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135-154
Considerant et le débat sur la Fédération européenne
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 14 juillet 2021

par Rolland, Patrice

Considerant n’est pas vraiment disciple de Fourier sur la question de la paix en Europe. Dans les années 1840 l’idée de fédération européenne se répand dans de nombreux milieux, mais sans rigueur. Considerant, lui, perçoit très tôt le lien entre l’apparition d’une nouvelle Europe « industrieuse et pacifique » et les nouvelles conditions de la paix. Il en prévoit les développements juridiques internationaux à venir. De retour des Etats-Unis, il opte avant bien d’autres pour un fédéralisme de type américain : sa pensée de l’Unité harmonique se précise mais perd en originalité.

Cet article est une version revue et augmentée de l’article paru dans la revue II Pensiero político sous le titre « Considerant et l’Europe » (1998,T. XXXI, p. 321 -335, éd. L. Olschki, Florence) et qui reprenait la communication faite au colloque « Fourier, fouriérisme, fouriéristes » (Arc-et-Senans, 21-23 octobre 1993).

Considerant n’est certainement pas le seul penseur d’une Europe politique au XIXe siècle ; il est cependant l’un de ceux qui montrèrent la plus remarquable constance dans l’affirmation d’un idéal différent du seul souci de l’équilibre entre les puissances. Il s’empare du thème à la fin des années 1830 à la suite des saints-simoniens, de Mazzini, de Buchez, ou parallèlement à Gustave d’Eichtal et Pecqueur. Par contre il ne l’abandonne plus jusqu’à ses derniers écrits en 1870-1871. À cette date, il affirme un idéal européen bien plus précis et argumenté qu’auparavant. Il paraît bien être un des seuls à proposer au moment de la guerre franco-allemande [1] une fédération européenne selon des modalités bien plus rigoureuses que les projets vagues débattus antérieurement, et notamment en 1848 [2].

On ne saurait nier qu’il y ait eu une importante évolution de la pensée de Considerant, parti de la vision unitaire de Fourier pour s’achever sur le terrain d’un fédéralisme juridique où il rejoint Proudhon [3]. Il est nécessaire de caractériser l’héritage du maître en ce qui concerne la paix en Europe. Ses disciples ont fait reparaître, dans le numéro de janvier 1838 de La Phalange, le bref article de Fourier, « Triumvirat continental et paix perpétuelle sous trente ans [4] ». Les disciples n’ont vu dans l’article de 1803 qu’une admirable prévision de ce qui arriva à Napoléon et une explication de son erreur. La philosophie de la paix de Fourier est l’antinomie presque absolue de celle que va développer Considerant. Il conserve une conception purement politique des développements qui conduiront à la paix perpétuelle. Celle-ci ne viendra pas de la diffusion d’un plan de pacification comme celui de l’abbé de Saint-Pierre mais « d’un dénouement nécessaire » : la paix naîtra « d’une crise forcée par les circonstances ». Le principe du triumvirat continental n’est que le nom imagé qu’il donne à une pure logique de puissance [5]. Chacun a pu voir dans le passé « l’usage établi de se réunir pour écraser le plus faible ». En 1803 le plus faible est la Prusse et les triumvirs (France, Autriche et Russie) vont la faire disparaître. La paix viendra de ce que la logique des rapports de force continue de jouer et, dans le triumvirat, le troisième sera éliminé à son tour. Fourier peut ainsi conclure que « dix ans après il ne restera plus qu’un seul maître ». Pour lui, le résultat est inéluctable : « la civilisation marche à ce résultat ». La paix perpétuelle est donc l’évolution nécessaire de rapports de force livrés à eux-mêmes. Fourier conçoit un processus de concentration de la puissance qui, à son stade ultime, s’annule elle-même en ayant fait disparaître tout ennemi et toute altérité. La paix chez Fourier est le produit d’une unité mondiale résultant de l’excès de la puissance : « le souverain de l’Europe imposera tribut au globe entier ». Mais cette unité reste sous la domination d’un maître unique. Il y a quelque chose du Léviathan de Hobbes dans cette façon de sortir les hommes de la guerre et de les maintenir dans une paix définitive. Fourier n’a en vue que des rapports de puissance de nature politique. Il élimine l’Angleterre de son hypothèse de triumvirat car une « puissance mercantile » est nulle et qu’elle sera « anéantie sans coup férir ». Il adjure la France de ne pas s’abandonner « aux chimères commerciales » sous peine d’être vaincue par la Russie. Cette vision purement politique qui pense la paix comme une unité issue de la plus haute concentration de puissance est aux antipodes de celle que Considerant adoptera, lui qui la fait découler d’une civilisation qui s’abandonne à l’échange économique pacifique. Considerant est « moderne » quand Fourier reste attaché à une analyse classique des rapports entre les États. La paix par l’unité politique mondiale et la domination d’un seul est le résultat nécessaire d’une pensée en termes de rapport de force [6].

