Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

155-166
Victor Considerant, un fouriériste en politique ?
Victor Considerant, a Fourierist in Politics ?
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 24 août 2017

par Guillaume, Chantal

Considerant n’est pas seulement le gardien de la doctrine fouriériste. On peut s’en convaincre si on analyse son œuvre, son engagement politique à la lumière des soubresauts de l’histoire du XIXe siècle. Il a tenté de faire entrer le fouriérisme en politique, en l’infléchissant, en l’accommodant aux nécessités de la République naissante. Son socialisme phalanstérien dont il faut saisir la spécificité s’inscrit dans le combat politique de son époque. Ainsi ses analyses finissent par témoigner de la difficulté à trouver la « formule socialiste », d’adapter la théorie à la pratique, de donner une théorie politique à la pratique sociale.

De Considerant, des socialistes phalanstériens, les Cahiers Charles Fourier durant toutes ces années d’études du fouriérisme sous toutes ses déclinaisons, du fouriérisme théorique, doctrinaire au fouriérisme pratiqué, dévié, accommodé voire même impossible, ont traité. La figure du disciple orthodoxe, gardien de la doctrine, expérimentateur sans succès de la science sociale, n’a pas manqué d’apparaître.

Pourtant nous proposons une approche autre pour revisiter la place de celui-ci dans le mouvement de la réforme sociale, des inventeurs sociaux, en le situant dans les soubresauts de l’histoire du XIXe siècle. La pensée de Considerant, que nous articulerons au socialisme phalanstérien et au mouvement démocratique de son époque, n’est pas réductible à son seul engagement fouriériste. Elle a dû composer, faire alliance avec le mouvement politique dominant et n’a pu se détacher du mouvement social global. Portée par une révolution des idées, elle n’a pu se résoudre à n’être que le porte- drapeau d’une école, de ce que Considerant désigne lui-même comme « une secte sociale ». Ainsi doit se dessiner une figure complexe de « militant », pas seulement propagateur de la science sociale découverte par Fourier, mais devant assumer aussi un combat politique multiforme. Les questionnements de Considerant témoignent d’une tension jamais résorbée entre théorie et pratique, entre école et parti, entre lutte des idées et combat politique. Ils éclairent des oppositions conceptuelles fécondes qui permettent de mieux cerner le champ du politique et de l’approfondir. Ce socialisme utopiste, communautaire, nous paraît, avec le recul de l’histoire du XXe siècle, avoir apporté des réponses pertinentes pour éviter les dérives et dévoiements du socialisme. La « formule socialiste » de Considerant est pour le moins aussi défendable que les prétentions du socialisme scientifique qui a montré ses limites. On sera porté à envisager le rapport complexe que Considerant entretient avec la théorie de Fourier. Est-il possible de faire entrer le fouriérisme en politique ?

À l’épreuve des bouleversements politiques et sociaux de la monarchie de Juillet, Considerant se voit obligé de « reformuler » le fouriérisme pour l’inscrire dans la lutte politique. Il faut pourtant admettre qu’il y a d’un côté la science sociale, œuvre du génie singulier de Fourier qui se démarque de la politique, et de l’autre l’actualité du combat politique et la nécessité de poursuivre le travail d’émancipation inauguré par la révolution de 1789. Des concepts appartenant au champ politique de son époque font leur entrée dans la pensée en chantier de Considerant. Ainsi Jonathan Beecher remarque-t-il que le mot socialisme entre dans son lexique seulement en 1838 [1].

Considerant va d’ailleurs s’atteler à définir ce qu’il entend par socialisme avant de le concevoir comme phalanstérien, ce qui témoigne bien de cette volonté de se situer au-delà de la pure doctrine de Fourier. Ce socialisme qu’il revendique n’est pas une doctrine systématique, car trop maladroitement absolue, mais plutôt ce qu’il désigne comme une aspiration immense, irrépressible vers un ordre social nouveau commune à un grand nombre de penseurs et écoles.

Procédons maintenant à la définition régulière du socialisme ; nous pouvons le faire à cette heure. Le socialisme n’est pas une doctrine déterminée. En principe, c’est une aspiration immense, irrésistible vers un ordre social [2].

