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Parler l’amour
Article mis en ligne le décembre 2003
dernière modification le 7 janvier 2007

par Guillaume, Chantal

Fourier parle l’amour, invente un nouveau langage du plaisir, des relations amoureuses. Son Nouveau monde amoureux est a-normatif, ne propose pas de règle unique ou exclusive, mais laisse coexister tous les ressorts d’amour. Il invite à découvrir les codes d’amour, les codes d’honneur, codes de délicatesse loin de toutes les libérations du sexe grossières, excessives. Fourier se propose de conduire les désirs à maturation, de leur donner des buts transcendants de sainteté, de philanthropie.

Toute société parle l’amour, le sexe. Elle produit un discours sur ce que doit être la pratique sexuelle, sa place, sa signification, la morale qu’elle induit. C’est Michel Foucault qui s’attache à penser l’ethos de l’amour dans l’Antiquité. Fourier fait de même à sa façon ne se privant pas de juger le discours du sexe de son époque. Il n’a de cesse de dénoncer le langage de la fourberie, de la cagoterie, de la prudotterie, de la fausseté et de l’hypocrisie en amour. La société historique à laquelle appartient Fourier simule, trompe et s’illusionne elle-même sur les conduites amoureuses réelles ; son discours et ses pratiques sont contradictoires ; elle prescrit, elle commande et n’a de cesse de faire l’opposé, de bafouer sans vergogne ses propres principes. Ainsi elle dénonce la polygamie, mais la pratique en secret (le secret des alcôves dément l’interdit), elle fait l’éloge public de l’amour sentimental mais en réalité ne tient en seule considération que l’amour charnel ou matériel. En vérité elle parle l’amour en brisant l’élan des passions, en les faisant aller en contremarche, elle les engorge, elle les réprime. Elle ne parle pas le discours véridique du sexe.

Le Nouveau monde amoureux propose un autre langage de et sur l’amour, une autre éthique de l’amour. Promeut et promet des inventions, des innovations amoureuses, libère les amours des entraves, bigoteries et censures de la société civilisée. Fourier avoue lui-même s’autocensurer, jugeant les préjugés de la chasteté pas encore prêts à recevoir les descriptions audacieuses, inédites de son programme d’amour libéral puissanciel.

Ainsi Fourier parle-t-il une autre langue de l’amour et en invente une nouvelle, plus conforme dit-il à la nature de l’homme (l’amour exclusif dans la seule forme du mariage est contre-nature) et aux intérêts de l’humanité par tout le globe. Projet sans borne, sans limite qui effacerait les frontières du possible et libérerait l’humanité dans sa totalité. Volonté d’universalisme de son nouveau langage du sexe. Jamais personne avant lui n’avait pensé la puissance de bienfait des relations amoureuses - pour ne pas dire sexuelles - pour l’humanité entière. Loin du mondialisme actuel réduit à sa seule composante économique, Fourier fait rêver à une sexualité globale, une internationale du sexe (son tableau des manies amoureuses vaut pour le globe entier). La société d’abondance amoureuse s’inscrit dans un cadre où le local devient global par nécessité.

Avec un regard d’anthropologue (avant la lettre), il ne se prive pas de chercher d’autres expériences, d’autres modèles de pratiques sexuelles dans des aires géographiques différentes. Ainsi note-t-il que certaines civilisations admettent l’inceste comme rite initiatique. Une fille n’est-elle pas mieux déflorée par son père ? On est toujours mieux servi par les siens ! Le Nouveau monde amoureux aménage, organise, ritualise les conduites amoureuses à la manière des sociétés dites sauvages. (Question, qui pourrait faire l’objet d’une recherche spécifique : Fourier avait-il connaissance des récits de voyages qui rapportaient des informations sur la grande liberté des mœurs sexuelles de ces sociétés lointaines ? Sûrement parce qu’il évoque les orgies à Otahiti, pour Tahiti). Diderot (in Supplément au voyage de Bougainville) avait préconisé de se décentrer en matière de pratiques amoureuses, d’aller voir, apprendre l’amour libre à Tahiti comme le rapportait l’explorateur. Raoul Vaneigem [1] souligne un rapprochement possible des propositions d’initiation sexuelle chez Fourier avec les observations de Malinowski dans les maisons de jeunes étudiées chez les Trobriandais [2]. L’homme de la civilisation occidentale aurait eu beaucoup à apprendre de l’économie des plaisirs d’autres civilisations. Le bien de l’humanité ne passerait pas seulement par la croissance et le développement ou par le progrès de la science et de la technique, mais aussi par le progrès de la liberté amoureuse.