L’héritage du maître, même salué, n’a cependant pas de véritable prise sur la pensée des disciples qui se montrent bien plus en harmonie avec l’air du temps en ce début du siècle de l’industrialisation. Trois grandes périodes scandent l’évolution de la conception de l’Europe et de la paix chez les fouriéristes. La fin des années trente, au moment de la crise orientale (1839-1840), présente une approche nettement diplomatique et interétatique de la question de la paix en Europe que reflète bien De la politique générale et du rôle de la France en Europe (1840). Considerant y adopte le ton du conseil aux chancelleries européennes. Après 1848, il fait au contraire pleinement place au principe des nationalités ; les Peuples conduisent dorénavant la politique européenne. La dernière guerre et la paix définitive en Europe (1850) marque la jonction du principe des nationalités et de ceux de la démocratie sociale. Revenu en France peu avant la guerre de 1870, Considerant affronte la défaite de façon probablement très isolée en proposant à la France républicaine de faire la paix avec l’Allemagne dans le cadre d’une solution fédérale européenne, dans deux textes très précis, La France imposant la paix en Europe (1870) et La Paix en 24 heures dictée par Paris à Versailles (20 avril 1871).

L’évolution de Considerant est importante puisqu’il salue dans le dernier texte qu’il publie l’internationalisme ouvrier. Il s’est montré un journaliste sensible à l’air du temps. On ne saurait s’en étonner puisque sa pensée de l’Europe émerge avec le principe des nationalités après 1830 et s’achève avec le triomphe de l’unité nationale allemande par la force et la guerre en 1870. Il n’a certes pas trahi l’optimisme libéral et romantique pour le réalisme positif qui marque dorénavant l’équilibre européen. A certains égards il peut apparaître comme un vestige attardé du romantisme des années 1830 ; pourtant ses deux derniers textes, par leur appel au droit, à l’idée fédéraliste et même à l’internationalisme, en font un des publicistes lucides de ce dernier tiers du siècle. Les sources de sa pensée européenne ne sont pas véritablement originales. Fort peu fouriéristes en fin de compte, elles combinent le thème libéral de la paix par le commerce et les échanges économiques, le thème saint-simonien de la prééminence de l’activité productive sur l’activité politique [7], le thème « patriotique » de la mission de la France à la façon de Michelet [8], celui de l’émancipation des nationalités et enfin les principes de la démocratie sociale. Ces thèmes sont souvent présents dès l’origine mais ils font l’objet d’un approfondissement en fonction des circonstances historiques. Son originalité tient d’abord à sa constance dans la défense d’un idéal de paix, européen et non national, et à une perception de plus en plus précise des conditions d’émergence d’institutions internationales de coopération entre les États. C’est finalement une synthèse, peu ordinaire en tant que telle, qu’il propose en vain au moment de la guerre franco-allemande, mais dont les éléments comme les raisons sont promis à un avenir important.

On ne saurait procurer la paix à l’Europe si on ne comprend pas en quel sens elle est « moderne ». Il faut prendre en compte les éléments de sa nouveauté pour avoir prise sur son histoire en cette première moitié du XIXe siècle. Ce sont autant de raisons qui font que la pensée européenne de Considerant ne doit qu’assez peu à Fourier. Cette Europe nouvelle ne connaîtra la paix que par l’unité.