Ainsi le champ politique n’a pas seulement besoin d’une théorie, d’un corps doctrinaire précis, mais aussi d’un idéal, d’une force capable de mettre en marche les esprits, les énergies. L’aspiration aurait cette fonction d’être un moteur de l’histoire, de mettre en œuvre l’émancipation de l’humanité. C’est une définition du socialisme qui ne craint pas une certaine forme d’idéalisme, contre tout fatalisme de la réalité. L’idée socialiste au XIXe siècle a le même statut que la liberté des philosophes du XVIIIe. Ce socialisme n’est pas une epistémé, puisqu’il s’impose plus comme sentiment, vibration ou idéal. Dans cette perspective, il a vocation à devenir universel, transhistorique, car capable de subsumer toutes les traditions philosophiques, politiques et religieuses. Il est intégral, incontournable : « le socialisme est aujourd’hui partout [3] ». Il est fondamentalement foi en une autre organisation sociale, que la révolution de 1789 a fait imaginer mais n’a pas rendu possible ou réelle.

Le socialisme intégral, c’est tout cela réuni et, en outre tous les ébranlements, toutes les vibrations, toutes les idées, tous les sentiments, toutes les explosions et toutes les flammes que ces énergies diverses, combinées avec les traditions historiques, philosophiques, chrétiennes et révolutionnaires ont communiqué à l’opinion et la masse vivante et pensante, chez tous les peuples civilisés [4].

Ce socialisme, dans ce discours (plus qu’une pensée) qui n’évite pas l’exaltation lyrique, est un aboutissement, une direction que prend l’humanité. Socialisme universel, œcuménique, rassembleur qui est l’apanage d’un grand nombre de courants politiques et philosophiques de l’époque. Loin de l’ambition d’être une science, le socialisme est d’abord aspiration inscrite dans « le grand mouvement de régénération du monde », pas moins. On ne fait pas de politique en invoquant seulement les intérêts matériels, économiques, mais en défendant une idée, des idées. Elles sont à même de mettre en marche le mouvement d’affranchissement de l’humanité. Elles ont cette finalité d’instituer un imaginaire politique et social. La politique ne se satisfait pas seulement des intérêts matériels, mais aussi d’une symbolique, celle de la justice sociale et de la démocratie. Considerant peut poser ce préalable comme principe de tout combat politique : « Des intérêts sans idée, c’est toujours la mort [5] ». La politique, vivante en rupture avec les formes du passé, invente, reformule les idées. Cette proposition de Considerant aurait vocation à nos yeux à accéder au statut de vérité universelle. Ainsi Considerant, comme le dit Henri Desroche [6], met de l’eau dans son vin fouriériste pour agir dans un cadre politique, celui de la révolution de 1848 et celui de la démocratie parlementaire.

Considerant n’aurait pu faire admettre à Fourier que la révolution de 1789 a inauguré un début d’émancipation, tant celui-ci en a rejeté les excès et la terreur. Ainsi cette aspiration fait prévaloir chez Considerant sa conception historiciste, qui élève ce socialisme au rang d’un messianisme. Dans une conception moderne de l’histoire politique, il donne au devenir historique une direction, un sens nécessaire qui n’a rien à voir avec la conception du tableau compliqué de succession de périodes dans l’œuvre de Fourier. Considerant a une représentation progressiste et continuiste de l’histoire, alors que Fourier préfère l’écart absolu et la contre-marche de l’histoire. Ce qui confirme que le premier ne rejette pas la politique en train de se faire avec ses succès et ses faiblesses, même s’il la confronte aux propositions de la science sociale de l’utopiste génial. Ce qui confirme le caractère plus réaliste et politique de sa pensée, moins dans l’imaginaire utopiste.