Fourier parle donc le sexe à contre-courant, à contremarche, même s’il recommande de procéder avec prudence, avec lenteur. Il ne défend pas une révolution brutale sans étapes et degrés continus. Longtemps encore, remarque-t-il, dominera le mode égoïste d’amour du mariage. « Quant aux mœurs polygames et omnigames, elles seront l’ouvrage du temps » [3]. Le langage est de rupture mais induit des degrés progressifs de changements sans préconiser la violence de la table rase. C’est conforme à l’esprit fouriériste qui a pensé et gardé en mémoire les excès de la Révolution française.

Parler le sexe pour le libérer. Toute société parle le sexe avec une langue dominante. Fourier combat la langue dominante du sexe. La société des années 1960 (et ce fut un mouvement international) a parlé le sexe d’une manière neuve, dans une langue de rupture, la langue de la libération. Les amours sortaient de leurs cadres, de leurs carcans, de leurs normes et règles. Elles prenaient le large en s’émancipant de la morale judéo-chrétienne, de la morale bourgeoise industrielle. Révolution sexuelle pensée, préparée qui n’attendait plus que d’être appliquée par la jeunesse de cette époque. Il faut noter que c’est la jeunesse, Fourier le démontre aussi, qui est porteuse nécessairement des expérimentations pour le meilleur et le pire. Loin de nous le projet de faire le bilan de cette révolution-là (les autres révolutions attendent aussi leur bilan !) mais nous voudrions montrer et démontrer que les révolutions amoureuses en Harmonie évitent les écueils, les ratages, les dévoiements de la révolution spontanée sans protocole, sans pensée, sans organisation. Fourier se montre soucieux de distinguer licence et libération en donnant un code d’honneur, d’ennoblissement aux pratiques multimodes de l’amour. La liberté en amour chez Fourier devient complexe, assortie de finalités transcendantes, ainsi : accéder à la sainteté. Elle ne se conçoit pas comme un pur et simple abandon à des pulsions (le mot n’est pas employé par Fourier) sexuelles qui libérées produiraient nécessairement tous leurs bienfaits. La liberté amoureuse, paradoxe, a ses codes, ses institutions qui l’engagent dans une voie opposée à la grossièreté qui caractérise les mœurs civilisées.

Révolution sexuelle des années 60 qui s’est traduite, comme pour confirmer l’essence de tout processus révolutionnaire, par des excès, des ratages, des abus de toutes sortes et qui s’est retournée en son contraire. Ce qui devait détruire la norme, a établi l’imposition de nouvelles normes. Ce qui devait libérer a contraint, a ordonné, a prescrit des conduites normatives inversées, s’est épuisé en fausses promesses de bienfaits. Il nous paraît possible de prouver que le Nouveau monde amoureux de Fourier ne pouvait pas sombrer dans les excès et les dévoiements de cette libération. L’Harmonie par les ressorts d’amour nous semble éviter les solutions tyranniques, réductrices, simplistes. Le système de Fourier est [a-normatif] par essence. Il se défie de la norme unique, exclusive qui s’imposerait dans le temps et l’espace. Il intègre en lui-même les différences passionnelles innombrables, la pluralité des choix et des manies amoureuses (cela explique la nécessité d’une internationale de l’amour pour composer les modes de relations les plus singuliers, les plus variés). Le programme des plaisirs correspond à la diversité des individualités. L’organisation des amours en multimode est fondée sur l’hypothèse qu’aucune conduite n’est donnée et figée définitivement. On passe d’une pratique amoureuse à une autre sans se laisser abuser par une norme, sans se référer à un modèle unique. L’alternat est le grand principe de ce système qui a pour visée de multiplier les liens et de favoriser la vertu sociale. Mais l’alternat se combine avec un amour exclusif, avec un amour céladonique... Un amour monogame peut succéder à des amours cumulatives, polygames, omnigames. Il est possible de multiplier les liens d’amour mais aussi tout à fait concevable de choisir ce que Fourier nomme le sommeil social en s’adonnant à l’amour égoïste.

