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3-10
Fourier et Francia : une lettre inédite
Article mis en ligne le 10 avril 2017
dernière modification le 28 mars 2017

par Beecher, Jonathan

Un des aspects les plus mystérieux de l’œuvre ultime de Fourier, La Fausse Industrie, concerne ses affirmations à première vue extravagantes au sujet des « phalanges agricoles » fondées par le dictateur paraguayen, José Gaspar Rodriguez de Francia (1766-1840). Cet article fait le point sur ce que Fourier savait de Francia et de ses réformes agricoles, et présente une lettre éclairant la genèse de l’intérêt montré par Fourier pour « la méthode sociale de Francia ».

Au cours des quinze dernières années de sa vie, la grande préoccupation de Charles Fourier fut la recherche du fondateur, du riche capitaliste ou du notable qui financerait la création d’une communauté expérimentale, la Phalange d’essai, dont il pensait qu’elle démontrerait au monde entier la viabilité de ses théories de l’attraction passionnée et de l’industrie combinée. Faute d’avoir trouvé son mécène, Fourier réussit par moment à se persuader lui-même que la démonstration était inutile, que ses idées avaient déjà trouvé leur confirmation dans le faits. Un des exemples les plus étonnants — et les plus poignants — de cet aveuglement durant les dernières années de sa vie fut son enthousiasme au vu des rapports concernant la politique économique du dictateur paraguayen, le Dr José Gaspar Rodríguez de Francia. En présentant pour la dernière fois ses idées au monde dans La Fausse Industrie, Fourier parvint à se convaincre lui-même que le succès apparent des fermes gérées par l’État qu’avait créées Francia était à même de valider ses propres théories de l’association agricole. Mais qui était Francia ? Quelle était la nature de ses réformes agricoles ? Et qu’en savait Fourier ?

Francia, qui fut à la tête du Paraguay depuis 1814 jusqu’à sa mort en 1840, reste une figure étrange et énigmatique. Architecte de l’indépendance de son pays, il était à la fois un homme austère et frugal, un savant d’une grande probité personnelle, et un despote qui régnait par la terreur et la torture et espionnait son peuple. Contrairement aux autres dirigeants latino-américains de l’époque de l’indépendance, Francia ne s’embarrassait pas d’idéaux révolutionnaires républicains ou de démocratie représentative. Mais il était en même temps l’ennemi de l’Église catholique et de la vieille classe dirigeante coloniale. Et à sa manière, il faisait montre d’une profonde sympathie pour la population indigène des Indiens Guarani. Son but semble avoir été d’écraser l’élite européanisée et simultanément d’imposer au peuple paraguayen une dictature éclairée qui le protégerait des influences étrangères et garantirait la préservation de sa culture indigène. Ainsi, en vingt-six années de dictature, Francia nationalisa l’Église, brisa le pouvoir de la classe des propriétaires fonciers d’origine espagnole et institua un contrôle étroit des frontières du Paraguay. Dans le même temps, il mena à bien une réforme foncière importante, confisquant les domaines appartenant à l’Église et à l’aristocratie coloniale, et créant une douzaine de fermes nouvelles gérées par l’État (estancias de la patria). Nombre de ces estancias de la patrie devinrent des unités de production efficaces, produisant des marchandises destinées à l’exportation, des fournitures pour l’armée et des réserves de nourriture pour les pauvres en période de disette. À la mort de Francia, la moitié des terres de la riche région centrale du Paraguay avaient été nationalisées ; et en empêchant l’émergence d’une culture politique à l’européenne, Francia avait apporté au Paraguay la stabilité et un certain degré de prospérité, tout en l’isolant du reste du monde [1].

Il n’est pas surprenant que la réputation de Francia en Europe ait été celle d’un despote. Thomas Carlyle faisait son éloge en disant qu’il était « un homme véritable dans un univers Gaucho désorienté » et Auguste Comte lui dédia un jour dans son calendrier positiviste. Mais Charles Darwin était plus proche de l’opinion générale en le décrivant dans The Voyage of the Beagle comme « un tyran sanguinaire », et la plupart des Européens voyaient en lui un monstre [2]. C’est certainement l’image de Francia qui ressort de l’un des principaux témoignages de l’époque, la narration de « quatre années au Paraguay » et du « règne de terreur de Francia » laissée par deux marchands aventuriers écossais, John et William Robertson. Le témoignage le plus connu en langue française à l’époque, l’Essai historique sur la révolution du Paraguay et le gouvernement dictatorial du docteur Francia de Rengger et Longchamp est un peu plus nuancé dans ses jugements, mais l’image générale donnée de la « tyrannie cruelle et implacable de Francia » est presque aussi sombre que celle des frères Robertson .

