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63-78
Charles Fourier est-il la clé du mystère du Chelsea Hotel ?
Article mis en ligne le 23 février 2010
dernière modification le 13 mars 2017

par Tippins, Sherill

L’hôtel Chelsea à New York est depuis longtemps considéré comme un paradis pour les artistes et pour tous ceux qui veulent vivre une existence d’artistes. Ses habitants hors normes, de Mark Twain à Sid Vicious, ont marqué en profondeur la culture américaine des cent vingt-cinq dernières années. Rares sont cependant ceux qui savent que cette communauté de créateurs, la plus importante et la plus durable au monde, nichée au cœur de l’un des principaux centres du capitalisme, trouve ses origines directes dans la pensée de Charles Fourier.

On aurait peine à trouver un seul artiste qui n’ait jamais entendu parler du Chelsea Hotel de New York. Depuis qu’elle a ouvert ses portes en 1884, cette résidence de onze étages, qui occupe sept parcelles cadastrales adjacentes sur la 23e rue entre les 7e et 8e avenues a abrité des milliers d’écrivain, de musiciens, de réalisateurs de films, de danseurs, mais aussi des militants politiques connus et moins connus, et des milliers de gens qui, sans être des artistes, revendiquent ce qu’un résident a appelé une « attitude d’artiste face à la vie [1] ». Ses portes ont vu passer Thomas Wolfe, Dylan Thomas, Arthur Miller, Brendan Behan, Bob Dylan, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Arman, Jean Tinguely, Andy Warhol, Miloš Forman, William Burroughs, Patti Smith, Robert Mapplethorpe, Abdullah Ibrahim, R. K. Narayan, et beaucoup d’autres encore.

Façade actuelle du Chelsea Hôtel (cliché Françoise Bevy, 2009 ; avec l’aimable autorisation de David Bard)

Les visiteurs qui montent l’escalier tournant de cuivre et de marbre, noyé de clarté grâce au puits de lumière ouvert sur le toit, sont souvent intimidés à l’idée que la poussière des vies et du travail des générations précédentes s’est incrustée dans les murs du bâtiment. Cette marque laissée par le temps a inspiré une pléthore d’histoires de revenants à propos du Chelsea Hotel, ce qui n’est guère surprenant pour un bâtiment qui a attiré tant de personnes vivant des fruits de leur imagination. Mais ce refuge pour artistes implanté en plein cœur de l’une des villes les plus commerçantes du monde cache un plus grand mystère encore : pour quelles raisons le Chelsea est-il devenu la plus importante et la plus ancienne communauté de créateurs d’Amérique, voire du monde ?

Il est étrange que parmi les résidents ou les admirateurs du Chelsea, rares sont ceux qui se sont posé cette question. Ils ne se sont pas souvent demandé si le Chelsea avait été créé intentionnellement pour servir de trait d’union entre les artistes, ou s’il était le fruit d’une évolution liée au hasard – une série d’accidents heureux survenus l’un après l’autre. Ses proprétaires avouent leur ignorance à propos des circonstances de la naissance de ce bâtiment, et les archives municipales sur le XIXe siècle sont maigres. Du côté des artistes qui y ont élu résidence, le compositeur Virgil Thomson était convaincu – il l’a dit et répété – que le Chelsea avait été d’emblée conçu pour être une résidence d’artistes [2] ; Arthur Miller y a relevé l’absence surprenante de différenciations de classe [3] ; l’écrivain irlandais Ulick O’Connor en a chanté les louanges, parlant d’une « institution extraordinaire où vous êtes libre de faire ce que vous voulez [4] ». Ces hommes le savent mieux que quiconque : toute communauté de créateurs viable n’est pas le fruit du hasard, mais bien plutôt d’un dessein soigneusement mûri. Pourtant ils n’ont jamais creusé plus avant pour découvrir dans quelles circonstances est né ce phénomène miraculeux, unique, ni ce qui lui a permis de survivre depuis cent vingt-cinq ans à ce jour.

