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51-62
Les rapports ambigus des somnambules magnétiques, des médiums spirites et du fouriérisme, au XIXe siècle en France
Article mis en ligne le 23 février 2010
dernière modification le 2 octobre 2016

par Edelman, Nicole

Toute l’œuvre de Fourier noue des liens avec des théories élaborées par des somnambules magnétiques et leurs magnétiseurs puis avec le spiritisme, nouvelle religion et utopie des mondes extra-terrestres, inventée entre 1853 et 1857 par Allan Kardec. Le « ciel des fouriéristes » a cependant particulièrement influencé ces hommes et ces femmes qui pour beaucoup ont lu certains textes de Fourier. Malgré de fortes oppositions, il existe de remarquables continuités et points communs entre fouriérisme et discours somnambuliques ou spirites (en particulier autour de préoccupations socialistes et d’égalité entre homme et femme).

Si le ciel des fouriéristes plus que l’utopie phalanstérienne a influencé les magnétiseurs et les somnambules magnétiques puis les médiums spirites [1] au XIXe siècle, c’est cependant l’œuvre de Fourier tout entière qui noue des liens à la fois avec des théories élaborées par des somnambules et leurs magnétiseurs et avec le spiritisme, nouvelle religion et utopie des mondes extra-terrestres, inventé entre 1853 et 1857 par Allan Kardec [2] et des médiums. Pourtant s’il existe des continuités et des points communs entre fouriérisme et discours somnambuliques et médiumniques, il y a aussi de fortes oppositions. Il faut en particulier chercher à comprendre pourquoi d’une utopie centrée sur « l’incoercibilité des passions » selon les mots de René Schérer et sur leur épanouissement dans les phalanstères, des somnambules magnétiques puis surtout les médiums spirites (tous majoritairement des femmes, je féminiserai donc le nom), ne conservent que l’idée de réincarnation et d’évolution extra-terrestre et occultent largement la dimension du bonheur et du plaisir sur la terre.

Magnétiseurs, somnambules magnétiques et fouriéristes se connaissent. Leur vison du monde, leurs conceptions sociales et religieuses participent de valeurs et de fondements proches. Fourier sait l’existence de Mesmer et dit même avoir lu, certes superficiellement « l’ouvrage de Deleuze » [3], sans doute l’Histoire critique du magnétisme animal publiée en 1813. Joseph, Ph. François Deleuze (1753-1835), bibliothécaire au muséum de France, appartient à génération de magnétiseurs émules des découvreurs Mesmer et Puységur. Il a réfléchi à la nature du fluide générant l’état de somnambulisme qu’il interprète comme un fluide individuel émanant du magnétiseur. Fourier semble cependant trop bien connaître l’histoire du magnétisme pour n’avoir lu que ce livre de Deleuze. Il porte en effet un sévère jugement critique sur les « magnétistes » (c’est ainsi qu’il les nomme) dont il dénonce avec causticité les travers [4]. En revanche, il estime que le magnétisme « est probablement le germe d’une science très neuve en mécanique arômale » [5] et que les « magnétistes » ont très « probablement découvert l’accord artificiel de 7e » [6]. Ce 7e est un accord de transition qui nous est donné « dans un état où notre existence actuelle participe aux facultés d’un plus grand être qui est la planète à qui notre âme est liée et doit se rallier un jour » [7]. En cet état, les somnambules magnétisés ont « les facultés visuelles des ultra-mondains, ils sont en contract [sic] avec le terme supérieur de la série d’existence dont ils forment le terme inférieur » [8]. Cependant Fourier juge que l’obtention de l’accord de 7e n’est réservée qu’à quelques êtres. « Les sujets magnétisables ne peuvent être qu’en nombre de l/8e ; car la race actuelle, ou race subversive, tout à fait disgraciée et à peu près exclue en harmonies co-arômales, ne produit que par exception quelques êtres initiés faiblement à ce genre d’accord » [9]. Ainsi, « le magnétisme, quoique moyen très certain et qui sera généralement employé en harmonie, ne peut pas faire de progrès en civilisation ; il est trop entravé par des vices matériels inhérents à cette société » [10].