Fourier connaissait-il l’Essai historique de Rengger et Longchamp ? C’est possible, d’autant que le livre fut publié par son propre éditeur parisien. Mais nous ne pouvons en être certains. On trouve dans les premiers écrits de Fourier quelques allusions critiques aux communautés d’indiens établies par les missionnaires jésuites au Paraguay aux XVIIe et XVIIIe siècles : « Les jésuites du Paraguay avaient donné à l’ambigu forcé des développements assez vastes, écrivait-il en 1820, mais tout ce qui est fondé sur la contrainte est fragile, et dénote l’absence de génie [3]. » Il n’y a pas de référence à Francia dans Le Nouveau Monde industriel (1829), ni dans aucun autre écrit de Fourier antérieur à 1835. « Jusque-là, écrivit Fourier plus tard, je ne m’informais pas de Francia ; je le croyais continuateur des jésuites du Paraguay [4]. »

Toutefois les pages de La Fausse Industrie (1835-1836) sont pleines de références admiratives à Francia. Le livre était en réalité une mosaïque d’articles, de pamphlets, de discours, de réponses aux critiques, d’avances destinées à séduire d’éventuels protecteurs et de confirmations de découvertes annoncées ailleurs. Au dire de Fourier lui-même, son idée première n’avait pas été d’écrire un livre, mais simplement une brochure sur la question de l’abolition de l’esclavage. Il avait toutefois modifié ses plans au cours de l’année 1834.

À peine commençais-je la seconde section, qu’un renseignement imprévu vint changer mon plan ; je reçus des documens précis sur l’affaire du Paraguay.

Elle me fournit une PREUVE DE FAIT, en ce qu’elle réalise, quoique très- imparfaitement, le mécanisme d’industrie combinée. Elle prouve ... que FRANCIA, borné au 20e des moyens que je possède, arrive déjà au but manqué par les OWEN, les VAN DEN BOSCH ; et qu’il réalise en très-bas degré, le mécanisme d’industrie combinée [5].

Quels étaient les « documens précis » reçus par Fourier ? Quelle était leur source ? De quel point de vue Fourier croyait-il que que Francia avait « réalisé... le mécanisme d’industrie combinée » ?

Dans La Fausse Industrie, Fourier fit référence de manière suggestive mais vague à des « rapports » non publiés de « voyageurs qui [avaie]nt pu pénétrer au Paraguay [6]. » Puis il poursuivit, parlant des estancias de Francia gérées par l’État comme s’il s’agissait de Phalanges agricoles :

Francia, dictateur du Paraguay, a fondé 200 colonies ou phalanges agricoles et sociétaires de 1500 personnes chacune, qui donnent déjà un produit énorme, plus que double de celui de nos cultures morcelées par familles [7].

Pour Fourier, Francia était « un esprit mixte, limité en politique », qui avait néanmoins trouvé une importante « issue du labyrinthe civilisé ». Dans La Fausse Industrie, Fourier énuméra une vingtaine d’avantages du « système Francia » Au nombre de ces derniers figuraient les économies d’échelle pour la culture et pour le stockage et la conservation de la nourriture, la simplification de la perception des impôts et « un fonds de réserve pris sur les récoltes, ressources assurées aux infirmes et à la commune. » Mais pour Fourier, le plus grand mérite de Francia était d’avoir reconnu le rôle néfaste joué par la famille dans la vie économique de la civilisation.

On a vu que Francia du Paraguay a bien mieux envisagé les deux problèmes de réforme commerciale et prévention de l’indigence ; un instinct despotique mais judicieux l’a conduit à discerner et attaquer la vraie source du mal, l’influence du groupe de famille qu’il a su complètement absorber dans ses cohortes ou cercles agrico-militaires. Les mariages s’y font à la manière civilisée, mais les dispositions de garantie sociale ne reposent point sur les couple conjugaux ; ils ne sont chargés ni des affaires commerciales de la cohorte, ni des opérations agricoles, ni de la conserve et de la préparation de comestibles.