Mon hypothèse est que la destinée du Chelsea Hotel, communauté de créateurs de réputation mondiale, a été indirectement déterminée par les idées de Charles Fourier, et que sans l’influence de ce dernier ce phénomène miraculeux ne se serait jamais produit. Dans son livre The Utopian Alternative : Fourierism in Nineteenth-Century America, Carl J. Guarneri a montré qu’il existait entre Philip Gengembre Hubert (l’architecte qui conçut le Chelsea), et le fouriérisme des liens « familiaux et directs [5] ». Le père d’Hubert, l’architecte Colomb Gengembre, avait en effet dessiné les plans de la phalange fouriériste expérimentale de Condé-sur-Vesgre in 1832. En dépit de l’échec de Condé, l’enthousiasme de Gengembre pour la théorie de Fourier était resté fort, et Philip, âgé de deux ans au moment du projet, grandit exposé aux idées de Fourier. Philip passa en outre la plus grande partie de son enfance avec son grand-père paternel Philippe Gengembre, un ingénieur-inventeur aux idées libérales, qui fonda et dirigea les fonderies d’État à Indret ; il aborda donc l’âge adulte armé de connaissances pratiques dans les domaines de l’architecture et de l’ingénierie, fasciné par la technologie, avec l’âme d’un inventeur et une volonté durable de travailler à l’amélioration du sort des classes ouvrières [6].

Comme beaucoup d’autres fouriéristes, Colomb Gengembre quitta la France à cause des événements liés à la révolution de 1848, effrayé par la violence des affrontements sociaux qui semblaient ne pas devoir cesser. Accompagné de son épouse et de leurs trois enfants déjà grands, y compris Philip, alors âgé de 19 ans, il émigra pour s’installer à Cincinnati (Ohio) où, sous sa direction, ses fils construisirent une maison familiale en bois sur les berges du fleuve Ohio. Jonathan Beecher a raconté la visite que Considerant rendit à la famille Gengembre en 1853 : il trouva Colomb toujours aussi enthousiaste pour le fouriérisme, lié avec les fouriéristes locaux, convaincu qu’en dépit de revers récents aux Etats-Unis, ce pays restait le nouveau terrain d’accueil naturel pour le mouvement [7].

Peu après le passage de Considerant, Colomb déménagea pour s’installer à Allegheny, près de Pittsburgh en Pennsylvanie, avec son fils aîné Henry. Philip, qui s’était fait une situation comme professeur de français, partit d’abord avec sa femme et sa famille qui s’agrandissait à Philadelphie pour enseigner, puis à Boston. Dès cette époque, Henry et Philip avaient pris le nom de famille anglais de leur grand-mère maternelle (Hubert), un nom plus facile à prononcer pour les Américains que « Gengembre ».

Partout où il se rendait, Hubert impressionnait les Américains qu’il rencontrait par son intelligence vive et sa gentillesse. Son statut de self-made man, allié à ses bonnes manières et à son aptitude à converser « de politique, de science sociale, d’invention et de littérature avec beaucoup d’intelligence et d’originalité [8] » lui permirent de se faire facilement une place dans les cercles intellectuels de Boston. Comme beaucoup de ceux qui fréquentaient ce milieu, il était frugal dans ses habitudes de vie, évitant de consommer de l’alcool et de la viande rouge, occupant son temps libre à écrire et à monter des pièces théâtrales en amateur, dessinant ou travaillant à quelque invention. Vers le milieu de la trentaine, Hubert était devenu un professeur suffisamment reconnu pour se voir offrir un poste de maître-assistant à Harvard. Sans doute aurait-il pu accepter cette offre si deux événements survenus presque simultanément ne l’en avaient dissuadé : tout d’abord il vendit le brevet de l’une de ses inventions – une sorte de bouton-pression destiné à équiper les uniformes de l’armée de l’Union – pour la somme astronomique de 120 000 dollars, ce qui lui garantit une indépendance financière. A Allegheny ensuite, son père, qui était devenu une personnalité reconnue, fournit gratuitement les plans nécessaires à l’édification d’une nouvelle mairie. Mais quand l’un des responsables de la municipalité proposa à Colomb un pourcentage sur le pot-de-vin qu’il escomptait tirer de sa construction, le vieux fouriériste fut si blessé et si déçu par l’Amérique qu’il fit le serment de ne plus jamais prononcer un seul mot en anglais. Il resta fidèle à cette promesse jusqu’à sa mort, survenue un an plus tard en 1863 [9].

Que la déception éprouvée par le très idéaliste Colomb et sa disparition survenue peu après aient ou non influencé la décision prise par Philip de renoncer à sa carrière d’enseignant, son aisance nouvelle lui permit néanmoins de s’engager dans ce qu’il appelait une vie d’action concrète. Une fois la guerre de Sécession terminée, il emmena sa famille à New York, où commença pour lui une nouvelle vie d’architecte. Il fit un long voyage en Europe et en Grande-Bretagne, il y fut initié aux idées les plus neuves en matière d’architecture et, si l’on en croit ses descendants, il étudia peut-être brièvement l’architecture à l’École des Beaux-Arts [10]. Puis il s’installa à New York avec pour partenaire James Pirrson, qui était à la fois plus âgé et plus expérimenté, et il commença à faire les plans d’un certain nombre d’églises et de maisons privées de style néo-gothique.