Loin de régresser, le magnétisme animal et le somnambulisme magnétique connaissent au contraire un regain de vigueur sous l’Empire et au début de la Restauration et s’épanouissent sous la monarchie de juillet. Tout d’abord, ils continuent d’être utilisés pour leurs hypothétiques effets thérapeutiques. Les somnambules magnétisées disent voir les maladies et prescrivent les médicaments ou soins qui peuvent les guérir. Elles sont considérées comme d’excellentes guérisseuses et leur succès est attesté durant la totalité du XIXe siècle. Fourier ne semble pas avoir fait appel à leurs soins bien que, note Charles Pellarin dans sa biographie de Charles Fourier [11], il ait recouru à l’homéopathie. Or magnétisme et homéopathie vont bien souvent de pair au XIXe siècle, ces deux thérapies se réfèrent en effet au même type d’appréhension et de compréhension de la maladie et du corps. En revanche, certains disciples de Fourier faisaient confiance aux somnambules et se sont adressés à elles. En 1827, Just Muiron qui était sourd depuis sa jeunesse consulte à la fois le célèbre Dr Koreff qui pratique avec succès et brio le magnétisme et deux somnambules. Tous le « convainqu(ent) que sa situation était sans espoir » [12]. En février 1833, dans une lettre écrite à K.A. Varnhagen dont la femme est malade, le fouriériste américain Albert Brisbane (1809-1883) émet le vœu suivant :

Je voudrais que vous eussiez assez de confiance dans le magnétisme pour en faire usage dans le cas de Madame. Le magnétisme lui donnerait des forces : et s’il y a telle chose, que des somnambules lucides à Berlin, on pourrait du moins déterminer la nature de la maladie, et voir du moins quelles médecines lui seraient nuisibles. Il y a à peu près un mois à présent que j’observe le magnétisme et je suis convaincu que c’est une puissance infinie donnée à l’homme, et pour son bien [13].

Par ailleurs, Brisbane reçoit lui même les soins d’une somnambule, « dame d’un cœur très charitable, et élevé qui ne donne pas ses consultations par intérêt mais par son amour de faire le bien » [14] et il est magnétisé par un médecin.

Si les somnambules sont guérisseuses, elles sont aussi voyantes. Là encore, des fouriéristes connaissent et pratiquent ces talents. Ce qui n’a rien d’étonnant puisque nombre des premiers admirateurs de Fourier dans les années 1820 « étaient des "fureteurs" éclectiques des sciences occultes », selon Jonathan Beecher, « ils étaient lecteurs de Swedenborg, Saint-Martin, Mesmer et Fabre d’Olivet » [15]. Ainsi, Victor Considérant reçoit en décembre 1826, une lettre de sa sœur Justine et de son beau-frère au sujet d’une dénommée Marguerite. En état de somnambulisme, celle-ci a prédit de graves dangers pour leur famille qui serait menacée par un homme. Justine en est fort inquiète et désire que son frère magnétise « fortement » Marguerite afin de la contraindre « à dire quels sont les moyens à opposer au ressentiment de cet homme et quelles mesures nous devons prendre pour en annuler les effets » [16]. On ne sait pas si le jeune Victor, qui venait d’entrer à Polytechnique, magnétisa Marguerite mais il écrivit à J.P.F. Deleuze afin de lui demander un rendez-vous. Enfin, au don de guérisseuses et de voyantes, certaines somnambules ajoutent encore celui de visionnaires. Exceptionnellement, elles atteindraient cet accord artificiel de 7e. On s’aperçoit alors que quelques-unes connaissent (bien ?) le fouriérisme.