« Personne en Harmonie n’est polygame habituel, omnigame habituel, personne ne se voue sans relâche à des céladonies composées comme celles décrites en 11e section - L’on pratique toujours des alternats d’amour égoïste exclusif qui est considéré comme état de sommeil social » [4]. A-normatif signifie qu’aucune conduite n’exclut la conduite opposée parce qu’il faut intégrer une dimension de temps qui brise le cercle de l’habitude. L’imposition d’une norme s’oppose à la diversité des pratiques et n’intègre pas le désir de changement contre toute forme d’habitude qui elle-même devient une norme. La passion papillonne définit la nature de l’homme contre la spécialisation, la répétition en civilisation. En Harmonie on papillonne au travail, en amour... On combat l’uniformité par tous les moyens car c’est elle qui devient norme. L’amour est délibérément omnimode : dévouement céladonique sans consommation charnelle et en même temps conciliable avec un amour composé, c’est-à-dire avec plusieurs partenaires. Fourier pense la complexité, la coexistence de plusieurs modes amoureux, amour spirituel, amour charnel, rien ne pouvant bannir les opposés. L’a-normatif est un système composé ouvert, c’est à dire conciliant les contraires. La révolution sexuelle qui devient normative, exclusive, frappe d’anathème ce qui contrevient au principe de la libération proclamée, par exemple : la pratique du partenaire unique. Elle ne raisonne pas les besoins des individus dans la durée et dans la possibilité d’alternance.

Pour Fourier les plaisirs du corps peuvent alterner avec les plaisirs de l’esprit ou érotisme mental. Les manies les plus extravagantes, les plus incongrues sont nécessaires pour faire varier les plaisirs. Les combinaisons possibles sont surprenantes pour un civilisé  : l’amour le moins charnel peut être promu en même temps que l’orgie. L’épreuve d’amour honorifique est un sacrifice pour l’honneur : donner sa compagne à 20 couples amis parce qu’elle est si belle et si convoitée. Si Fourier théorise l’équilibre ou la balance entre l’amour matériel et spirituel, il fait aussi l’apologie de l’amour non consommé ou céladonique. Aucune pratique ne prévaut sur une autre mais chacune succède à une autre pour maintenir le plus grand choix de possibles. Autant de caractères, autant d’individualités, autant de branches de plaisirs qui prennent le contre-pied des révolutions qui se contentent d’inverser la norme dominante et par là en imposent une nouvelle. L’inversion est trop simple pour libérer l’amour, remplacer l’amour égoïste par l’amour polygame. Un nouvel ordre règne qui n’invente pas de nouveaux territoires du plaisir. Il faudrait alors pour retrouver l’esprit de Fourier, promouvoir ce que Bruckner appelle « le Nouveau désordre amoureux » : brouiller les pistes, détruire le modèle dominant (amour phallique), déplacer les zones de plaisir...

Toutes ces sortes d’amour du programme libéral de Fourier ne sont pas des abandons faciles à la passion, mais des épreuves, dit Fourier. Les épreuves ou prouesses ont leurs codes qui permettent d’accéder à la noblesse ou à la sainteté amoureuse (exemples : épreuve en amour pur ou céladonie, épreuve d’amour amical, épreuve d’amour honorifique).