Ce que la Révolution française de 1789 a commencé - octroyer la liberté et des droits politiques -, le socialisme du XIXe siècle va le parachever en réglant la question sociale. Considerant est catégorique, la féodalité politique est renversée et il faut s’en réjouir, mais elle a été remplacée par la féodalité industrielle qui se traduit par un servage collectif des travailleurs. Le socialisme se développe et s’impose sur la misère engendrée par la société industrielle. La liberté du « laissez-faire », la concurrence et la production anarchique ont conduit à de nouvelles formes de soumission et de dépendance incompatibles avec les buts de libération proclamés par la révolution. Considerant ne fait d’ailleurs pas la critique de la Révolution, mais la considère comme inachevée et ne tenant pas ses promesses. On ne peut s’arrêter à cette étape de l’émancipation et de la régénération de l’ordre social. Il y aurait comme une contradiction à surmonter, entre la souveraineté du peuple et la domesticité, le salariat et la mendicité [7]. Cette proposition d’une incompatibilité entre les principes démocratiques et l’aliénation économique et sociale dément toute possibilité de l’effectivité de la liberté.

On conçoit bien que l’histoire politique se déploie dans une direction, celle de la liberté et de la suppression de la domination, mais le socialisme ajoute nécessairement, pour être accompli, l’amélioration sociale, la justice à cette dynamique de la liberté. Ce que la révolution a commencé, le socialisme doit le parfaire au niveau social. Considerant en acceptant le moment révolutionnaire se démarque de Fourier, mais insiste dans sa solution sociale pour mettre un terme à la guerre sociale et à la violence révolutionnaire.

Il ne dédaigne pas le combat politique, à la différence de Fourier, puisqu’il interpelle la classe politique à laquelle il appartient comme parlementaire ; elle a su en son temps participer au mouvement de libération de l’humanité, mais elle s’est depuis cantonnée à la défense exclusive des droits politiques et du droit constitutionnel sans vouloir s’attaquer à la question sociale. Classe politique installée dans des combats stériles, dans des intrigues de pouvoir et des ambitions de carrière, qui se montre impuissante à remédier à la misère des classes laborieuses, qui s’interdit de comprendre le problème du travail. Considerant la nomme « l’oligarchie des satisfaits » pour signifier son immobilisme et ses incapacités à entreprendre des réformes sociales. Belle expression que l’oligarchie des satisfaits, pour qualifier la classe politique qui témoigne, nous le verrons, de sa volonté de créer un lexique politique précis pour faire exister des réalités nouvelles [8]. Ainsi, tout occupée à conserver son pouvoir, la classe des parlementaires reste ignorante et fermée à la question sociale, la seule qu’il importe de régler.

Le socialisme intégral, étape nécessaire du devenir historique, revendique d’occuper le terrain délaissé par la classe politique, social et économique. Considerant s’exclame : efforcez-vous de défendre le droit du travail comme vous avez su défendre le droit de propriété. Il ne voudra jamais penser que les solutions se trouvent uniquement dans la forme du gouvernement ; il a même été persuadé, avant 1848 et avant de se rallier à la République, que la monarchie peut tout aussi bien régler le problème social. La liberté nouvelle octroyée n’a aucune incidence sur la vie réelle du grand nombre, si elle se traduit par de nouvelles formes de servage et de domination économiques. Pourtant cela ne signifie pas que Considerant se désintéresse du problème de la démocratie puisqu’il articule clairement les deux mouvements, socialisme et démocratie en écrivant en 1847 Les principes du socialisme. Manifeste de la démocratie au XIXe siècle. Les idées, les mots de l’époque entrent dans le champ de sa pensée, l’homme politique inséré dans un combat et son actualité prend le pas sur le réformateur social. L’histoire se fait avec des mots, avec des idées ; la sémantique est tout entière politique. Considerant veut prendre les mots au sérieux, « la langue de l’époque », ceux de la politique, qui désignent de nouvelles idées. Et l’on a vu quel rôle leur accordait le penseur. Il ne se détourne pas de l’idéologie démocratique de son époque, et au contraire y inscrit sa pensée.

