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Louise et Alix Milliet. Portrait de « deux colones engagées »
Article mis en ligne le 10 février 2013
dernière modification le 18 mars 2013

par Duizabo, Danielle

Louise et Alix Milliet, dont l’une est la mère de l’autre, ont joué un rôle politique mineur, mais elles ont contribué à la création de la Colonie dans ses premiers balbutiements et ont participé à la transmission des valeurs fouriéristes [1].

Arbre généalogique de la famille Milliet

Née en 1822 dans une famille aisée du Mans, Louise de Tucé est « enlevée » à l’âge de 17 ans par Félix Milliet, un officier de cavalerie orphelin et sans titre de noblesse, qui ne tarde pas à démissionner de l’armée pour se consacrer uniquement à sa famille et à la poésie.
De leur union naissent 5 enfants : Fernand en 1840, Alix en 1842, Paul (le biographe de la famille) en 1844, Jeanne en 1848 (elle meurt en bas âge pendant leur exil), et enfin Louise (junior pour les Américains) en 1854, mon arrière grand-mère et la seule de la lignée à avoir eu des descendants.
Revenons aux premiers temps du mariage de Louise et Félix : ils vivent au Mans et sont entourés de nombreux amis, dont plusieurs sont francs-maçons comme lui. On trouve parmi eux la directrice de la salle d’asile, précurseur de l’école maternelle, Marie Carpantier, Monsieur Chassevant, professeur de mathématiques (futur colon), qui leur communique « son admiration enthousiaste pour les doctrines fouriéristes », le Docteur Charles Barbier, qui sera le médecin et l’ami de Victor Hugo, ou encore Édouard de la Boussinière, cofondateur du Bonhomme manceau, journal démocratique et populaire. Au Mans, Félix Milliet est l’orateur de la loge des Arts et du Commerce. Il est aussi poète, écrit des chansons à la manière de Béranger dans lesquelles il exprime « la haine de la tyrannie, la pitié pour ceux qui souffrent, l’aspiration vers une organisation plus équitable de la société, la foi dans un avenir de paix et d’harmonie mondiale ». Il voit dans le phalanstère « le remède qui [va] régénérer le monde ».
En 1851, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte (futur Napoléon III) entraîne une répression qui frappe durement les républicains sarthois : 250 personnes sont arrêtées. Félix Milliet et sa famille se réfugient en Suisse, laissant leur petite Jeanne en France. Les francs-maçons de Genève font à Félix un fraternel accueil. Il continue à publier ses chansons et ses poèmes vengeurs qui connaissent un grand succès. Il est alors considéré comme un dangereux conspirateur, et il doit s’exiler en Angleterre tandis que sa famille trouve refuge à Samoëns, qui à l’époque appartient au Royaume de Piémont (la Savoie ne sera rattachée à la France qu’en 1860). Il l’y rejoindra.
Supportant de plus en plus mal leur exil et la politique de Napoléon III, Félix et Louise envisagent (au grand dam de la belle-mère, inquiète pour la dot de sa fille) de partir pour le Texas rejoindre leur « excellent » ami Victor Considérant afin d’y diriger un élevage de chevaux. Le projet n’aboutit pas, mais fait rêver Fernand qui écrit un texte imaginant ce qu’aurait pu être sa vie dans ce phalanstère.
L’amnistie générale décrétée en 1859, permet aux Milliet de revenir s’installer à Paris l’année suivante. Cela leur donne l’occasion de faire de nombreux séjours à la Colonie, où ils retrouvent leur amie Marie Pape Carpantier. Dans ce « véritable paradis » (la « Céleste Colonie » comme l’appellait Paul), Louise devient alors la directrice du Ménage Sociétaire. Pendant cette décennie, c’est l’âge d’or de la Colonie. De nombreuses améliorations sont réalisées, telles la construction de trois pavillons, la création de la pièce d’eau et des réservoirs, la réalisation d’un potager d’un demi-hectare, la construction d’un kiosque artistique par Félix, la création de la parcelle appelée « le Texas » et celle du jeu de boules, la plantation d’un verger ou encore l’organisation d’une école dans le hangar pour les enfants de Poulampont pendant plusieurs étés à l’initiative de Louise Milliet. On envisage « la création d’une nouvelle maison tous les deux ans pour faire une succession d’habitations séparées par des jardins et reliées entre elles par des vérandas rustiques ».
Hélas, la guerre de 1870 met fin à ces beaux projets…
Peu après la fin du conflit, Paul rejoint les rangs des communards ; Louise et ses filles Alix et Louise restent à Paris, tandis que Félix ne quitte pas la Colonie où il passera ses dernières années.
Louise Milliet fait partie du comité d’exécution désigné à l’issue du congrès phalanstérien d’avril 1872. Ce comité comprend deux femmes (Valérie de Boureulle et elle) et onze hommes, dont Bonnemère, Bourdon, Couturier et Moigneu. Il a pour mission de mettre en œuvre les décisions du congrès, c’est-à-dire la création d’une nouvelle société (projet qui avorte) et la publication d’un périodique (le Bulletin du mouvement social). Il semble n’être actif que durant quelques mois. Louise Milliet participe aussi à des banquets phalanstériens, notamment en 1875, avec Mme de Boureulle ainsi que Considerant, Bonnemère, Pompéry, Nus, etc.
Elle meurt en 1893. À son enterrement, Gustave Chatenet lit cet éloge écrit par Eugène Nus :