« L’amour et la gastronomie ayant en Harmonie leurs codes à part, ces codes ainsi que les nôtres exigent des qualités et épreuves dans les aspirants aux fonctions... Une observation que chacun se hâtera de faire, c’est qu’il est fort peu de gens aptes à ces amours transcendantes (que je viens d’indiquer pour thèses d’épreuves) [...]. N’est-il pas plus sage d’adopter un code que vous aurez le pouvoir et la volonté de suivre, un code qui ne vous demandera que ce que vous aimez et pratiquez tous en secret, qui [...] et fera tourner au bien général les prétendus vices que vous ne savez pas régler l’emploi (sic) ».

L’amour a ses codes pour le préserver de la grossièreté, de la vulgarité, ce qui peut le gâcher, le gangrener. Il s’avère nécessaire d’en régler l’emploi en se détournant de ses expressions spontanées, instinctives, loin de ces représentations exubérantes et excessives de la libération sexuelle. Il faudrait alors se garder d’une licence sexuelle qui détournerait de la visée de sainteté et qui serait étrangère à la véritable libération. Fourier dénonce plusieurs fois l’absence de code d’honneur en Civilisation : «  En Civilisation l’honneur n’est d’aucun poids  » [5]. Pour preuve, dit-il, cette polygamie clandestine jamais revendiquée ou assumée. Le code chez Fourier est connu, accepté et l’on en reconnaît les vertus. Épreuves, sainteté, honneur, la libération n’est pas démarche de facilité, Fourier va même jusqu’à affirmer que ces amours transcendantes sont réservées à une élite. Il faut laisser du temps à cette révolution... Et tous les hommes n’ont pas les mêmes dispositions pour se livrer à l’amour omnimode.

Fourier réinvente la portée des sentiments d’élévation religieuse appliqués à l’amour, Éros et pas seulement Agapé selon la tradition chrétienne : est saint tout ce qui contribue à unir, à partager (les amours aussi), à aviver la générosité (l’amour érotique en est une forme). En Harmonie l’amour composé (charnel, sexuel, spirituel) est un ressort essentiel de l’unitéisme, de la concorde et vertu sociales. Il constitue un code avec ses règles, ses épreuves d’honneur, de sainteté loin de toute conception libertaire simpliste de la libération. L’économie du désir suppose un ordre transcendant avec ses préséances, ses statuts de délicatesse à l’opposé de la trivialité des relations galantes en civilisation. L’amour puissanciel libéral ne se conçoit pas sans une sacralisation de ses vertus, de ses bienfaits. L’orgie en Harmonie n’est pas crapuleuse comme en civilisation, loin du commerce des corps dit Fourier, on sait combien en Harmonie on se méfie du commerce. Elle est préparée, organisée et la résultante d’un processus d’unions, de rassemblements, de compositions de gammes de sympathies. De même l’amour polygame n’est pas identique à l’échangisme vulgaire. Fourier retrouve la portée mystérieuse du culte pansexuel. On pourrait rétorquer que toutes ces précautions pour diviniser le sexe n’y changent fondamentalement rien. Que Fourier conçoit un enrobage mystico-métaphysique pour faire passer sa révolution et les audaces de son programme d’amour libéral... Peut-être, mais il demeure que la sexualité humaine nécessite des rituels, des codes d’honneur, des cérémonies pour transcender sa part animale. Les médiations symboliques de la fonction sexuelle paraissent incontournables et celles-ci sont appropriées pour l’humaniser.

Deux degrés de sainteté s’imposent : la sainteté mineure qui est liée à l’amour libéral et la sainteté majeure ou cabale gastronomique. L’hédonisme des corps est toujours privilégié. Mais d’autres ordres de sainteté peuvent se faire connaître : en sciences, en arts et pas seulement en gastronomie et en amour.