Une Europe nouvelle

Pour un réformateur social l’articulation de l’ancien et du moderne est le point de départ obligé de son analyse critique. Considerant donne sa formulation personnelle lorsqu’il indique ce que veut la Démocratie sociale : « Tous les intérêts modernes du travail, du commerce, de la liberté conspirent ensemble pour un ordre nouveau [9] ». En 1870, il opposera derechef deux Europe, celle de la guerre et celle de la liberté et des intérêts modernes. Le vieux continent est encore à cette date écartelé entre la « société ancienne » et la « société moderne ». Il s’agit donc bien d’accomplir cette modernisation en comprenant les forces nouvelles qui sont déjà à l’œuvre, pour en dégager les rapports politiques et les institutions qui y correspondent. Cette Europe nouvelle qui s’accomplit en-dessous des structures politico-juridiques, présente essentiellement deux caractères.

Une Europe industrieuse et pacifique

Dans un vocabulaire renouvelé, Considerant reprend le thème déjà ancien de la paix par l’échange économique. Montesquieu, l’un des premiers, l’illustra. Benjamin Constant, plus proche, en fit le fond de son célèbre pamphlet de 1813, De l’esprit de conquête et de l’usurpation : les nations modernes ont abandonné la guerre comme moyen de satisfaire le désir au profit du commerce. Saint-Simon amplifiera l’idée sur le terrain de l’industrie. Ce n’est donc pas une idée nouvelle que Considerant proclame en 1839 : « il n’en est pas moins vrai que la substitution de la Diplomatie à la Guerre, de la Parole au Canon, des Congrès aux Batailles, est le fait le plus heureux, le plus progressif le plus capital, et, si l’on veut comprendre l’expression, le plus religieux qui se soit encore accompli sur la terre [10] ». Il se distingue, par contre, de cette quasi- vulgate libérale en insistant sur le thème de la « solidarité industrielle » : ce fait « est le prodrome de cette vie unitaire de laquelle vivront un jour tous les peuples du globe, et il manifeste hautement la Solidarité qui déjà étend son réseau sur l’ensemble des nations industrieuses pour les corporiser. » C’est la « solidarité industrielle » qui rendra la guerre impossible bien mieux que tous les appels à la raison. Les « intérêts de l’industrie » réaliseront cette paix perpétuelle dont on riait auparavant.

Ces nations, qui n’ont été longtemps que des individualités isolées, haineuses, armées les unes contre les autres, ne sont déjà plus que d’immenses Ateliers avides d’établir entre eux des relations de science et de travail, des communications amicales, des échanges de toutes sortes : elles apprennent mieux chaque jour à haïr la Guerre, et à comprendre, à aimer, à vouloir la Paix [11].

Tout cela repose sur l’idée pré-marxiste que les intérêts sont pacifiques et qu’ils sont susceptibles de former à eux seuls un ordre social nouveau. Considerant, comme on le verra, perçoit très finement comment un droit international nouveau peut sortir de cette évolution. L’échange économique constitue donc bien l’élément fondamental de la modification tant matérielle qu’intellectuelle attendue dans les rapports européens :

C’est ainsi que s’établit peu à peu un échange continuel de produits, d’idées, de sentiments, c’est ainsi que se forme, par l’effet d’une circulation de plus en plus active, un sang ou un sens commun qui, tout en augmentant la fécondité et l’énergie de la vie individuelle de chaque Peuple tend à réunir, à associer, à composer ces vies individuelles dans une vie supérieure commune [12].