Magnétisme et somnambulisme participent en effet pleinement au mouvement de quête spiritualiste et d’interrogations sur l’au-delà qui traverse cette première moitié du XIXe siècle. La fin des guerres napoléoniennes ouvre à la fois le temps du deuil et de la reconquête catholique. Des missions sont envoyées sur les terres françaises et le clergé reprend en main ses ouailles. Les menaces de l’enfer et de ses tortures sont une constante des sermons des prêtres missionnaires. Contre ce Dieu dur et autoritaire, certains s’insurgent et refusent de jouer leur vie éternelle sur un seul séjour terrestre. De nouvelles croyances naissent ou resurgissent, fondées sur l’idée de la réincarnation. Une vague d’intérêt pour Swedenborg « déferle aux approches de 1820. On se reprend à lire le maître, de nouveaux apôtres le popularisent » [17]. Et le somnambulisme devient un formidable moyen d’investigation de l’au-delà. Magnétiseurs et somnambules forment des couples : l’homme magnétise la femme qui dit sortir de son corps et partir explorer l’au-delà et questionner ses habitants. Les somnambules ont alors vocation à renouveler la religion et à régénérer l’humanité grâce aux conseils des esprits. Anges, esprits défunts connus ou inconnus, êtres des ultra-mondes, tous conversent avec les somnambules, ce qui provoque une certaine cacophonie.

Certaines ont pourtant des interlocuteurs privilégiés liés à leurs convictions et à celle de leurs magnétiseurs. Dans les années 1840, Louis Alphonse Cahagnet est swedenborgien et sa somnambule Adèle Maginot dit rencontrer Swedenborg [18]. Pourtant ses discours ne sont pas une copie conforme de la pensée swedenborgienne. Elle brosse le tableau d’une société évolutive, qui se régénère de globe en globe et d’astre en astre. Elle ne fait pourtant pas explicitement référence à Fourier au contraire du magnétiseur J.J.A. Ricard qui l’admire et dont la somnambule Virginie Plain rend compte, certes avec beaucoup de liberté, de l’œuvre fouriériste. Dans l’almanach qu’il publie, J.J.A. Ricard note que les « principes cosmologiques de Ch. Fourier se rattachent pour plusieurs points à la science formulée par Mesmer » [19]. Ainsi, comme lui, Fourier « remarqua l’influence que les astres ont sur la terre mais il alla plus loin et prétendit que les créations de la terre ont été produites par sa copulation avec les astres et avec le soleil » [20]. Associant mesmerisme et fouriérisme, Ricard et Plain soutiennent que l’arôme que Fourier suppose s’exhaler de tous les corps n’est autre chose que le fluide magnétique. Quant à Virginie Plain, elle prédit pour 1846 que « le système de Fourier sera adopté par le gouvernement et que M. Considérant sera chargé d’organiser les phalanstères » [21].

Le témoignage de Joseph Olivier est quant à lui fortement marqué au sceau du socialisme, ce qui le conduit pourtant à formuler de sévères critiques de toutes les théories qu’il prétend connaître, fouriérisme en particulier. Cet homme, ancien officier de cavalerie, est un somnambule magnétique. En 1847, lors de dix huit séances somnambuliques, il dicte un livre, Les paroles d’un somnambule qui est publié en 1849. Il y décrit la destinée humaine comme une succession de vies qui assure la régénération finale de chaque homme. La rapidité de la régénération est proportionnelle à l’efficacité de chacune des vies passée sur terre. Chaque homme doit donc s’attacher à faire progresser l’humanité en la transformant grâce à l’association. A partir de cette idée générale, il critique tout à la fois, Henri de Saint-Simon, Georges Sand, Pierre Leroux, Béranger, Lamennais et bien sûr Fourier. Critique parfois sibylline :

Ces théories, celle de Fourrier (sic) par exemple sont bonnes en ce qu’elles partent du principe, elles sont incomplètes en ce qu’elles ne considèrent le principe que sous un point de vue [22].

Parfois plus précise :

Fourrier [sic] a parlé du phalanstère ; dans ce moment il a prophétisé quant à la pensée. Cette idée était bonne, mais l’application était mauvaise. Ce ne sera pas une association de capitalistes qui sera bonne, ce sera une association de frères [...] et le seul capital sera apporté par l’amour [23].