Mais la corruption à laquelle s’était heurté Colomb Gengembre en Pennsylvanie n’était rien, comparée aux détournements record qui se pratiquaient à New York sous l’égide de l’infâme sénateur William « le Boss » Tweed. On découvrit qu’il avait détourné des millions de dollars. L’énorme fardeau financier que cela fit peser sur la ville, puis la récession nationale de 1873, engendrèrent à New York une crise aussi profonde au plan social qu’au plan économique. Lorsque la ville s’avéra incapable de payer ses ouvriers, des grèves violentes éclatèrent dans les quartiers du haut de la ville autour de Central Park. Lorsque le chômage enfla, des émeutes éclatèrent dans le Lower East Side. Pour la première fois durant cette « ère du Toc », caractérisée par ses clivages et par l’esprit de concurrence, obsédée par l’argent, de nombreux New-yorkais se pressèrent dans les salles de réunion – s’y côtoyaient boulangers et banquiers, charpentiers et patrons d’usines – pour trouver le moyen de réparer un tissu économique et social qu’ils avaient laissé se déchirer en haillons du fait de leur apathie.

Ce rapprochement entre classes sociales fut suffisamment remarquable pour être souligné par la presse. Un sentiment nouveau d’unité face au désastre fit resurgir chez certains le souvenir de la grande crise de 1837, survenue alors que le fouriérisme commençait à s’implanter aux Etats-Unis. Confrontés à cette nouvelle vague d’angoisse, un certain nombre de fouriéristes américains éminents et autres communautaristes – y compris Charles Dana, George William Curtis, Horace Greeley et John Noyes — commencèrent à se pencher dans leurs écrits sur leur expérience de phalanstériens, examinant la question d’une éventuelle relance des communautés fouriéristes sous une forme mieux adaptée aux circonstances du moment. Greeley avança l’idée que les communautés devraient se montrer plus exigeantes lorsqu’elles admettaient de nouveaux membres afin de réduire le nombre des perturbateurs et des oisifs dont les exigences risquaient de gangrener des collectivités encore trop jeunes. John Noyes recommanda pour sa part d’éviter le travail des champs et de se recentrer plutôt sur les « centres d’affaires », où l’on pourrait trouver outils et échanges commerciaux, et ainsi prendre place « en tête de la marche générale vers le progrès [11] ». Greeley faisait, pour la vie en société, le pronostic que voici : « Je serais très déçu si le XIXe siècle n’en voyait pas la généralisation en tant que moyen de réduire les coûts et d’améliorer le confort de vie des pauvres. […] Je suis convaincu […] que les réformateurs sociaux ont raison sur de nombreux points […] et je considère Fourier – bien qu’il se soit montré à maints égards fantasque, fautif, visionnaire – comme le plus stimulant et le plus pratique d’entre eux. [12] »

Hubert, dont le cabinet d’architecte avait été contraint de fermer ses portes de 1876 à 1879 à cause de la crise, eut tout le temps de lire ce genre de méditations et de réfléchir à la manière dont il pourrait mettre à profit son expérience et son talent pour contribuer à résoudre les problèmes de New York. Sans doute les moyens propres à la cité phalanstérienne, élaborés en France durant une période d’agitation similaire, pouvaient-ils être mis à profit pour s’attaquer aux deux problèmes urbains les plus urgents : l’atomisation sociale et le manque de logements à prix abordable, qui causaient beaucoup de souffrances chez les pauvres et menaçaient d’extinction cette classe moyenne vouée à « harmoniser » la ville. La difficulté était de rendre les idées de Fourier acceptables aux yeux des New-yorkais ordinaires, en évitant de les associer au mot « socialisme », qui éveillait dans leur cœur la crainte d’affrontements sociaux.

Depuis sa résidence à la campagne dans le Connecticut, Hubert élabora des projets de construction de résidences urbaines de type coopératif, baptisées « Hubert’s Home Club Associations ». Contrairement aux Français, écrivait-il dans sa brochure, les New-yorkais n’étaient pas prisonniers du « besoin d’instaurer entre eux une ségrégation économique afin de marquer leur statut [13] ». Afin de mieux affirmer leur supériorité sur les habitants des quartiers pauvres et les pensionnaires louant une chambre, certaines familles passaient leur vie dans des maisons sombres et trop chères, isolés même des membres de leur propre classe sociale.