Cette Europe industrieuse et pacifique ne s’auto-organise pas comme le pensaient les libéraux. Pour Considerant, il faut non seulement un droit nouveau mais aussi des institutions parce que « la société des nations exige [...] la garantie qui régit la société des individus, la garantie d’un Droit commun. » Il le redira encore en 1850 : « L’Europe est devenue industrieuse. Il lui faut une constitution libre et pacifique [13]. » Par contre, comme les libéraux, La Phalange n’entend exclure aucune nation de cet échange économique pacifique. Rendant compte de l’ouvrage de List qui proposait une alliance de la France et de l’Allemagne, idée chère par ailleurs à Considerant, le journal objectait que List n’a pas adopté dans toute sa largeur la politique de l’association des peuples, notamment parce qu’il veut exclure la puissance anglaise. Il concluait que tous les peuples doivent, à égalité, avoir la liberté de développer leurs facultés [14].

Une Europe des peuples

Le thème de la fraternité des peuples, ou selon les termes de Considerant, « des peuples indépendants et unis », n’apparaît pas véritablement avant 1848 [15]. Mais, à cette date, il va se montrer relativement lucide vis-à-vis du principe des nationalités.

L’émancipation des peuples est un thème permanent de la Démocratie pacifique. Le journal revient sur l’idée de « sécurité des peuples » ou des « petites nationalités » : « Ils ont compris la solidarité fraternelle des races, nécessaire à l’existence des nationalités [16]. » C’est la mission de la France que de participer à l’émancipation des nationalités et à la « sainte alliance des peuples [17] ». Le programme est défini de façon extrêmement simple par le slogan : « Respect des nationalités. Affranchissement et sainte alliance des peuples, fraternité des races. Vive la République démocratique et sociale, universelle ! [18] ». Au banquet Fourier d’octobre 1848 un toast est porté par un créole blanc et deux noirs à « l’affranchissement de tous les peuples » généralisant ainsi le principe à l’échelle du monde [19]. Cette émancipation se fera par le moyen du referendum qui est le seul moyen de connaître la libre volonté des populations.

Mais alors même qu’il place la France au centre de ce mouvement européen, et parlant de sa mission et de son dévouement, Considerant exclut tout chauvinisme. Il critique Lamartine pour sa politique d’annexion quand bien même elle aurait lieu par voie d’échanges comme pour la Savoie et Nice [20]. De façon plus précise encore il critique deux écoles « grotesques » apparemment opposées mais dont, en réalité, le principe est le même : la destinée d’un territoire est indépendante de la volonté de ses habitants. L’École historique et féodale allemande des « farouches Gallophages » veut l’Alsace-Lorraine et les Pays-Bas pour des raisons raciales ou linguistiques. En France, l’École des culottes de peau, les bonapartistes, veulent les frontières naturelles. Dès la crise européenne de 1839-40, il avait mis en cause la politique chauvine de Thiers qui nous aliénait l’Europe, ou celle du National à l’égard de la Belgique :

C’est cette minorité bigarrée, cette minorité à dix drapeaux, qui trépigne, qui menace, qui paralyse l’industrie, suspend le commerce, répand la défiance, échauffe les passions, galvanise le pays, met en émoi l’Europe, sème le vent au dedans et au dehors pour récolter au dehors et au dedans les tempêtes !

À cette France chauvine il oppose avec un accent très saint-simonien « la France propriétaire et industrielle, et la France intelligente et jeune, celle qui comprend l’avenir, [qui] maintiennent et contiennent la France belliqueuse, napoléonienne et propagandiste [21] ». Considerant défend le principe moderne « des groupements naturels et volontaires », ou comme il le dit de façon plus ample : « L’ordre démocratique ne connaîtra qu’une puissance : l’attrait. Il abolit toute loi de contrainte. Plus il y a de démocratie, plus la contrainte est odieuse [22]. » La France doit en tirer la conclusion qu’il faut renoncer à toute ambition territoriale et à toute contrainte.

L’émancipation des peuples doit contribuer à dessiner une nouvelle Europe. Sans être absolument original, Considerant est certainement un des plus précis sur ce point [23]. Il regrette ce qu’aurait pu être la politique de la France en ce domaine. L’aide franche à l’unité allemande et italienne devait conduire simultanément à la constitution d’une Europe pacifique :

Au dehors, par un franc appui donné aux efforts d’indépendance et aux sympathiques alliances des peuples qui nous entourent, par une sérieuse et énergique satisfaction de ce vœu [...] l’affranchissement de l’Italie, le pacte fraternel avec l’Allemagne, on pouvait, dans la merveilleuse position où on était, constituer le noyau de cette fédération de peuples libres, de ce congrès européen qui doit seul garantir la paix du monde, et rendre possible un désarmement général [24].