Il conseille toutefois à chacun d’« étudie[r] toutes les doctrines de ces grands hommes, de [les] rapporte[r] aux doctrines posées par le Christ, [...] de pese[r] tout cela dans la balance de votre conscience » [24].

Il est enfin un somnambule fouriériste bien connu, Louis Michel (de Figanières). Dès 1838, il entre en sommeil magnétique et s’évade dans les extra-mondes mais ce n’est qu’à la fin de 1854 qu’il se sent investi d’une mission de vérité. Il charge Victorien Sardou et Pradel de prendre en note les discours qu’il prononce lorsqu’il est en état somnambulique. Les deux hommes « présentent donc dans un livre de plus de huit cents pages, cette clé de la vie, compte rendu fidèle des révélations faites par l’Esprit pour annoncer la venue d’un monde meilleur. Bien qu’il ne soit jamais fait allusion à l’école phalanstérienne ni à son fondateur, il est absolument évident », nous affirme Michel Nathan, « que l’Esprit et ceux qui transcrivent son message ont beaucoup pratiqué Fourier » [25].

La mi-temps de ce XIXe siècle, les années 1853-1854 sont ainsi des dates clés de l’histoire des relations avec l’au-delà. L’année 1853 marque en effet le début de la vogue des tables tournantes en France [26]. Cette pratique née aux États-Unis en 1848 traverse l’Atlantique, exportée d’abord en Grande-Bretagne par des curieux puis sur le continent européen. Au printemps 1853, les brochures, almanachs-modes d’emploi, lettres, journaux, revues permettent à la Prusse, l’Autriche, la Belgique et la France de faire leurs premières expériences. En France, le terrain est préparé par les recherches spiritualistes déjà engagées par les somnambules que les tables tournantes n’étonnent pas puisqu’elles n’ignoraient ni les coups frappés, ni les mouvements d’objets, ni les messages venus des esprits de l’au-delà [27]. L’intérêt et l’engouement pour les tables tournantes est extraordinaire ; il n’est ni ville, ni village en France où elles ne parlent. Victor Hennequin en est bouleversé. Cet avocat, fouriériste, député de l’Assemblée législative en 1850, emprisonné pour résistance au coup d’état du 2 décembre, voit sa vie et ses convictions chavirer à l’écoute des esprits ou plutôt de « l’esprit de l’âme de la Terre » dont Victor Hennequin est chargé de transmettre la voix et le message. Il doit réussir là où Fourier a échoué. En 1853 et 1854, il publie successivement deux livres chez Dentu, Sauvons le genre humain et Religion, triste et pâle rectification de la doctrine de Fourier. Cette même année, Jean Reynaud publie Philosophie religieuse. Terre et ciel. L’auteur considère que les « dispositions de la France » [28], conviennent à un renouvellement des études théologiques et pour ce faire met en rapport sciences physiques, sciences morales, astronomie et théologie. Il a pour ambition de démontrer la vie dans l’univers, de poser le dogme de l’immortalité, de nier l’existence de l’enfer. Par ses souffrances et par son travail, l’homme participe à sa régénération et à celle de la planète.

Enfin, c’est de 1853 à 1857 qu’Hippolyte Léon Denizard Rivail, le futur Allan Kardec, découvre la présence des esprits à travers les tables tournantes en interrogeant des somnambules qu’il appelle médium à l’imitation des Américains. Il donne ainsi naissance à la religion spirite dont le livre-bible est Le livre des Esprits publié en 1857. Kardec se dit à son tour chargé d’une mission divine, il se présente comme le prophète de la troisième et dernière Révélation chrétienne après celle de Moïse et du Christ. Le spiritisme est donc un nouveau christianisme.