Les aspirants à la sainteté amoureuse sont chargés de procurer des plaisirs à toutes les classes de l’humanité. Une autre conception de la sainteté se dégage, contraire à l’ascétisme, au renoncement au plaisir des corps, à l’abnégation de la sainteté en Civilisation. Il n’est nullement question de cilice, de continence, de sacrifice sulpicien mais de rallier au plaisir voluptueux ceux qui en sont exclus et en particulier les personnes âgées. La générosité consisterait à donner du plaisir, encore du plaisir à ceux qui en sont désormais privés. Donner aux autres ce qui leur manque, ce qui leur fait privation, voilà une forme de sainteté inédite. « Tout pour moi, rien pour les autres », tel est le principe directeur en Civilisation qui est ignorance du partage total, qui replie les êtres sur un égoïsme fondateur. La logique de sainteté chez Fourier vise à briser, par le plaisir distribué, toutes les formes d’égoïsme pour développer des liens sociaux, des vertus sociales multiformes. La noblesse des épreuves d’amour proviendra de cette capacité d’extensions de liens amoureux, amicaux, d’intérêt et religieux. Tout ce qui concourt à la multiplication des ralliements, des rencontres appartient à la sublimité des amours omnimodes. « Harmonie anoblit tout ce qui peut favoriser les liens sociaux. Elle déshonore tout ce qui tend à appauvrir les hommes et diminuer les liens » [6].

La polygamie, l’omnigamie et l’orgie ont cette fonction évidente de créer des liens qui n’ont pas de durée imposée mais qui cependant résistent au temps, car Fourier postule qu’un lien d’amour survit sous une autre forme après sa disparition. Il lui plaît de penser que l’amour Éros peut se transformer en amitié éternelle, qu’il n’est pas voué à devenir haine ou indifférence. L’alternat ou le papillonnage en amour deviennent par conséquence les gages les plus sublimes pour attiser et renforcer les liens et les vertus sociales. Aristote attribuait à l’amitié, la philia, cette fonction de liaison sociale, Fourier fait remplir à l’amour cette mission. L’inconstance en amour, loin d’être répréhensible devient alors source de bien général. Représentation naïve, idéalisée des relations humaines ? C’est à voir car il faut réinsérer cette organisation des passions dans le système phalanstérien, qui met en jeu des ressorts multiples : l’intérêt, l’amitié, le lien religieux qui sont autant d’opportunités de coopération. L’unité industrielle a tout à gagner à faire croître l’unité amoureuse. L’enthousiasme amoureux est partie prenante des nombreux ressorts attractifs, passionnels qui consolident le système d’Harmonie. Les passions, quelle que soit leur issue, leur mode de satisfaction, sont les moyens nécessaires de l’unité. Toute entreprise est mise en œuvre par des ressorts passionnels, toutes les passions sont recyclables pour des collaborations sans fin. Dans nos sociétés, on se garde des passions pour leur préférer les calculs, les stratégies d’intérêt car on a désappris la nature dispendieuse des passions.

Ainsi Fourier imagine une nouvelle philanthropie en lui donnant une extension plus large et en faisant d’Éros un moyen au service du dévouement. Donc ce n’est pas Agapé comme amour et charité envers le prochain selon la tradition chrétienne, mais bien Éros qui devient la voie royale de la sainteté philanthropique. Nous avons vu que l’épreuve d’angélicat consistait à offrir, décemment dit Fourier, un beau couple à vingt autres. La charité serait d’une autre nature, don d’amour qui n’a aucun caractère immoral, mais au contraire témoignerait d’un goût nouveau pour le sacrifice. De même l’épreuve de sainteté, pour les jeunes gens, consisterait à s’offrir à un chœur de personnes âgées. Cette générosité inédite, don de soi - et par là même sainteté - serait pensée comme capacité à procurer du plaisir à toutes les classes de l’humanité, dit Fourier. L’égalité en amour et en plaisir est proclamée quelles que soient les conditions d’âge ou sociale. Beau programme qui ne confond pas l’être et l’avoir. Vision irréaliste des rapports de sexe, de plaisir ? On ne peut s’empêcher de trouver le programme drôle et non dénué de bon sens. La condition de riche doit d’ailleurs offrir quelques privilèges et sacrifices pratiqués en secret. Elle doit permettre une lubricité clandestine. Le démon du plaisir ne s’éteint pas si facilement !

