mais si elles avaient été laissées libres de s’exprimer et d’atteindre les objectifs pour quoi elles ont été créées, alors leur développement aurait été harmonieux. Cet « essor subversif », cette « contre-marche », cette tentative de « corriger l’œuvre de Dieu » sont causes des « horreurs et iniquités », des traces de vice attachées aux passions cependant originairement bonnes.
Se développant dans un système incohérent pour lequel elles ne sont pas faites, elles s’assument subversives et donc nocives et dangereuses. C’est pour parer à ce danger qu’il fut décidé de les réprimer et donc de préserver le faux ordre du système civilisé.
La nouvelle morale basée sur le principe du libre essor doit être prolongée par un nouveau système social. Celui-ci, régime sociétaire associatif, en en assurant le libre et plein essor, tirera avantage de toutes les passions. Elles se développeront naturellement suivant leur direction propre, suivant l’emploi utile pour lequel Dieu les a prédisposées. On pourra alors vérifier combien elles sont bonnes et judicieusement distribuées, combien elles tendent à la concorde, à l’unité sociale, à l’harmonie. Le libre essor des passions fondamentales — mais aussi des mineures — , leur satisfaction et leur raffinement progressif, sera le « trait d’union » entre la refondation de la morale et celle de la société. La force corrosive d’un tel principe est propre à briser l’ordre social fondé sur l’équation civilisation-répression, comme l’ont bien montré plus tard Freud et Marcuse. L’intuition fouriérienne contenue dans un tel principe est révolutionnaire. Elle pose un ordre social basé sur la liberté des passions, sur le désir élevé à la norme ; une tolérance absolue où il « est interdit d’interdire », qui absorbe et dissout la transgression.
Cette réappropriation de la liberté, de la spontanéité, de la capacité de se donner ses propres règles d’action sur la base des désirs, découle de l’idée suprême d’une unité sociale et de l’harmonie des passions qui la rend possible. Il n’est pas besoin de structures coercitives ou d’imposition pour que l’individu accède aux idées-guides, normes de l’unité et de l’harmonie seules recevables comme normes éthiques. Cette donnée est rarement énoncée même dans les projets utopiques les plus élaborés. C’est un principe qui tire sa grande force de sa capacité intente à s’adapter à une norme universelle. Il constitue une révolution permanente des mœurs [3].

(Texte traduit de l’italien par Andréa Cagno et Louis Ucciani)