Les immeubles en copropriété, qui avaient fait leur apparition seulement dix années plus tôt, étaient toujours considérés par la plupart des New-yorkais comme inacceptables parce que trop exotique. Ceux qui envisageaient d’y habiter avaient le choix entre les logements dits « logements français » – des appartements étroits et sombres construits en enfilade, chaque pièce ouvrant sur la suivante à partir l’entrée jusqu’à l’autre bout, où la lumière du soleil ne pénétrait que par les fenêtres situées aux deux extrémités – ou bien des immeubles surévalués « de conception esthétique » dans des quartiers chers, dont la décoration extérieure et le nom prétentieux avaient pour but de rassurer les acheteurs sur leur respectabilité. La démarche coopérative, expliquait Hubert, permettait aux membres de l’Association de créer leur propre bâtiment, de le concevoir à l’image de leurs besoins, et réaliseraient d’énormes économies en partageant les frais d’achat du terrain, de la construction, de l’entretien et du chauffage.

En présentant ces associations comme de simples montages commerciaux – et en insistant sur le fait qu’il « protestait vigoureusement contre toute forme d’union socialiste [14] » – Hubert assurait aux candidats potentiels que chacun de ces clubs serait constitué de familles ayant des « goûts analogues » et des « positions sociale et économique similaires [15] ». Néanmoins, son appel à certaines notions fouriéristes telles que la structure de société par actions et la co-propriété d’un immeuble résidentiel, promettait d’être un premier pas vers un rapprochement des New-yorkais de façon nouvelle et productive.

Tout comme Greeley l’avait souhaité, Hubert se soucia d’abord de satisfaire les besoins des « pauvres », en concevant un immeuble coopératif témoin dans une rue peu cotée – la 80e –, au profit d’une population d’employés sous-payés et d’autres jeunes travailleurs des bureaux qui affluaient en ville. Ses huit appartements de trois pièces, lumineux et équipés de tout le confort moderne, étaient de loin supérieurs à ce qu’un employé pouvait en règle générale se permettre. Pourtant chacun d’entre eux coûtait seulement 4000 dollars – en gros la moitié du prix d’un appartement de taille comparable – et en l’hypothéquant, les acheteurs pouvaient se contenter d’un apport initial de 1500 dollars. Le prix d’achat serait couvert par les économies de loyer en moins de quatre ans, et contrairement à des locataires, les membres du Home Club pouvaient à tout moment revendre leur appartement, récupérant leur investissement et même les éventuelles plus-values [16].

Fourier lui-même avait suggéré par le passé que les phalanges expérimentales créées pour les classes les plus pauvres attireraient les clases moyennes dès lors que leurs avantages seraient devenus évidents [17] ; ce fut exactement ce qui se passa avec cette première « Home Club Association ». Alors que certains New-yorkais moins fortunés hésitaient, se méfiant de cette proposition qui leur semblait trop belle pour être vraie, les familles plus aisées se précipitèrent pour investir dans le plan imaginé par Hubert. À contrecœur, l’architecte fit droit à la demande des classes moyennes, mais il nota par la suite qu’il regrettait profondément ne pas avoir réussi à s’attaquer à l’un des problèmes les plus pressants pour les travailleurs pauvres de la ville.

Chez d’autres toutefois, l’idée d’Hubert de fonder le Home Club fut accueillie comme un grand succès, et sa firme fut assaillie de demandes l’invitant à créer d’autres d’Associations. Hubert conçut ainsi le Rembrandt, un Home Club destiné à des artistes aisés, avec de luxueux appartements de douze pièces reliés à des studios ayant une hauteur double sous plafond – les premiers duplex de la ville – à la demande de Jared B. Flagg, un riche peintre portraitiste doublé d’un spéculateur foncier qui possédait des terrains sur la très cotée 57e rue, tout près de l’emplacement actuel de Carnegie Hall. Cette fois, Hubert ajouta plusieurs unités de logements destinés à être loués, et qui contribueraient ainsi à financer les frais d’entretien du bâtiment. Avant même que la construction en ait été achevée, les propriétaires-actionnaires commencèrent à recevoir des offres d’achat de leur appartement pour deux fois son prix initial.