Le caractère de ce grand mouvement de l’esprit moderne, qui prend de jour en jour une conscience plus claire de lui-même, se traduit dans la langue de l’époque par le mot de démocratie [9]

Les idées sont motrices dans l’histoire, mais les mots aussi ont ce pouvoir d’action, de transformation de la société, eux aussi appelés à transcender le présent, à le dépasser. Le sens vrai du mot aurait cette capacité à durer, à résister aux tumultes de l’actualité. Ce qui lui donne sa vérité, ce serait d’ailleurs cette résistance à l’effacement, à la disparition, mais aussi la force du mot qui pourrait rendre réel ce qui n’est que nommé. Ce qui peut se dire peut se faire. On pourrait aussi rétorquer à Considerant que l’idéologie inscrite dans les mots peut faire écran à la réalité, l’occulter et la trahir, ce que nous apprend le XXe siècle. Considerant là encore est un militant politique, qui veut sortir du cercle des initiés lorsqu’il entreprend de défendre ce nouvel organe de presse qu’est la Démocratie pacifique, destiné à remplacer La Phalange. Le champ politique a besoin de mots, c’est-à-dire d’imaginaire social pour entraîner l’adhésion. Il ne s’agit plus seulement de s’adresser à des disciples de la doctrine fouriériste, mais de capter de nouvelles forces sociales.

Le mot démocratie est le mot à la fois le plus profond, le plus génial et le plus puissant qui reste aujourd’hui dans le courant de l’actualité, le seul qui ait un avenir de forte vie dans la publicité active [10].

Notons que cette publicité active correspond à la volonté manifestée par Considerant de propagande de la théorie sociétaire, mais aussi des idées nouvelles. L’orthodoxe de la pensée fouriériste ne dédaigne pas l’idée démocratique qui doit constituer l’idée-force de l’imaginaire politique.

Les mots ont leur rôle à jouer, les idées derrière les mots, mais encore faut- il donner un sens véridique aux mots, ne pas en faire un usage faux ou une mauvaise interprétation. Ainsi Considerant ne saurait accepter la mystification de la démocratie représentative. Si la démocratie est le gouvernement de tous par tous, et même dans l’idéal, la capacité qu’aurait l’humanité de se gouverner elle-même, alors elle ne peut remettre la souveraineté dans le pouvoir de la délégation. Celle-ci, la délégation, est contradictoire avec le gouvernement du peuple par lui-même. Considerant refuse de penser l’impossibilité de la démocratie directe et donne même des solutions précises pour mettre en œuvre le pouvoir collectif de légiférer. Là encore, nous sommes en présence d’un homme soucieux de penser la pratique politique dans ses aspects les plus institutionnels et même la voie électorale, ce qui demeure étranger à la pensée de Fourier. Dans son texte La Solution ou le gouvernement direct du peuple, il propose de maintenir la démocratie indirecte pour les questions de moindre importance et dans la foulée, de réduire le domaine législatif. Mais il prend fait et cause, pour les questions majeures, la démocratie directe. Des commissions rédigent les textes législatifs et ceux-ci sont approuvés ou désapprouvés par des sections de votants (300 à 400 votants) selon le même mécanisme que l’installation de bureaux de votes électoraux. Considerant a conçu le référendum pour mettre en application la véritable démocratie, qui ne peut être réduite à l’exercice de la représentation du peuple. Toujours il exhorte la classe politique à parachever la promesse d’émancipation et d’affranchissement de l’humanité. Le mot démocratie n’a de sens que si la démocratie est l’exercice direct de la souveraineté. Ainsi les mots en politique n’ont de sens que dans l’effectuation réelle de ce qu’ils recouvrent. Il est certain que le désenchantement démocratique actuel donne raison à Considerant ; lorsque les mots n’ont plus de sens, l’idéal n’a plus de force. De même la démocratie n’a de réalité que si la question sociale est traitée. Les droits politiques ne sont que formels si la misère matérielle et morale perdure, si la pauvreté n’est pas vaincue.

Et si l’on veut un symptôme assez décisif, pris dans la sphère parlementaire elle-même, que l’on sache ceci : c’est que le grand nombre de nos députés s’avouent les uns aux autres qu’ils sont à bout de leur rouleau politique - ce sont leurs termes - et qu’on ne peut désormais retrouver la vie qu’en abordant enfin les questions sociales [11].

Il faut inventer une langue pour comprendre la vie politique, tel est l’enseignement de Considerant. On a vu qu’il lui importait de consigner, de conserver et d’utiliser ce lexique nouveau.