Au nom de la Colonie qu’elle a aimée avec tout son cœur et toute son intelligence pour le germe de progrès qu’elle y voyait dans l’avenir, les membres de ce ménage sociétaire auquel elle fut si utile et où elle laisse un si grand vide, envoient à celle qu’ils viennent de perdre l’hommage de leurs profonds regrets et de leur ineffaçable souvenir ».
Alix Milliet


Alix est la deuxième fille de Félix et Louise Milliet. Elle est née en 1842, exactement 100 ans avant moi ! Après le 2 décembre 1851, elle suit ses parents en exil à Genève en Suisse, où on lui présente Henri Payen, fils d’un bijoutier parisien. Elle l’épouse en 1860 à 18 ans, et se retrouve seule à Paris, loin de sa famille. Henri Payen, d’abord associé à son père, désire s’établir à son compte pour avoir plus de liberté. Bien jeune encore, il ne possède pas les qualités nécessaires pour être le chef d’une importante fabrique. Excellent ouvrier, il n’est pas un administrateur : la dot d’Alix est engloutie. Cependant Alix et Henri s’aiment, et en 1871 quand Henri part se battre aux côtés des communards, Alix décide de le suivre et devient ambulancière afin de pouvoir l’accompagner jusque sous le feu de l’ennemi. Elle tient son journal pendant les combats. Elle y raconte sa vie à Issy, partageant les tombeaux des cimetières comme logement sous une pluie incessante, avec des fusillades continuelles. « On écrase le café sur le marbre des tombeaux, le lard est entreposé sur le tombeau de la famille Juillet. Toutes les tombes sont endommagées et leurs débris servent à renforcer la barricade de la route. On cueille du pissenlit et l’on s’en régale sans se soucier de l’engrais qui l’a produit… Il y a des canons derrière le cimetière et les obus nous passent sur la tête comme de gros globes de feu et on en reste assourdi surtout lorsque c’est une grosse pièce que l’on appelle le Père Duchesne ».
Après Issy, on retrouve Alix au fort de Vanves, au couvent des Oiseaux, à Neuilly et dans les tranchées remplies de terre glaise, à patauger dans de vrais marécages et courir en zig-zag en relevant ses jupes pour chercher les blessés…

Laisser-passer pour Alix Milliet, 19 avril 1871
Archives Colonie de Condé

Le journal d’Alix se termine le 29 mai 1871 par cette phrase : « Chère Mère, reviens vite. Henri se meurt. C’est horrible ».
Henri Payen est donc mort le 30 mai 1871 du tétanos contracté à la suite d’une blessure à la cuisse. Le lendemain de son enterrement, Louise part pour la Colonie avec ses trois enfants, Paul, Alix et Louise junior, comme en témoigne un laissez-passer daté du 31 mai 1871.
En 1873, Alix étant désormais sans fortune, on forme pour elle des projets de mariage avec le journaliste Édouard Lockroy. Mais celui-ci, condamné pour un article paru dans le journal Le Rappel, se retrouve en prison, et le projet de mariage tombe à l’eau. Édouard Lockroy deviendra par la suite ministre du Commerce et de l’Industrie, ce qui lui permettra de soutenir activement l’édification contestée de la Tour Eiffel. En 1877, il épousera la veuve de Charles Hugo.
Alix qui épouse en secondes noces en 1880 Gustave Poisson, devient veuve assez rapidement. Elle prend en partie en charge l’éducation de sa nièce Sabine, née en 1881, ma grand-mère pour qui elle avait une profonde affection. Elle tient un journal pendant deux ans de 1886 à 1888 avec de nombreuses anecdotes sur sa nièce, mais également sur la vie de la Colonie à cette époque. Elle raconte dans un style très vivant les nombreuses soirées de spiritisme, les élections, les mesquineries, les disputes entre les colons. Son père vivait à ce moment-là toute l’année à la Colonie, et elle venait le voir très fréquemment. Les trajets pour venir font l’objet de nombreux détails amusants, mais finalement n’apparaissent pas si compliqués : il lui arrivait de venir y passer une journée.
Ma grand-mère Sabine s’est mariée avec Maurice Caullery en 1900 : au début de leur mariage, ils ont vécu à Marseille, et je possède la correspondance hebdomadaire entre elles deux jusqu’au décès brutal d’Alix en décembre 1903.
Ces deux modestes « colones engagées » souvent malgré elles ont connu des exils, la guerre civile, et ont fait preuve d’une énergie peu commune à défendre les valeurs fouriéristes et républicaines.