Vint ensuite le Hawthorne, une sorte d’hôtel coopératif avec des plafonds à poutres apparentes situé sur la 59e rue ouest en face de Central Park [18], puis le Hubert, le Milano, le Mount Morris (situés 80 et 121 Madison Avenue), qui séduirent les membres des professions libérales, puis un immeuble coopératif situé à la campagne dans le Connecticut, qu’Hubert conçut comme une résidence secondaire [19]. Pour finir, en 1883, en partenariat avec José F. de Navarro, un ancien professeur jésuite venu d’Espagne qui avait fait fortune en construisant une des lignes du métro aérien de New York, Hubert conçut les Central Park Apartments, un bâtiment coopératif destiné aux classes supérieures de New York. Connu également sous le nom de Navarro Flats, ce véritable château de Versailles des projets coopératifs constitué de douze bâtiments de dix étages disposés tel un palais formant un vaste carré autour d’une cour centrale paysager offrait des espaces de réception supérieurs à ceux des plus grands manoirs privés et des plus prestigieux bâtiments donnant sur Central Park [20].

Tous ces bâtiments coopératifs étaient gigantesques eu égard aux normes de construction en vigueur dans les années 1880 : ils occupaient plusieurs parcelles cadastrales et comptaient de huit à dix étages à une époque où rares étaient les bâtiment qui dépassaient les cinq. De sorte qu’en l’espace de quelques années les bâtiments coopératifs d’Hubert contribuèrent à modifier sensiblement la physionomie de la ville avec leur style très reconnaissable, un mélange de style « reine Anne » et de gothique victorien avec une multitude de tours, des toits pointus, des chiens-assis, d’immenses baies vitrées et des galeries extérieures reliant les appartements. Aussi diplomate qu’ait été Hubert dans sa présentation assez neutre des avantages de la vie dans des bâtiments d’habitation coopératifs, les bâtiments eux-mêmes exprimaient les bénéfices potentiels de « l’agrandissement du foyer – une extension de la famille au-delà d’un cercle limité à l’homme-et-son-épouse [21] » – notion étrangère à la mentalité farouchement indépendante de la plupart des Américains. Pourtant, comme l’a souligné Guarneri, faute de mixité sociale ou de partage des tâches domestiques, il ne restait plus grand’ chose dans ces résidences collectives des plans de Fourier, malgré les apparences [22].

Toutefois, avec son projet suivant (la Chelsea Association Building), Hubert allait pousser sensiblement plus loin ses expériences coopératives. Une fois encore, un décès survenu dans sa famille précéda ce changement de cap. Peu après qu’il eut acquis sept parcelles contiguës le long de la 23e rue Ouest (en plus d’une maison de ville située à l’arrière et tournée vers la 22e rue, destinée à servir de logement pour les personnels de maison), l’épouse d’Hubert, Cornelia, mourut subitement d’une hémorragie cérébrale, le laissant seul avec leur fille Marie, âgée de vingt-cinq ans, qui aspirait à une carrière d’actrice [23]. On ne saura jamais si cette tragédie soudaine poussa Hubert à s’interroger sur sa propre mort ou le poussa à revoir ses priorités. On sait simplement que tandis qu’un article de journal paru durant les premiers mois de la construction du Chelsea annonçait un bâtiment prévu pour compter quarante appartements – en fait quatre appartements immenses comptant chacun 1300 mètres carrés de surface habitable – lors de son achèvement, les plans avaient été modifiés pour créer deux fois plus d’unités d’habitation de tailles et de prix très variables.

À l’été 1884, des appartements de taille différente pouvant compter jusqu’à 275 m2 s’enroulaient autour des extrémités est et ouest de chaque étage du grand bâtiment rectangulaire long de 56 mètres et profond de 25. Au milieu de chaque étage, près des ascenseurs et des cages d’escalier, Hubert avait disposé des appartements plus petits de trois ou quatre pièces, qui ne faisaient parfois que 75 m2. Les appartements les plus grands, avec trois ou quatre chambres, une salle à manger, des salons, des salles de réception, et une immense cuisine se vendaient environ 8000 dollars chacun. Les suites plus petites, avec seulement deux ou trois chambres et sans cuisine complète, étaient mis en vente à partir de 2400 dollars – soit sensiblement moins cher que les appartements destinés aux employés qu’Hubert avait conçu plusieurs années auparavant [24].

Au dernier étage, sept studios d’artistes orientés vers le Nord s’alignaient le long du bâtiment, tandis que huit duplex appartements-studios occupaient l’arrière, dépassant sur le toit du Chelsea de manière à pouvoir récupérer un maximum de lumière côté Nord.