Ainsi dans une société où l’Église catholique s’enferme dans un dogmatisme étroit, où les découvertes de la science sont bien longues à transformer le monde, la croyance de poursuivre sa vie dans les mondes extra-terrestres devient une certitude. Après l’échec de la seconde république, les rêves de justice, de fraternité et d’égalité politique avaient sombré dès février 1848 pour les femmes [29] et les massacres de juin avaient achevé ceux de beaucoup d’hommes. Les mondes extra-terrestres ouvrent alors à nouveau largement leurs espaces à l’espoir d’un ailleurs plus clément et deviennent (peut-être) un substitut aux luttes avortées. Dans la première décennie du second Empire se poursuit ainsi l’élaboration de doctrines socialistes toutes fondées sur l’idée de la métempsychose stellaire conçue comme religion de l’avenir. La théorie spirite appartient pleinement à cette nébuleuse spiritualiste. Elle se veut synthèse de toutes les précédentes. Le spiritisme est à la fois révélation divine et révélation scientifique puisqu’il procède dans son élaboration comme les sciences positives, il applique la méthode expérimentale. L’expérience des tables tournantes en est le meilleur exemple. Les tables délivrent des messages, elles parlent, donc elles sont mues par des esprits intelligents (il n’y a pas d’autre explication rationnelle possible affirment les spirites). Théorie « évolutionniste » et humaniste, le spiritisme permet d’avancer vers une connaissance globale des lois spirituelles et matérielles et de fonder scientifiquement un spiritualisme et une société plus fraternelle. De vie en vie, chaque esprit progresse à son rythme, au pire restant stationnaire. Il se réincarne dans différentes planètes ou autres astres et sphères de l’univers jusqu’au moment où il n’aura plus à subir ni expiation, ni souffrance. Il va alors dans le sein de Dieu où il continue à être très actif. A ses débuts, le spiritisme est une doctrine d’émancipation et d’égalité, doctrine exposée dans Le Livre des esprits [30]. Ce livre a été dicté par les esprits à des somnambules/médiums. Il s’agit d’une suite de questions, posées par Kardec et de réponses données par les médiums, canaux de la parole des esprits.

Le spiritisme se veut le point final de toute une évolution spirituelle. Il rend ainsi hommage aux précurseurs, aux génies novateurs, Saint-Simon, Lamennais, Reynaud et Fourier qui n’est que l’un d’entre eux. Une constante de la Revue spirite est donc de rappeler la continuité qui existent entre différentes théories. Ainsi, La Revue spirite d’août 1863 rappelle que :

Les principes du spiritisme moderne ne sont montrés partiellement et sous différentes faces à plusieurs époques : au siècle dernier dans Swedenborg, au commencement de ce siècle dans la doctrine des théosophes, qui admettaient clairement les communications entre le monde visible et le monde invisible ; dans Ch. Fourier, qui admet le progrès de l’âme par la réincarnation, dans J. Reynaud [...] [31].

Les spirites aiment aussi à souligner des conversions qui sont toujours soit celle de catholiques ou de protestants parfois de juifs soit celle de fouriéristes, car, et c’est une rengaine, les deux doctrines sont très proches. On lit ainsi dans La Revue spirite :

J’ai reconnu toute la théorie de Fourier sur l’âme, la vie future, la mission de l’homme dans la vie actuelle et la réincarnation des âmes (...) La doctrine de Fourier et la doctrine du spiritisme sont similaires, étant phalanstérien, il n’était pas difficile de faire de moi un adepte de la doctrine spirite [32].

Ou encore, citant de longs extraits de la dernière lettre de l’ouvrage du fouriériste Mathieu Briancourt, Lettres à mon frère sur mes croyances religieuses et sociales [33], la Revue spirite conclut : « avec une telle profession de foi, on comprend que fouriéristes et spirites puissent se donner la main » [34].

Il arrive enfin, mais c’est très rare que l’esprit de Fourier parle par le canal d’un médium. La médium Mme Cochet a eu ce privilège, la dictée a pour titre « Tout sur la terre demande une réforme ».

Nous voyons chez vous, frères incarnés, le spectacle de toutes les passions que les événements mettent en jeu et dont votre position sociale individuelle décuple l’énergie. Les passions, ressorts nécessaires de votre vie terrienne sont toujours développées en raison d’un intérêt qui demeure tantôt à vous même, tantôt étendu à une classe, tantôt appliqué à l’humanité toute entière.