Il tient à réhabiliter l’exercice de la politique institutionnelle, ce qui n’appartient pas à la pensée de Fourier. Son engagement parlementaire devient légitime dans cet effort pour lui donner un sens. Le réformateur social et défenseur de la science sociale s’efface devant l’homme politique. De même, s’il accepte de défendre le socialisme comme idéal, comme aspiration unitaire, globale et universelle, il devra préciser à la lumière de la théorie de Fourier sa spécificité. Il faut déjà admettre qu’il n’y a pas UN socialisme, mais des socialismes, « une collection de doctrines [12] ». L’hydre socialiste, dont on ne pourra venir à bout, a plusieurs têtes. Le socialisme phalanstérien ne prétend pas pouvoir abolir le pluralisme socialiste pour en faire une doctrine exclusive et unique.

À ces conditions, chacun des éléments du socialisme apportera d’autant plus de force au grand mouvement général de rénovation du monde, qu’il se sentira plus dégagé, plus libre, moins solidaire des idées qui ne sont pas les siennes. Il ne s’agit point de compromettre les idées les unes par les autres, et les hommes de même. Accord dans ce qui est commun ; distinction dans ce qui est différent [13].

Il faut faire flèche de tout bois, tout est à prendre des socialismes, ils ont des intérêts communs, peuvent se rallier dans le combat politique, mais il faut concéder que « les drapeaux socialistes ont des couleurs qui jurent ensemble [14] ».

S’il reconnaît que les socialismes n’ont pas vocation à se combattre. Considerant pense ce qui les différencie en profondeur, et ce qui les rend même incompatibles. Le socialisme phalanstérien ne reprend pas à son compte la guerre des classes et se définit comme opposé à toute violence révolutionnaire : socialisme de l’harmonie, de la concorde sociale qui n’aurait pas besoin pour s’imposer de s’opposer à des intérêts contraires ; socialisme démocratique, puisqu’il présuppose la volonté libre du corps politique.

Le socialisme dans ses écarts, dans ses aspirations, dans ses aveuglements, dans ses haines et dans ses colères, peut devenir criminel, et il l’est quand il provoque à la guerre civile, quand il prend les armes contre le produit du suffrage universel [15].

Le socialisme n’aurait pas à s’opposer à la démocratie, et de ce fait ne saurait user de moyens violents pour s’établir. Considerant reconnaît que ce combat (demeurer pacifique en face d’intérêts contraires, prendre le pari de convertir ces intérêts plutôt que les briser) n’est pas facile. On retrouve dans cette prise de position l’esprit du socialisme phalanstérien qui repose sur le principe de l’associationnisme volontaire. On conçoit bien que ce qui est résiduellement socialiste dans cette proposition est l’idée d’association dans la production. Ce qui est commun aux socialismes, c’est la critique de l’extrême inégalité de la répartition. Mais Considerant rejette dans les autres socialismes l’abolition de la propriété, l’idée d’égalité absolue et la suppression de la liberté politique. Et il dresse comme une typologie des différents socialismes portés par des théories en les classant selon le critère de la liberté et de leur force positive ou négative. Du socialisme despotique ou communisme de Babeuf, en passant par le socialisme volontaire mais négatif d’Owen, et comme celui de Cabet, le socialisme d’État de Louis Blanc ou de Saint-Simon, le socialisme noueux mais négatif de Proudhon, Considerant dans ce passage en revue des différentes propositions socialistes pose par contraste la nature du socialisme phalanstérien. Le socialisme est menacé d’être despotique en s’imposant par la guerre sociale, et négatif quand il supprime la propriété privée. D’ailleurs remarque Considerant, vouloir abolir la propriété, c’est s’exposer à la violence sociale en mettant les intérêts en guerre. Son socialisme est « social-démocratique », communautaire, coopératif, reposant sur la volonté libre, ne touchant pas à la propriété mais faisant du salarié un co¬associé, un co-intéressé. On n’impose pas le socialisme par la violence, par la suppression de toute liberté, contre la volonté du peuple. Lorsque Considerant fait de la sociologie politique, il en vient à établir que le concept de peuple ne signifie pas une classe sociale et une seule, mais l’ensemble. Ainsi le peuple, c’est la totalité des classes sociales capable de vivre en harmonie, sans qu’une classe soit gravement lésée dans ses droits sociaux. La pensée politique de Considerant est inscrite dans un possible de la réforme politique et se détourne de tout socialisme révolutionnaire.