Les appartements pouvaient être réunis ou divisés à la demande des actionnaires, et la configuration intérieure était finalisée en fonction des goûts de chaque propriétaire, apportant encore plus de mixité dans un bâtiment dont l’éventail en matière de prix et de surface des appartements était déjà sans équivalent dans une ville où la ségrégation économique fonctionnait de manière assez rigide. Comme pour le Rembrandt, Hubert veilla à ce qu’un nombre substantiel d’appartements soient réservés pour des investissements locatifs, lesquels, avec les boutiques situées au rez-de-chaussée, financeraient le coût de l’entretien du bâtiment, tout en y créant un mouvement stimulant de résidents temporaires appelés à cohabiter avec les propriétaires à tous les étages.

Il est intéressant de noter que ce nombre total de quatre-vingt appartements correspondait au nombre minimum de quatre-vingt familles considéré par Fourier comme nécessaire pour l’établissement d’une phalange d’essai. Avec des murs d’un mètre d’épaisseur entre les appartements et des couloirs centraux de 2,50 m de large – presque assez larges pour évoquer des rues, comme l’écrivait Hubert – les familles se voyaient garantir leur intimité dans un logement individuel baigné de lumière et harmonieusement proportionné. En outre, plus encore que dans ses précédents immeubles coopératifs, Hubert avait aussi prévu de nombreux espaces réservés à la vie en commun, notamment trois salles à manger communes élégantes et attenantes destinées aux résidents et situées au rez-de-chaussée, avec une grande cuisine et une grande cave à vin en sous-sol, un hall d’entrée semblable à celui d’un hôtel, avec un parloir décoré réservé aux dames près de l’entrée, une salle de billard en sous-sol pour les résidents hommes, et enfin un superbe jardin sur le toit, avec sur le côté une allée pavée couvrant toute la moitié arrière du bâtiment. Comme touche finale, Hubert ajouta sur le toit un appartement en forme de pyramide doté d’un jardin privatif, d’une immense cheminée et d’immenses fenêtres orientées au Nord pour l’hospitalisation « à domicile » des résidents, qui, ainsi, n’auraient pas à quitter leur famille et leurs amis s’ils tombaient malades [25].

Sans doute aurait-il été peu réaliste d’espérer voir des New-yorkais pratiquer le partage des tâches domestiques, mais le personnel de maison logé dans la maison derrière le Chelsea était commun à tous. Les achats en gros faisaient baisser les prix des repas et du combustible, qui dans les deux cas étaient fournis aux résidents quasiment à prix coûtant. Et, bien évidemment, le Chelsea était pourvu de tout le confort moderne, depuis les premiers interphones jusqu’au chauffage à la vapeur, en passant par les ascenseurs sécurisés, la lumière électrique, les monte-plats permettant de faire parvenir les repas à l’étage et même un téléphone dans le bureau du directeur, ainsi qu’on était en droit de l’attendre dans un bâtiment coopératif conçu par le digne fils d’un des fouriéristes férus de technologie durant les années 1830.

De même que la conception physique et économique du Chelsea ressemblait à celle d’un phalanstère ordinaire, la composition sociale de son Association n’était pas sans rappeler celle qui avait été recommandée par Fourier pour le phalanstère à ses débuts : un noyau central de cultivateurs et de fabricants, une population moindre de capitalistes, de savants et d’artistes en vue d’en garantir la survie économique, l’équilibre psychologique et l’élévation spirituelle, et enfin un conseil de direction placé sous le contrôle des membres les plus riches et les plus intelligents du phalanstère [26]. Au Chelsea, qui n’était pas situé à la campagne mais dans un environnement urbain alors en train de se construire massivement, les « cultivateurs et les fabricants » furent remplacés par des promoteurs immobiliers, des maçons et des entrepreneurs en bâtiments directement impliqués dans le processus de « croissance » de la ville – avec en l’espèce la plupart de ceux qui avaient au sens propre du terme bâti, équipé et décoré le Chelsea. Les « capitalistes, savants et artistes » comprenaient non seulement les peintres et des sculpteurs installés dans les quinze studios du dernier étage, mais aussi un certain nombre de musiciens, d’acteurs, d’auteurs, de bibliophiles et de financiers et de riches philanthropes vivant dans les étages inférieurs. Et avec un conseil de direction initial comprenant un courtier connu, un ancien président du Merchants and Traders’ Exchange, un futur gouverneur de la Virginie et le président de la compagnie qui avait mis en place le toit novateur et breveté du Chelsea, le vœu de constituer une direction à la fois fortunée et intelligente était également exaucé.