Mme Cochet/Fourier poursuit en expliquant qu’il existe des entraves au progrès : l’égoïsme, l’attente d’une rénovation venant de l’état et que la seule solution est de se dégager des basses questions de politique et... d’adopter le spiritisme :

Aimez-vous, c’est-à-dire soutenez-vous, c’est la doctrine du Christ, elle donne la suprême égalité, l’égalité absolue des esprits dans leur principe et leur fin tandis que temporairement, respectant la supériorité acquise, elle donne à chacun suivant l’œuvre accomplie. C’est donc, en un mot, dans l’ordre matériel comme dans l’ordre spirituel, le mot que plusieurs disent avec effroi, que vous devez comprendre avec amour : Socialisme. FOURIER. [35]

Pour les spirites, Fourier est en effet le socialiste par excellence, plus encore que Saint-Simon. En 1913, c’est à ce titre qu’un hommage lui est rendu dans la Revue spirite : « Ch. Fourier, ce génie incomparable qui excita l’admiration de ceux qui ont étudié sa doctrine, créa en France un mouvement socialiste dont le XIXe siècle entière a subi l’influence » [36]. Le familistère de Guise est ainsi présenté comme exemplaire, l’approbation des spirites à son égard est totale : « nous considérons », écrivent-ils en février 1878, « les solutions sociales de M. Godin comme le véritable évangile du travailleur » [37]. Jean Baptiste Godin est reconnu à la fois comme spirite et fouriériste, il est lui aussi resitué dans une longue lignée de penseurs. Ses idées ont été prises tout à la fois à Swedenborg, Saint-Simon, Fourier, J. Reynaud, A. Kardec et à Michelet, H. Martin, V. Hugo, L. Blanc, E. Quinet. Rien moins !

Si les préoccupations socialistes des spirites restent fortes jusqu’au début des années 1890, les références à Fourier disparaissent peu à peu. Ainsi, le socialisme d’un groupe bisontin est plus proudhonien que fouriériste. Ces thèses sont à trois reprises longuement exposées dans une série de « Lettres d’outre-tombe sur le socialisme » publiées dans la Revue spirite pendant l’année 1890 [38]. Le groupe estime « qu’en attendant l’époque où l’humanité aura fait assez de progrès pour apprécier les bienfaits de l’association intégrale des efforts et commencer à la mettre en pratique, il faut créer le plus possible d’associations partielles » [39]. Leurs modèles de référence sont les fruitières et la coopérative en général dont il faut multiplier les exemples. Au delà des années quatre-vingt dix, socialisme et a fortiori fouriérisme sont de moins en moins l’objet des préoccupations spirites.

Ainsi, jusque là et depuis quasiment un siècle, quelques poignées d’hommes et de femmes ont construit des cosmogonies, peuplé l’univers d’esprits migrants, inventé des religions, créé de nouvelles sociétés. Le discours des somnambules magnétiques et des médiums spirites présente une forte continuité. Il exprime des idées et des points de vue proches ou communs de celui de Fourier. Ces femmes imaginent un au-delà où l’activité est harmonie et bonheur. Point d’oisiveté dans les mondes extra¬terrestres. Les esprits supérieurs ont une activité incessante. Ces femmes semblent autant craindre l’oisiveté qu’avoir une volonté passionnée d’agir. Le travail dans l’au-delà est plaisir. Sur ordre divin, les Esprits partent en mission, admonestent les uns, protègent et encouragent les autres. Leur bonheur est actif, point de contemplation, ni d’extase (le spiritisme condamne la vie monastique cloîtrée). Sur terre, certains, proches des spirites, pensent à des transformations plus précises :

« Fusion des intérêts et travail attrayant, tels sont les deux jalons qui doivent servir de guide à ceux qui voudront entrer dans la voie des recherches pratiques en vue du règne de la Justice. Mais ces deux principes ne font-ils pas déjà partie de la théorie de Fourier sur l’association ? Oui, c’est à cette théorie encore incomprise que nous les empruntons et ce sera la gloire de Fourier d’avoir découvert cette base fondamentale du vrai progrès social » [40] écrit Journet dans sa revue L’Étoile.