Francia a réduit le groupe de famille à n’être qu’une fabrique d’enfans légitimes et pas d’autre chose ; il transmet à la grande corporation dite Cercle, toute l’influence en mécanique sociale. Ses procédés, il est vrai, sont violents, monastiques, vexatoires, mais il a entrevu le but qui est de fonder le mécanisme des garanties en travail et en secours, sur une base moins impuissante et moins fausse que la famille, sur l’esprit corporatif [8].

Fourier avait conscience des inconvénients du « système Francia ». Il en cita vingt dans le deuxième tome de La Fausse Industrie, et une demi-douzaine dans le premier, soulignant en particulier les restrictions imposées par Francia concernant les contacts et le commerce avec le monde extérieur. « Les phalanges paraguaises, écrivait-il, quoique faisant grande chère... brûlent, année commune, un tiers de leurs récoltes, parce que le dictateur, homme très-ombrageux, défend le commerce extérieur ou le fait lui-même par monopole, et s’entoure de déserts [9]. »

Quelques-unes des affirmations de Fourier concernant le Paraguay de Francia étaient à l’évidence fantaisistes — par exemple son affirmation que Francia avait trouvé « le principal ressort d’architecture unitaire, la rue Galerie  » Mais nombre de ses commentaires témoignent d’une connaissance au moins rudimentaire des réformes et de la politique économique de Francia. Hubert Bourgin exagérait-il quand il écrivait, il y a bien longtemps, que dans ses commentaires sur Francia, Fourier tirait « de son imagination des interprétations fantaisistes qui se substitu[ai]ent à la réalité [10] » ? Et si tel était le cas, quelle était donc l’origine de ses affirmations au sujet de Francia ?

La lettre que nous publions ci-dessous est loin de répondre à toutes les questions qui pourraient être soulevées à propos de l’intérêt manifesté pour Francia par Fourier. Mais elle constitue néanmoins une nouvelle pièce du puzzle. Elle montre que les idées de Fourier sur Francia avaient bien une origine précise. Elles provenaient d’une conversation qu’il avait eue en avril 1834 avec l’auteur dramatique franc-comtois Jean-Baptiste Violet d’Epagny (1787-1868). Au cours des premières années de la Monarchie de juillet, d’Epagny connut un réel succès en tant qu’auteur de comédies, de drames et de livrets d’opéra portés à la scène à la Porte-Saint-Martin, à l’Odéon, au Théâtre-français, au Gymnase ou aux Variétés [11]. Quand et comment Fourier fit-il la connaissance d’Epagny ? Nous l’ignorons, mais il est possible qu’ils se soient rencontré dans le salon de Charles Nodier à l’Arsenal, où un accueil chaleureux était toujours réservé aux artistes et aux auteurs originaires de Franche-Comté. Quels étaient les liens d’Epagny avec Francia ? Nous ne connaissons pas davantage la réponse à cette question. Et la réponse d’Epagny à la lettre de Fourier n’a pas été retrouvée. Mais il faut noter que lorsque le premier volume de La Fausse Industrie fut publié, Fourier en fit envoyer un exemplaire à Francia, peut-être par l’entremise d’Epagny [12].

L’échange entre Fourier et d’Epagny ne fut pas la dernière référence à Francia dans la correspondance de Fourier. Un an plus tard, un certain Contant aîné, agriculteur à Brest, écrivit à Fourier pour lui demander si Francia connaissait ses œuvres : « Il est plus que probable que, s’il avait vos ouvrages, il en tirerait un très bon parti ! Les lui avez-vous fait passer ? Dans le cas de la négative (sic), veuillez bien m’en adresser un exemplaire, afin que je lui fasse parvenir. » Apparemment, Fourier envoya à Contant un exemplaire de la première édition du Traité d’association domestique-agricole, tout en exprimant des doutes sur le fait que le livre pourrait être d’une quelconque utilité à Francia. Mais la réponse de Contant était pleine d’optimisme. « J’ai fait passer à Francia les deux volumes du Traité [de] 1822 ; vous craignez qu’il ne puisse en profiter ; je pense que celui qui a deviné la pratique comprendra la Théorie sociétaire expliquée par vous [13]. »

Les papiers de Francia furent détruits à l’époque de sa mort. On a longtemps cru qu’ils les avait brûlés lui-même, mais récemment, un chercheur a suggéré qu’il était plus vraisemblable qu’ils aient été détruits par ses ennemis [14]. Si l’on pouvait aujourd’hui les consulter, ils nous en apprendraient peut-être un peu plus sur les rapports entre Fourier et Francia. Par la force des choses, ces rapports restent aussi mystérieux que tout ce qui touche à Francia.