Les bienfaits de l’amour omnimode passent par l’initiation de la jeunesse : Fourier est préoccupé par toutes les classes d’âge. Si Raoul Vaneigem établit un rapprochement entre Fourier et Malinowski, c’est que l’éducation des pubères à l’amour représente un pivot central dans sa pensée de l’amour comme facteur, comme créateur de liens multiples et diversifiés. Des jeux, des cérémonies, des galas sont conçus pour favoriser les unions, les gammes de sympathies. Il s’agit alors d’apprendre à la jeunesse le plaisir pour qu’elle puisse ensuite le distribuer généreusement. Rien n’est laissé à la spontanéité des êtres, des conduites mais au contraire : le Nouveau monde ménage, organise les rencontres, les unions de la nubilité. Ainsi Fourier prévoit-il des galas de reconnaissance des gammes sympathiques. Il faut se représenter une salle divisée en deux parquets opposés : d’un côté l’aventurale et de l’autre tous les candidats de sympathie. Ce gala ou cour d’amour a pour mission d’établir des affinités de convenances, en spirituel comme en matériel. Il se donne pour finalité de constituer les couples les mieux assortis, les plus harmonieux. La première étape de ces cours d’amour est celle de l’inspection et de la reconnaissance, la deuxième étape dite d’abordage est conduite sous la régie des fées et des génies. Le sexe a son culte, ses rituels, ses prêtres, ses codes de cérémonie. La libération est cadrée, organisée à l’encontre d’une conception trop licencieuse. Ces bons assortiments de partenaires sont diligentés par des êtres expérimentés, matrons et matrones de débrouillement (a-t-on déjà connu pareil goût pour les mots ?) et même par des gigolotes (on ne les connaissait qu’au masculin !) en principe plus âgés. Les pontifes qui sont des femmes d’un certain âge - avec des sens encore en éveil - président ces séances d’élection. Les plus âgés sont donc à la fois les initiateurs, dont l’expérience est enseignement et les bénéficiaires de ces plaisirs partagés. La fonction érotique est intégratrice sans segmenter les classes d’âges. À la fin de ces galas d’amour est préparée une orgie ou épreuve d’amour polygame. Ces cours auront ainsi rempli leur mission : la rencontre en amour simple et la rencontre en amour puissanciel libéral. L’amour humain nécessite ces jeux, ces concours, ces fêtes galantes qui le portent à un niveau transcendant, à un niveau élevé de sainteté. C’est la condition pour donner à la liberté des amours un sens, une destination autre que la pure consommation et consumation des corps.

Le sexe n’est pas pour Fourier une sale petite affaire privée, égoïste, le protocole confirme la visée collective des rapports d’amour. La jeunesse préparée à ces jeux et pratiques d’honneur, initiée à ces codes, se détourne des conduites d’amour qui génèrent jalousie et rivalité. Le programme d’amour de Fourier nous convie à envisager les révolutions du sexe comme des processus longs d’enseignement, d’éducation. Il faut imaginer ce qu’une telle inversion de nos pratiques amoureuses suppose de changements intérieurs profonds. Les désirs ont à être affinés pour parvenir à un degré élevé de maturation. La liberté est conduite, accompagnée pour dépasser les instincts grossiers.

Conception idéalisée de la libération des vertus par le sexe, alors que notre observation nous porterait à considérer le sexe comme produisant de la séparation, de la haine, de la jalousie. Fourier nous apprend que les révolutions sont trop brutales, trop violentes, qu’il faudra privilégier ce qui se transforme lentement, prudemment.