Avec un bâtiment abritant quatre-vingt familles et une population raisonnablement diversifiée, le Chelsea était prêt, ainsi que l’avait recommandé John Noyes, à prendre sa place « en tête de la marche pour le progrès ». Mais une question restait en suspens : comment cela allait-il se passer ? Quel type de travail allait s’y faire ?

Plan du Chelsea Association Builiding pour les étages 1 à 9, par Philip Hubert, s.d. (avec l’aimable autorisation de Cornelia Santomenna)

La réponse semble se trouver dans la notion fouriériste d’art social, qui signale l’importance assignée au rôle de l’artiste pour unifier la population et la guider dans sa marche en avant et son évolution. Cette approche se traduit non seulement par la décision de consacrer tout le dernier étage du Chelsea à des studios d’artistes, mais aussi à la présence marquée dans la décoration de thèmes liés à la nature –vitraux à traverses représentant des fleurs et des coquillages, panneaux de porte en verre gravé montrant des scènes de forêt, manteaux de cheminées en bois sculpté et tuiles peintes à la main, hall d’entrée décoré d’immenses peintures de l’école de l’Hudson River, exquis tournesols en fer forgé ornant les balcons extérieurs et l’escalier central – celui-là évoquant le rêve d’un artiste américain de manière aussi prégnante que la « fleur de Fourier » représentait l’artiste opprimé en « civilisation ».

Façade du Chelsea Association Building en 1884 (avec l’aimable autorisation de Cornelia Santomenna)

Sans doute n’était-ce pas une coïncidence si Hubert décida d’implanter son bâtiment coopératif au centre de ce qui était alors le quartier artistique de New York, dans une rue pleine de théâtres, de music-halls, d’académies de dessin et de salles de conférences. Également porteuse de sens fut la décision de l’architecte de construire le Lyceum, un théâtre coopératif, trois pâtés de maison à l’Est du Chelsea, alors même que la résidence coopérative était en cours de construction. En août 1884, au moment même où les premiers résidents du Chelsea Association Building s’apprêtaient à entrer dans leurs murs, Hubert confia la gestion du Lyceum à une équipe d’hommes de théâtre jeunes et ambitieux – Franklin Sargent, David Belsaco, Steele MacKaye, et les frères Frohman – tous connus pour être des partisans résolus du théâtre naturaliste, créateurs les années suivantes du premier véritable mouvement théâtral américain.

En liaison avec son théâtre, Hubert créa la Lyceum School of Drama – la première académie ouverte avec succès pour les acteurs – ouverte aux étudiants de deux sexes, riches ou pauvres. Avec le temps, le Lyceum allait être déménagé à Times Square, et la Lyceum School rebaptisée The American Academy of Dramatic Arts. Ces deux institutions continuent d’exister aujourd’hui.

Ayant ainsi créé son propre « phalanstère » urbain d’inspiration fouriériste et « l’opéra » qui allait avec, Philip Hubert emménagea en personne au Chelsea lorsqu’il ouvrit ses portes le 1er octobre 1884. Une fois installé, il commença à travailler à l’écriture d’une pièce de théâtre consacrée au procès jadis intenté aux sorcières de Salem, en se fondant sur les procès-verbaux originaux du procès pour en rédiger les dialogues. Sa fille Marie, qui partageait son appartement du Chelsea, épousa Gustav Frohman, l’administrateur du Lyceum. Le moment venu, son mari devait produire la pièce écrite par son père, The Witch (La Sorcière), et Marie allait partir en tournée à travers tout le pays en y tenant le rôle vedette [27].

Hubert considérait la Chelsea Association, avec ses bâtisseurs et ses financiers, ses couples de retraités fortunés et ses jeunes gens socialement engagés, ses jeunes mariés, ses artisans et ses artistes, ses écrivains, ses musiciens et ses étudiants en art comme le plus réussi de tous ses Home Clubs. David Croly, rédacteur au journal commercial de New York le Real Estate Advocate, prosélyte bien connu de la philosophie d’Auguste Comte, le porta aux nues : il incarnait « un nouveau mode de vie, qui allait au-delà du simple désir de jouir d’avantages matériels supplémentaires. [28] » Un rédacteur anonyme, dans les colonnes du New York Sun de Charles Dana, appela chaque architecte de New York à « contruire de formidables escaliers pour les cent braves ; des villes splendides avec des piliers et des arcades […] » et à ne « jamais oublier qu’il travaille au service d’une entité plus sacrée et plus puissante que ne peut l’être n’importe quel être humain, pour une corporation au à tout le moins une cohorte d’individus […] [29] ».