(Texte traduit de l’anglais par M. Cordillot)

***

Lettre de Charles Fourier à Jean-Baptiste Violet d’Epagny

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Manuscript Department, The Historical Society of Pennsylvania, Philadelphie, Pennsylvanie, Ms 334.

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Il s’agit d’une lettre de trois pages, écrite sur du papier à en-tête du journal La Réforme industrielle, ou Le Phalanstère. Le jour et le mois sont biffés, et la seule date donnée est 1834. Mais on peut lire distinctement sur l’oblitération « 24 avril ». La lettre porte également une annotation d’une écriture différente, sans doute celle d’Epagny : « À répondre pour le 15 8bre ». Une note manuscrite d’une écriture très fine sur la feuille où figure l’adresse paraît indiquer que cette lettre a été acquise dans une vente organisée par la maison Charavay le 25 février 1890. L’orthographe et la ponctuation ont été laissées conformes à l’original.

A Monsieur d’Epagny
homme de lettres
rue Montholon n°24 bis
à Paris.

Paris, ce [date biffée] 1834

Monsieur,
Les Détails que vous avez bien voulu me donner lundi soir, sur la méthode sociale de Francia, m’ayant laissé à désirer sous divers rapports, je prends la liberté de vous adresser des questions sur ce qu’il m’importe d’en connaître pour en parler au dernier n° de mon Journal en mai [15].
Si vous pouvez, à loisir, me donner sur ces questions quelques lignes d’éclaircissemens je vous en serai très obligé, car j’aurai encore à parler de cet établissement dans un volume que je me propose de publier cet été [16].
Je crains que ce ne soit une corvée pour vous et je serais allé, pour abréger, vous demander les réponses de vive voix, si j’avais su à quelle heure vous êtes libre. Cela eût été plus expéditif.
J’ai la note des questions, et si vous y faites réponse, il suffira d’en relater le numéro et non le texte.
Agréez mes excuses & les assurances de ma considération distinguée.

Ch Fourier

rue St Pierre Montmartre n°9.

1°. Les réunions Francianes de 1500 personnes sont-elles solidaires pour le soin des malades et infirmes, et des petits enfans pauvres ?
2° Assurent-elles à la classe inférieure un minimum d’entretien en cas de cessation ou chômage d’un travail ?
3° Amalgament-elles fabrique et culture, ou en font elles deux professions distinctes et exclusives ?
4° Établissent-elles dans leurs cultures un mode combiné ou unité d’action, avec méthode de répartition proportionnelle ?
5° A défaut de cette pleine unité, en ont-elles des parcelles, comme serait un grenier général pour la Conservation des grains si mal préservés dans nos greniers détachés ?
6° Ont-elles des batimens sociétaires pour la conservation des légumes, des fruits, des boissons ? L’unité pourrait s’établir dans ces diverses branches, quoique bannie de la culture et du ménage.
7° Existe-t-elle au moins dans les cuisines ? La préparation combinée des comestibles et l’approvisionnement combiné sont gages d’économie et de bonne chère peu coûteuse, surtout si on établit plusieurs degrés de service & d’apprêts.
8° Existe-t-elle dans la vente des denrées, ou bien envoient ils comme nous 300 hommes pour vendre au marché 300 sacs de blé qu’un seul homme pourrait vendre sur échantillon des qualités classées, ce qui épargnerait 299 journées de perdues dans les halles & cabarets.
9° Existe-t-elle dans la perception d’impôts, la masse de 1500 ames paie-t- elle une somme fixe, sauf à en faire la répartition entre ses membres ?

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Selon le degré d’observance des neuf conditions cy dessus, on jugera si les francians s’élèvent plus ou moins au dessus de la 3e phase de Civilisation qui est la notre ; et s’il faut classer la leur au n°31/4, ou 31/2, ou 33/4, ou même au n°4 en mode batard.