Il nous plaît enfin de tenter un parallèle entre ces galas d’amour et les émissions de télé-réalité qui organisent des rencontres amoureuses. Fourier aurait transposé ces cours d’amour en émissions de télé-réalité parce qu’il met en scène des ralliements enthousiastes, des rencontres en gammes de sympathie... L’aurait-il fait, mettre en spectacle ce qui n’a pas besoin pour exister de l’œil de la caméra ? La télé-réalité crée de toutes pièces une rencontre qui ne correspond à aucune réalité. Piège de cette machine qui fait passer le faux pour le vrai. Elle modifie nécessairement les conditions de ces rencontres ; elle les fabrique artificiellement. Telles que les conçoit Fourier, ces cours sont des rencontres réelles d’individus différents, singuliers dont les plaisirs et les goûts témoignent pour cette diversité. La télé-réalité fait du casting et fait jouer des rôles de couples convenus et stéréotypés. Elle gâche toute possibilité de surprise, de manies folles ou incongrues. Elle met en spectacle inutilement ce qui n’a besoin que de la relation réelle, vécue, que de mettre en présence des êtres de tous horizons. Le médiateur ou présentateur de ces cours de télé-réalité n’a rien à enseigner si ce n’est le médium vulgaire télé. Le message est le médium. Il ne rechigne pas d’ailleurs à être lui-même la vedette de l’émission. Ces pauvres couples sur le plateau sont ses faire-valoir. Ils sont aussi les artisans de leur propre servitude.

La télé-réalité, à la différence des galas d’amour de Fourier, joue sur ces ressorts d’amour les plus conventionnels, amour égoïste, rivalité, jalousie, cocuage... qui font le spectacle. Le pousse-à-l’adultère de certaines émissions n’est pas joyeux car il ne possède pas cet arrière plan de possibilité d’un amour libéral puissanciel dans une épreuve d’honneur. La télé-réalité n’a pas de proposition ou de programme d’attraction des passions, elle met sur scène les petites affaires de l’amour avec des clins d’œil vulgaires. Elle ne remet pas en question le mode d’amour monogame, le commerce des corps (toujours beaucoup d’argent dans ces jeux). La télé-réalité brouille la perception que l’on pourrait avoir des bienfaits de l’amour en contremarche des options de Fourier. Elle ne prône l’amour égrillard, l’amour libre, que pour mieux le remettre dans les rails de l’amour-mariage. Elle est faussement émancipatrice. Elle met en télé-réalité une certaine licence mais pour mieux la rabattre sur le couple le plus conventionnel. Elle instrumentalise une fausse libération, mise en spectacle pour les besoins de sa cause, laquelle n’a rien de noble. Elle n’affirme rien, n’a rien à défendre en faisant du spectacle avec des cours galantes et surtout pas des codes d’honneur et de délicatesse. On se salit, on se dénonce, on s’épie, on se surveille, on cherche à dominer l’autre dans les cours d’amour de la télé-réalité (et cela peut rapporter gros !). La discorde, la jalousie sont les ressorts de l’audimat. Il ne s’agit pas de philanthropie amoureuse mais de gagner pour soi et surtout de passer à la télé, gagner une illusoire célébrité. La télé-réalité ne fait que reproduire le système cynique et mensonger des amours Civilisées. Elle fait plus encore puisqu’elle met sur scène des couples-clichés qui ne pourront jamais remplir la mission fouriériste de ralliement social. Elle fabrique de l’identification perverse, bien incapable d’attiser la moindre vertu sociale. L’amour sur les plateaux-télé divise, sépare, creuse les discordes pour faire de l’audience. La télé-réalité parle le sexe faussement, le dévoie, lui retire son exubérance et sa générosité à l’image de la société postindustrielle championne des faux plaisirs.

De même cette société montre trop le sexe, ne concevant plus l’obscénité comme limite au montrable. Son économie du désir ne parvient pas à dépasser le règne phallique et son productivisme, à l’image de son industrie. Chez Fourier les sources de plaisir sont diverses, délicates et non conformes : un sein nu ou une jupe relevée... On peut jouir en grattant le talon de sa belle... L’image ou la représentation du sexe dans nos sociétés détourne, capte toute l’énergie du plaisir, jusqu’à se substituer au plaisir donné, reçu. Regarder n’est pas faire. Images confisqueuses exclusivement réservées à ceux qui sont conformes aux canons de la marchandise, excluant les gros, les bègues, les vieux...

Heureux Fourier qui ne connut que la réclame et pas encore la pub !