Il emprunte à la science sociale de Fourier qu’il est possible d’associer travail, capital et talent. On peut faire du capital un associé plutôt qu’un ennemi dans un ordre social qui ne détruit pas la hiérarchie mais donne à tous les moyens suffisants de subsistance, voire de bien-être. Le Capital comme simple associé n’est pas pernicieux dès qu’il ne gruge plus, ne tyrannise plus et n’exploite plus [16]. Et là on retrouve le principe sociétaire de l’association : « Le socialisme de l’École sociétaire résout tous les problèmes par la liberté, par l’association facultative et volontaire [17]. » Cela signifie que ce socialisme associationniste et volontaire ne serait pas une solution politique globale, mais demeurerait une expérimentation appelée par sa réussite à se généraliser. Le socialisme phalanstérien ne peut être qu’un laboratoire expérimental limité. Considerant d’ailleurs conseille de le tester dans ce qui constitue l’alvéole de la société, la commune. Les comptoirs communaux, les fermes communales sont des embryons de socialisme sans la guerre sociale, sans le despotisme. Ainsi, l’orthodoxe qui se méfie des réalisateurs et transiteurs, devrait être obligé de concéder que la théorie de Fourier, si elle doit être propagée et défendue, ne peut l’être que dans des expériences partielles. Pourtant nous verrons que la voie politique, parlementaire, n’est pas exclue pour propager l’idée de l’associationnisme phalanstérien.

Ainsi, il reste à interroger la nature et la place de la science sociale de Fourier dans le champ de la pensée politique de Considerant. Celui-ci la situe au-dessus de toutes les querelles, écoles, doctrines de son époque. Cette théorie, que l’on dirait normative, est sortie tout droit d’un cerveau génial, isolé, étranger aux querelles politiques de son siècle. Imaginons le système entier de l’harmonie sociale qui émane de cette pensée autochtone, réfractaire à tous les préjugés du siècle. La science sociale a ainsi accédé à ce statut de science positive, car elle s’est débarrassée de toutes les passions politiques, gage de vérité objective.

Jamais, je le crois, on ne vit sur la terre ce phénomène d’un homme aussi simple, aussi bienveillant, aussi sociable, aussi facile et ouvert, aussi comme tout le monde dans ses rapports de la vie ordinaire, et en même temps, aussi séparé des préjugés de son siècle, aussi réfractaire à toutes les influences, aussi invulnérable et insensible à ses passions et à ses idées, aussi isolé, en un mot au centre des domaine immanents de sa pensée autochtone, aussi absolument seul dans la solitude profonde de son génie [18].

Considerant nous décrit là les exigences épistémologiques requises pour définir une science positive. La théorie fouriériste a ce statut de scientificité par le recul, la distance de son auteur. Fourier a découvert les principes et lois de l’ordre social véridique : la loi sériaire, le principe de l’association et la loi d’attraction passionnelle. « Le monde positif et scientifique de l’Harmonie sociale et le grand livre des Destinées universelles, étaient ouverts devant lui [19]. » Fourier est ici le génie inspiré, savant découvreur de la vérité sociale, génie à l’illumination quasi-divine... Ce portrait du génial inventeur de la vérité sociale est ambigu dans la pensée de Considerant. Cette théorie sur le modèle de la physique naturelle est positive, et de plus s’auto-légitime, s’auto- établit et se valide par l’expérimentation phalanstérienne. La réalisabilité et applicabilité du modèle sont possibles par l’expérimentation. « Pour résumer sur les caractères généraux du socialisme phalanstérien, je dis que Fourier a fait une découverte, constitué une science de la forme sociale normale, convenante avec la nature humaine et destinée préétablie de l’humanité. Il n’a pas fait une création cérébrale, imaginé un système arbitraire [20]. »