Comme de nombreux autres à cette époque, Considerant ne pense nullement comme contradictoires l’émancipation des peuples et la paix européenne dans le cadre d’une fédération. Ceci n’est pas sans rappeler ce que prévoyait le manifeste de la « Jeune Europe » en 1834 dans ses « points de croyance » : « L’humanité ne sera véritablement constituée que lorsque tous les peuples qui la composent, ayant conquis leur souveraineté naturelle, seront associés en une fédération républicaine. » Le développement du principe des nationalités est perçu comme naturellement harmonieux. Son ouvrage La dernière guerre s’ouvre par une déclaration sur la fraternité des nations corollaire collectif de la fraternité des individus ; « tout est prêt pour une explosion européenne de cette religion nouvelle [25] ». On ne trouve par contre nulle part une définition de la nationalité, ni celle des modalités de la libération des peuples opprimés. À aucun moment Considerant ne s’interroge, comme Proudhon plus tard, sur le caractère belligène du principe des nationalités. Il n’a pourtant pas ignoré la difficulté que représente l’enchevêtrement des nationalités. La solution est de rechercher « avec ardeur les solutions du problème de l’organisation communale afin que, dans la solidarité des intérêts et l’accord des cœurs, s’effacent promptement les vieux préjugés nationaux [26] ».

La paix européenne par l’unité

L’unité de l’Europe est certainement, à l’époque, le sujet dans lequel, au- delà des intentions généreuses et pacifiques, le vocabulaire et les concepts des contemporains sont les plus flous. Considerant, après un usage du vocabulaire fouriériste, va, quant au fond, s’éloigner à peu près totalement de son maître [27]. Son évolution le conduit, contrairement à d’autres publicistes contemporains, vers une conception de plus en plus précise de l’Europe fédérale qui le placera en 1870 sur un terrain pratiquement identique celui de Proudhon.

La paix par l’unité

La notion d’unité de l’Europe reste souvent insaisissable dans ces années parce qu’on vise surtout son but, la paix, mais non les moyens d’y parvenir ; les équivoques sont innombrables. A l’origine, Considerant et ses amis de La Phalange reprennent purement et simplement la thématique de Fourier, soit directement à partir de sa vision de l’unité de l’humanité, soit à partir des thèmes plus généraux de sa pensée : « Evidemment l’Europe est dans une impasse ; et la politique générale serait condamnée à tourner dans un cercle vicieux éternel, si les principes d’Harmonie et d’Association ne se faisaient bientôt jour en France et dans le monde [28]. » Examinant la proposition, faite par le docteur Bulard, d’un « congrès sanitaire européen », l’article de Considerant est rempli de références ou, plutôt de vocabulaire, fouriéristes. La recherche de l’Unité des nations est perçue comme un « symptôme de tendance vers l’Unité garantiste » ; celle-ci n’est qu’une étape vers « l’unité active ou harmonique ». Le garantisme n’est qu’un état dans lequel le mal est neutralisé par des mesures défensives ; ce n’est pas encore celui dans lequel le bien résulte de l’association harmonique. L’analyse résonne de façon typiquement fouriériste lorsque Considerant oppose l’état actuel d’incohérence sociale et de morcellements des intérêts et des peuples à l’organisation unitaire vers laquelle se dirige l’humanité. L’idée d’unité se précise un peu lorsque Considerant entend faire « reconnaître [...] la différence qui existe entre la concentration absorbante, et la centralisation ou Unité harmonique qui régularise une pluralité, un système varié, en le subordonnant à un centre [29]. » A cette date, on le voit, l’unité reste conçue sous la forme d’un centre unique. La question de l’harmonie y tient plus de place que celle de la démocratie comme en témoigne la conclusion de l’article :

Ainsi nous aurons un Congrès de médecins contre la Peste... C’est bien. - A quand, maintenant, le congrès des Rois contre la Misère des Peuples ? [...] nous garantissons la solution facile, et Fourier, de la tombe où l’a mis son siècle, invoque formation de ce solennel congrès.