Comme Fourier, et la chose est rare au XIXe siècle, les médiums spirites ne conçoivent pas le progrès comme inéluctable et linéaire mais lié au statut de la femme. Il peut y avoir régression ou avancée. Un esprit dicte à l’une d’entre elles une phrase qui est quasiment celle de Fourier : L’émancipation de la femme suit le progrès de la civilisation ; son asservissement marche avec la barbarie » [41].

Somnambules et médiums sont ainsi attachés à l’égalité entre l’homme et la femme, égalité toutefois dans la différence puisque les deux sexes sont la plupart du temps conçus comme complémentaires l’un de l’autre. Par ailleurs, l’idée de réincarnation qui se fait indifféremment dans un sexe ou dans l’autre, oblige les spirites à radicaliser cette conception de l’égalité en prônant une éducation et une instruction de qualité pour les hommes comme pour les femmes. Cette éducation s’inspire largement des idées de Pestalozzi, dont Allan Kardec, ancien instituteur, est un fervent disciple, ce qui, à ce titre, le rapproche de Fourier.

Enfin, les médiums spirites modifient les conceptions traditionnelles de la famille, qui devient un lieu d’accueil pour des esprits inconnus, en raison de la réincarnation. La filiation devient donc purement sociale, la bâtardise perd tout sens puisqu’aucun enfant n’est l’enfant biologique de ses parents. Tous sont animés d’un esprit totalement étranger qui ne pénètre le corps du fœtus qu’au moment de la naissance. Et dans ces conditions l’avortement n’est pas un crime mais l’acte anodin qui fait disparaître un corps-instrument, une enveloppe de chair vide.

Des filiations entre fouriérisme et spiritisme existent donc et il est probable que Kardec comme de nombreuses médiums ont lu son œuvre ou du moins une partie de ses livres. Pourtant, in fine, ils n’en retiennent essentiellement que l’aspect extra-terrestre, « l’éternité par les astres » pour reprendre le titre que Michel Nathan a donné à l’un de ses livres. Les médiums ne privilégient jamais la possibilité d’un bonheur et d’un plaisir terrestre même si elles n’excluent pas la nécessité de réformer la vie sur la terre. Elles imaginent la promesse d’une vie éternelle et désincarnée dans la proximité de Dieu, précédée par des vies et des vies de souffrance et d’expiation. Sur terre et dans tous les mondes matériels, l’âme est emprisonnée dans un corps où « la naissance divine la retient enfermée le temps nécessaire à sa purification » [42]. Chacun peut alterner séjour matériel et séjour spirituel pour être capable d’apprécier « le bonheur antérieur et futur des existences spirituelles » [43]. Et chacune, médium ou somnambule, profile bien loin de la terre un espace bienveillant, calme et doux, sans excès, sans passion, harmonieux et juste dont le préalable est la mort. Elles aiment à décrire l’accomplissement des grandes amours spirituelles et platoniques, dépréciant voire refusant l’amour physique. Les médiums spirites vont jusqu’à concevoir une âme sans sexe s’incarnant tantôt dans un corps d’homme, tantôt dans celui d’une femme. Dans ces conditions, le bonheur maternel n’est pas même certain puisque la mère n’offre à son enfant qu’une enveloppe de chair dans laquelle un esprit vient se glisser. Celui-ci s’incarne sur terre pour progresser et se racheter ou même pour faire souffrir ses parents afin de leur faire expier leurs fautes antérieures. La terre et l’humanité sont donc condamnées à souffrir avec le seul espoir d’un futur plus clément. D’incarnation en incarnation, les hommes évoluent, ils sont passés de l’adolescence à l’âge viril.

Et « pour que les hommes soient heureux sur la terre, il faut qu’elle ne soit peuplée que de bons Esprits incarnés et désincarnés qui ne voudront que le bien. Ce temps étant arrivé, une grande émigration s’accomplit en ce moment parmi ceux qui l’habitent [...] La nouvelle génération, devant fonder l’ère du progrès moral, se distingue par une intelligence et une raison généralement précoce, jointe au sentiment inné du bien » [44].