Dont acte. Cette pensée sociale est scientifique, les idées d’attraction, de série et d’association sont conformes à la nature de tout ordre social. La prégnance du modèle de la science est forte, et si excessive que nous ne saurions en discuter. Ce scientisme social est de son époque. Cette théorie est d’autant plus vraie qu’elle est indépendante de la personnalité de son auteur, indépendante aussi des débats politiques de son siècle. Pourtant Considerant est forcé de reconnaître que Fourier a eu aussi des idées extravagantes, fausses, excentriques voire même immorales, mais cela ne condamne pas l’homme de la science sociale car celui-ci « propose une méthode, un procédé constituant prétendons-nous, la découverte de la loi naturelle de l’organisation, le moyen de réalisation de l’ordre par la liberté, c’est-à-dire de l’Harmonie. Or un procédé, une méthode, c’est quelque chose d’entièrement indépendant des opinions morales, immorales de celui qui en fait la proposition [21] ».

Étrange proposition, qui contredit la première établissant le caractère objectif et dépassionné de cette pensée. Il concède l’amoralisme et les excès du savant. D’ailleurs ce savant génial n’a pas toujours été commode, reconnaît l’auteur, se contredisant une nouvelle fois ; il a des idées parfois extravagantes (sûrement celles que Considerant a le moins propagées) sur l’amour, les relations entre sexes. Mais on peut, et il le légitime, laisser certaines idées, puisque ce qui demeure c’est la méthode d’analyse de toute organisation sociale et la découverte fondamentale des lois sociales.

Pourtant le même Considerant conçoit bien qu’il est difficile d’envisager que l’on puisse avoir « la formule pratique de réforme du vieux monde », comme il le dit de Buchez et de ses propositions. C’est une tâche titanesque de vouloir « créer un monde à notre façon ». Dans ce siècle où fleurissent les écoles, les socialismes, chacun y va de sa formule « pour concevoir un monde nouveau ». Mais il faut être Considerant pour avoir l’humilité de mettre ses pas de réformateurs dans ceux du génie découvreur des vraies lois de la société.

Quand on est chef d’École, pourtant, il faut bien finir par sortir des généralités et accoucher de sa petite formule pratique de réforme du vieux monde. C’est une nécessité de l’État. Et ma foi, pour ceux qui ne veulent pas se contenter avec humilité, comme nous autres phalanstériens, de prendre bonnement et simplement dans l’œuvre d’un grand génie, tout ce qui peut paraître de durée et de bon usage ; pour ceux qui tiennent à créer eux-mêmes un monde à leur façon, dûment breveté, quoique sans garantie de gouvernement, ce n’est déjà pas une si petite affaire [22].

Étonnant aveu de Considerant, qui se représente le socialisme comme devant poser les termes d’un monde nouveau, la formule générale du monde inédit à inventer, et qui finit par admettre que seul le génial Fourier a trouvé la formule durable et valide. Mais ce qui nous trouble, c’est le doute mêlé à la certitude, que l’on puisse jamais concevoir la formule d’un monde à notre façon, la formule du monde social idéal et idéalisé, pure création de l’esprit, abstraction parfaite même sans garantie de gouvernabilité. Le penseur politique avoue entre les lignes que le pari est quasi impossible, ce n’est pas une mince affaire, et celle-ci d’ailleurs occupe encore le militant qu’il est, et l’expérimentateur échouera à la mettre en application.