Un peu plus tard Considerant reprendra explicitement à Fourier l’idée de Constantinople capitale du monde, « chef-lieu de l’Unité sociale » :

Quand l’humanité sera constituée dans sa grande Unité pacifique et industrieuse, Constantinople portera la couronne omniarchale du consentement de toutes les nations, qui en feront leur centre de relations, de mouvement administratif et industriel, leur centre de vie et de direction [30].

Il n’est question que d’Empire universel, d’Unité administrative des nations ; l’unité ne se conçoit que dans la centralité d’un lieu. Considerant perçoit cependant déjà qu’il faut distinguer au moins deux sortes d’unité, même s’il le fait dans un vocabulaire juridiquement inapproprié, en séparant concentration et centralisation qui sont en réalité deux procédés juridiques du même ordre [31]. Il est vrai qu’il commence simultanément à utiliser le vocabulaire complètement différent de la fédération lequel se substituera totalement par la suite au langage unitaire de Fourier. En 1841 La Phalange invoque encore l’idée de Gouvernement unitaire du Globe en précisant que « c’est la France qui doit installer le gouvernement du Globe dans la capitale de l’Humanité [32] ». Après cette date, le thème de la capitale de l’humanité et de l’unité centralisée semble disparaître. En 1850, il ne subsiste plus que la formule vague de « la constitution harmonique de l’Europe » et l’idée d’unité est dorénavant liée à celle de liberté. La formule de la démocratie sociale, est l’Association : « Association des individus, des familles, des Peuples et des races [33]. »

L’évolution la plus significative est cependant négative. Le « Manifeste de la démocratie au XIXe siècle » marque la rupture avec la vision fouriériste de l’unité centralisée du Globe. Celle-ci ne peut plus être impériale mais ne pourra résulter que de « l’Unité fédérative des races européennes [34]. ». Le mot de fédération qui avait été présent presque dès l’origine, prend un sens de plus en plus rigoureux. Les modalités de l’unité en reçoivent des précisions qui manquaient singulièrement au départ.

Le « droit nouveau »

Considerant est convaincu qu’« il existe donc un ordre nouveau, un système de faits et de conditions qui n’avait pas encore existé sur la terre, et [que] c’est la création et la généralisation des sciences et de la grande Industrie qui ont produit et qui caractérisent cet état [35] ». Or ces nouvelles forces sociales ont jeté les fondements d’un « Droit nouveau » qui va remplacer dans les relations internationales le vieux droit de la guerre. L’originalité de Considerant est d’avoir perçu dès 1839 le sens d’une évolution qui aboutira à la création des organisations internationales à travers celle des Unions internationales du XIXe siècle [36]. Une évolution est perceptible entre l’idée des Congrès européens et la solution strictement fédérale qu’il recommandera en 1870 [37].