La terre ressemblera-t-elle alors à Jupiter, haut lieu du bonheur extra-terrestre et planétaire des spirites ?

La planète est inondée d’une lumière pure et brillante qui éclaire sans éblouir. Les arbres, les fleurs, les insectes, les animaux dont les vôtres sont le point de départ, y sont agrandis et perfectionnés, la nature y est plus grandiose et plus variée ; la température est égale et délicieuse ; l’harmonie des sphères enchante les yeux et les oreilles [45].

Les habitants de Jupiter étudient, créent, admirent des spectacles sublimes. Ils jouissent d’une « éternelle bonté, d’un éternel calme de l’âme » [46], mais ils sont quasiment immatériels. Quant aux purs esprits, ils sont parfaits, chacun conservant toutefois sa personnalité car « Dieu n’a pas voulu qu’aucune de ses œuvres fût identique » [47]. Et chacun se caractérise toujours par son calme, sa maîtrise de soi, son absence de passion, sa forme absolument éthérée ce qui le prive de tout plaisir du corps ce qu’au grand jamais Fourier n’aurait voulu.

Ainsi, l’utopie fouriériste n’est pas parvenue à détacher somnambules et médiums d’autres influences apparemment plus décisives et pesantes. D’une part, ces femmes souffrent physiquement comme la plupart des femmes du XIXe siècle et sans doute plus encore puisque c’est bien souvent la maladie qui les a conduit au magnétisme et au somnambulisme magnétique qui sont utilisés comme des thérapeutiques. Les descriptions qu’elles font de l’intérieur de leur corps sont terrifiantes : utérus sanguinolents, chairs viciées, engorgements mortels, tumeurs suintantes... Or l’image que les médecins leur renvoie est quasi identique. Dès le XVIIIe siècle, « l’éternelle maladie des femmes est un lieu commun » [48] et la femme est devenue un modèle de la pathologie. Au XIXe siècle, Michelet est exemplaire de ce regard sur la femme toujours blessée, toujours saignante. Aussi somnambules et médiums estiment-elles nécessaire de quitter ce corps pour voyager dans des ailleurs plus cléments et pour évoluer vers l’immatérialité. Elles conseillent aussi d’éviter l’amour physique, fauteur de grossesses et d’enfantements douloureux pour rêver à des amours spirituelles et platoniques.

La culture et la pensée de ces femmes est d’autre part façonnée par le catholicisme qui est leur réfèrent essentiel. Le catéchisme, L’Imitation de Jésus Christ et les vies de saints et de saintes constituent leur instruction première. Elles ont fortement intériorisé l’idée de péché originel et sa nécessaire expiation. Pour les médiums spirites, la vie terrestre reste bien une vallée de larmes pendant laquelle on fait son salut. Même si, et c’est une différence majeure, on ne joue pas dans la croyance spirite son éternité sur une seule existence. Par ailleurs, le développement du culte marial au XIXe siècle amplifié encore par la proclamation du dogme de « L’Immaculée Conception » en 1854, fortifie l’idée de la femme, mère, vierge et martyre. Cette prégnance de la religion est telle qu’en 1926, P. Janet écrit encore :

La croyance est le phénomène intellectuel le plus important quand on considère le niveau moyen des intelligences humaines [49].

Ainsi les mondes extra-terrestres construits par les somnambules et les médiums sont-ils bien souvent des lieux d’évasion, un subterfuge à leur difficulté de vivre en tant que femme dans un siècle qui les assujettit.

Le bonheur dans les mondes extra-terrestres promis par des esprits dont elles ont la certitude qu’ils leur parlent, leur semble sans doute plus sûr que celui décrit par Fourier dans les phalanstères. D’autant que leur rôle de somnambules ou de médiums leur confère déjà, ici et maintenant, une fonction sociale tout à la fois sacerdotale et oraculaire et une reconnaissance de ceux qui croient en elles.