S’il dresse un portrait du théoricien isolé, détaché des bruits et fureurs du monde, Considerant ne se place pas dans le sillage de cette figure du doctrinaire solitaire. On veut bien s’en tenir à la figure d’un Considerant orthodoxe, mais pourtant perce sous ce portrait le praticien d’une politique qui doit composer avec l’opinion et l’actualité, tout ce qui l’éloigne du théoricien enfermé dans « les domaines immanents de sa pensée autochtone ». On perçoit dans ces réflexions une pensée contradictoire, qui oscille entre le combat politique rompant l’isolement, et la fascination pour la théorie, création du cerveau génial de Fourier. Ainsi sans le théoriser formellement, il peut faire ce constat d’une tension jamais résolue entre la praxis et l’abstraction de la théorie politique tenue de livrer des formules générales pour résoudre le problème de l’organisation sociale à instituer. Considerant lui-même est partie prenante de cette contradiction entre théorie et pratique, puisqu’il est engagé dans l’action politique. Le propagateur du socialisme phalanstérien ne peut s’abstraire de l’actualité, qui n’est pas toujours compatible avec les exigences de la doctrine. Et Considerant est aussi prêt à reconnaître que les idées s’incarnent dans les expériences, s’élaborent, se travaillent par la libre discussion et le débat. Il va même jusqu’à affirmer que les socialismes doivent être les « laboratoires où se poursuit la recherche des conditions d’une organisation sociale supérieure, [et qui] fonctionnent librement [23] ». L’auteur ajoute : « Le champ est ouvert à toutes les propositions, à toutes les discussions, à toutes les expériences [24]. » Il s’empresse de différencier ce laboratoire d’idées de la stérilité des propositions des partis. Ainsi la démocratie se réalise dans cet exercice du débat d’idées, les partis politiques ayant contrarié cette liberté et souveraineté de l’esprit humain. Voilà une vérité que la démocratie moderne a oubliée, voire refoulée. La démocratie se réalise dans l’exercice permanent du débat d’idées. Le chef d’École n’abolit pas le débat, et s’il juge utile de former un parti puisqu’il n’y a pas, précise-t-il, d’autre mot dans la langue, ce sera un parti sans l’exclusivisme, la haine des vieux partis [25]. Toujours il faut peaufiner, ciseler une nouvelle langue, donner un sens vrai aux mots. On peut nettoyer les mots pour les employer dans un autre usage.

Ainsi se profile la figure complexe du militant politique d’un socialisme démocratique fondé sur les principes de l’Association, qui ne fuit pas le terrain politique et qui plaide pour réaliser et expérimenter les solutions du mécanisme sociétaire mis à jour par Fourier. « Il faut intervenir dans toutes les affaires publiques, dans toutes les élections, depuis les élections municipales de nos plus modestes villages jusqu’à celles des grands collèges électoraux ; il faut produire, soutenir des candidats dévoués à la cause, en leur donnant des gages et des garanties [26]. »

Le prosélytisme de Considerant rompt avec le refus de la politique institutionnelle du théoricien Fourier. Le chef d’Ecole se fait gardien de la théorie qu’il considère bien comme une vérité scientifique générale dispensant les lois du mécanisme social, mais il a conscience que le combat politique passe par les voies nouvelles de la démocratie. Ce socialisme, qui n’impose rien par la violence ou la guerre sociale, s’impose par les urnes, par la presse, l’édition et par les expériences d’associations.

Ainsi la fidélité à l’œuvre du maître chez Considerant n’est pas univoque. On connaît « les obscurcissements » qu’il a fait subir à l’œuvre de Fourier, en gommant les excentricités et propositions imaginatives mais on mesure aussi que son combat dans le cadre de la démocratie républicaine a pris d’autres chemins, ceux de la République et de la pratique gouvernementale dédaignés par le théoricien Fourier. Lamartine faisait remarquer que la politique philosophique se démarque, se distingue de la politique agissante. Même si Considerant s’en défend, il a fini par privilégier la politique agissante. On peut faire entrer en politique du communautaire, de l’associatif, du coopératif. S’il enseigne la scientificité supposée d’une théorie, il est pourtant obligé de composer avec une opinion publique, avec les débats qui l’agitent. S’il commence par s’opposer aux réalisateurs qui pourraient invalider la scientificité de la doctrine, il finit par intégrer l’expérimentation, les essais de réalisation dans la propagande des idées. Ainsi l’orthodoxe fait flèche de tout bois et ne se cantonne pas à préserver la théorie de toute influence extérieure. Le mouvement social ne peut être figé dans une théorie, il accommode, adapte le modèle. Péguy plus tard se fera le critique d’une prétendue science sociale, lui préférant un art social. Considerant lui aussi ajoute à la science pure, à la doctrine et à sa méthode, l’art social.