La façon dont Considerant analyse la signification et les chances de développement des Congrès donne à son idéal européen une précision dans le contenu qui tranche singulièrement avec le caractère vague de celui- ci pendant toute la période. Le vocabulaire qu’il emploie est certes assez maladroit et ne s’imposera pas par la suite. Pourtant on ne saurait méconnaître la qualité et la prescience dont il fait preuve sur ce sujet, non seulement en ce qui concerne l’idée européenne au sens strict, mais plus généralement sur l’évolution future du droit et des institutions internationales. Comme d’autres, il perçoit l’évolution générale de l’Europe qui développe les échanges économiques et la « solidarité industrielle des nations » sous le coup de la révolution technique. Mais, contrairement aux libéraux, Considerant veut, selon ses propres termes, « corporiser » les nations industrieuses. Il sent que cette « corporisation », néologisme par lequel il désigne l’interdépendance économique, rendra la séparation violente des États plus douloureuse et dure ; les États doivent renoncer en conséquence à une souveraineté absolue [38]. Il ne se contente pas d’un ordre nouveau spontané ; il veut voir émerger non seulement un droit nouveau mais aussi des institutions nouvelles chargées de le proclamer et de le faire respecter. Sa vision des Congrès européens va bien au-delà du congrès diplomatique traditionnel. Par-delà le congrès diplomatique et politique traditionnel, il perçoit, dans un esprit très marqué par le saint- simonisme, les chances d’un nouveau type de congrès centré exclusivement sur des questions « positives » de nature technique ou économique. L’utopiste a pris appui sur une réalisation concrète dont il perçoit la logique et la capacité d’extension future. L’idée d’un congrès sanitaire européen pour lutter contre la peste, lui suggère la généralisation progressive de ce mécanisme spécialisé de garantie. Rien n’interdit d’étendre la proposition du docteur Bulard à d’autres domaines [39]. Il suffit de reprendre l’ensemble des besoins communs qui se manifestent :

L’Industrie, le Commerce, les Arts, les Sciences, les Monnaies, les Poids et Mesures, le Crédit public, etc., ne fourniraient-il pas leur contingent de matières à traiter et à unitariser ? N’apporteraient-ils pas à l’envi les plus brillants ralliements ? Et les bienfaits incalculables que répandraient sur tous les Peuples civilisés des Deux Mondes les décisions des Congrès n’en fonderaient-ils pas l’autorité sur la base la plus large et la plus durable ? [40].

L’essentiel est donc de construire la solidarité internationale progressivement et sur le fondement de besoins concrets. Il faudrait comparer cette méthode à celle de l’expérimentation des phalanstères. Il y aurait bien des différences à noter.

L’une des plus frappantes est l’insistance sur la création d’un droit nouveau. Les réformateurs sociaux, et en particulier les fouriéristes, n’ont pas, en général, été sensibles au droit et aux institutions juridiques. Proudhon le leur a suffisamment reproché. Or ici Victor Considerant s’y intéresse d’une façon telle qu’il perçoit tout le mouvement du droit international qui va se mettre en place à partir de la moitié du siècle. Sa perception est non seulement exacte, mais largement prémonitoire. Il ne s’agit pas seulement de rencontres diplomatiques actives mais bien de structures supérieures aux Etats produisant un droit qui s’impose à eux.

Tel est le germe magnifique qu’il faut fixer, féconder et développer de telle sorte qu’il crée bientôt, en Europe, une légalité générale, tranchons le mot, une Souveraineté supérieure à la Souveraineté individuelle, isolée, égoïste, et fausse de chaque nation, une Souveraineté à laquelle aucun Peuple, dans l’ordre de ses relations extérieures, n’ose, ne puisse et ne veuille se soustraire [41].

Ces Congrès ont donc « pour but de fonder un Corps de droit unitaire et une Administration unitaire pour tous les intérêts sociaux supérieurs. » La force des choses a déjà conduit les puissances à se réunir en des congrès temporaires et spécialisés. Il faut les pousser à « un usage fréquent » ; pourtant il ne servirait de rien de « décréter cette Haute institution » et de l’imposer aux nations. Les congrès occasionnels doivent devenir de véritables institutions : « jusqu’ici les Congrès n’ont eu qu’une existence accidentelle ; il faut leur donner une existence régulière et fixe ; il faut qu’ils existent non plus occasionnellement, mais en tant qu’institution [42] ». L’analyse de Considerant vaut aussi bien pour l’Europe que pour les relations internationales universelles ; la même structure vaut pour le monde comme pour l’Europe. Il est parfaitement conscient de la rupture qu’il introduit dans le système des relations internationales de son temps. La fédération européenne va se dégager du système de l’Équilibre européen ; l’ère diplomatique cède la place à l’époque des Congrès d’Unité. On passera ainsi d’un état d’incohérence à un état d’Unité ou d’Harmonie [43]. En 1848, Considerant affirmera de nouveau : « Pour conclure ces grandes conventions de la politique démocratique de solidarité et de fraternité, il faut aux peuples un Congrès universel permanent. L’École sociétaire propage depuis vingt ans l’idée de cette institution supérieure [44] ».