Toutefois, durant l’année qui suivit l’achèvement du Chelsea, la construction de nouveaux bâtiments résidentiels de taille similaire fut interdite – officiellement pour des questions de sécurité. Mais dans la mesure où aucune catastrophe ne s’était produite entre temps et où les grands hôtels n’étaient pas concernés par cette interdiction, il est plausible que les responsables de la ville furent motivés au moins en partie par la peur d’un complot socialiste. L’année suivante, en 1886, Philip Hubert répliqua en apportant sa plus grosse contribution financière au partisan de l’impôt unique Henry George, qui faisait campagne pour le poste de maire de New York à la tête de la liste du Parti unifié du Travail. Après la défaite de George, Hubert renonça à ses projets coopératifs à New York et partit s’installer à Los Angeles, où il passa le reste de ses jours à concevoir de petites maisons et des inventions censées permettre aux travailleurs pauvres d’économiser leurs forces.

Après son départ, le Chelsea continua d’exister un peu comme une sorte de village romantico-socialiste au beau milieu de la métropole de l’Amérique capitaliste, offrant à sa communauté artistique, utopique ou non, tout ce dont elle avait fondamentalement besoin : des coûts de logement relativement bas, des capacités de réception et une sauvegarde de la vie privée, une grande tolérance à l’égard des personnalités et des manières d’être différentes, le respect du travail créatif et de la fonction sociale de l’artiste, ou encore un accès facilité au marché ainsi qu’aux autres canaux permettant de s’exprimer. Même s’il n’existe aucune preuve qu’Hubert ait jamais utilisé les mots « phalanstère », « Fourier », ou encore « socialisme » à propos du Chelsea ou de n’importe quel autre de ses bâtiments coopératifs new-yorkais, l’histoire du Chelsea prouve que dans certaines conditions et avec un peu de chance, la conception architecturale peut influer de manière significative sur la destinée sociale. De toute évidence, Hubert était d’accord avec le rédacteur anonyme du périodique new-yorkais Manufacturer and Builder qui écrivait en 1871 qu’« après tout ce temps perdu par les soi-disant penseurs, les vrais problèmes de ce siècle sont les problèmes pratiques et économiques. Améliorez les conditions matérielles dans lesquelles vit l’humanité, et l’on pourra sans danger laisser l’humanité s’améliorer – tant la science du statut social est intimement liée aux conditions matérielles. [30] »

Il est étonnant de constater le grand nombre d’artistes du Chelsea Hotel qui se sont engagés dans les questions sociales aux cours des décennies suivantes, militants actifs ou membres des avant-gardes. Ce fut au Chelsea que le journaliste célèbre William Dean Howells lut les épreuves du livre d’Edward Bellamy Looking Backward, ce qui transforma complètement sa manière de concevoir la littérature comme moteur du changement social. Dans la chambre 829, Thomas Wolfe, que la Grande Dépression avait alerté sur l’importance des questions sociales, traduisit brillamment l’impact psychologique des souffrances économiques dans son livre You Can’t Go Home Again. Lors d’un repas organisé dans l’une des salles à manger des résidents, Jackson Pollock, saisi par le trac, fut pris de nausées au moment de présenter son travail à un groupe de collectionneurs enrichis par la guerre qui avait été rameutés par Peggy Guggenheim. En sa qualité de président du PEN international, Arthur Miller invita personnellement divers écrivains soviétiques et des pays de l’Est à séjourner au Chelsea durant la Guerre froide. Andy Warhol invita pour sa part ses sujets à défier les conventions commerciales et à se considérer comme autant d’œuvres d’art achevées. Harry Smith enseigna à Abbie Hoffman les techniques du théâtre politique. Et la liste pourrait s’allonger indéfiniment. Depuis le XIXe siècle jusqu’au XXIe, les artistes du Chelsea Hotel ont rempli la mission qui leur avait été assignée dans le Paris des années 1830 : user de leur sensibilité particulière au service de la communauté, pour faire naître des émotions au sein du peuple et contribuer par là à l’unir.

Comme Félix Pyat l’écrivait en France dès 1834, « l’Art est presque un culte, une nouvelle religion qui arrive bien à propos, quand les dieux s’en vont et les rois aussi [31] ». À New York, le Chelsea Association Building, avec sa population riche et socialement mixte, et sa vaste palette d’artistes doués, arriva lui aussi fort à propos. C’est peut-être ce qui fait que l’on peut toujours sentir l’esprit de Charles Fourier hanter les briques et les pierres de ses murs.

Traduction : Michel Cordillot