La « fédération européenne »

La pensée de l’unité se précise avec l’approfondissement de l’idée fédérale qui s’est chargée, chez Considerant, de toute l’expérience concrète américaine. Elle va de ce fait changer quelque peu de signification.

L’idée d’une fédération européenne, voire d’États-Unis d’Europe, n’est certes pas propre à Considerant [45]. Saint-Simon fut certainement l’un des premiers à lancer, en 1814, l’idée d’une « réorganisation de la société européenne » ; mais, il ne caractérise pas clairement la nature de cette société : ni État, ni fédération. Ses disciples réduiront par la suite la question au seul développement de la liberté économique entre les États européens pour accéder à la paix. L’école de Buchez, groupée autour de son journal L’Européen, contribue à diffuser dans les années 1830-1848 l’idée d’une « fédération européenne ». Pour Buchez, il faut réaliser entre les États européens le principe chrétien de liberté et d’égalité. Il espère qu’une « pensée générale [puisse] planer sur tout le système européen [...] en tâchant de tourner [les peuples européens] dans le sens de l’unité fédérale [46] ». En 1840 et 1848, deux de ses disciples proclameront explicitement l’idée de « fédération européenne [47] ». Ott et Feugueray soutiennent ensemble que ce qui fonde l’espérance d’une fédération tient, non dans les promesses contenues dans le développement industriel et économique, mais bien plutôt dans l’existence d’un but commun, d’un fonds d’idées et de mœurs communes : le christianisme et le souvenir de la république chrétienne du Moyen-Age. Feugueray voit l’Europe chrétienne enfanter un nouveau droit public : il faut instituer un droit chrétien qui respecte les individualités nationales, les relie et plus tard peut-être les fonde dans une unité commune. Le christianisme est l’unité évidente des nationalités européennes. Tous deux attendent la même chose de cette fédération : un règlement pacifique des différends entre Etats qui procède plutôt de façon juridictionnelle que diplomatique, la fédération constituant une sorte de tribunal arbitral. La fédération trouve son complément dans le développement économique, mais cette « unité industrielle » est bien plus le résultat que la cause de cette union des nations européennes. Les buchéziens inversent l’ordre des facteurs par rapport à un Saint-Simon ou à un Considerant. Le premier facteur de la construction fédérale reste pour eux d’ordre idéologique, les racines chrétiennes de l’Europe en quelque sorte. Quoique Considerant n’ait apparemment pas employé le terme, il paraît proche de tous ceux qui ont proclamé les « États-Unis d’Europe [48] Un avocat de Rouen pourrait en avoir été le premier auteur, mais en 1848 l’italien Carlo Cattaneo lui donne sa célébrité. Émile de Girardin dans La Presse du 14 août 1848 y fait écho. L’expression doit son plus grand éclat à Victor Flugo qui l’emploie dans son discours d’ouverture du Congrès de la paix du 21 août 1849. Il ne faut pas attendre une rigueur juridique ou institutionnelle chez cet apôtre de l’humanitarisme de 1848. En 1875, il suspendra cette promesse à la restitution de l’Alsace-Lorraine. En 1848, on retrouve chez Hugo un pot-pourri des idées du temps : un sentiment religieux qui renvoie vers l’humanité ; un pacifisme moral proche de celui des puritains anglo-saxons organisateurs des congrès de la paix ; mais aussi un optimisme de type saint-simonien sur le rôle pacifique du développement industriel. Hugo est ainsi, peut-être, celui qui est le plus proche des idées de Considerant avant l’expérience américaine si on met à part la religiosité vague dont le fouriériste semble indemne. Proudhon, partisan d’une Europe fédérale et maître en fédéralisme, reste cependant réservé sur l’idée d’États-Unis d’Europe tant que l’égalité entre les États ne sera pas réelle. Au demeurant, le véritable modèle du fédéralisme est pour lui, non celui des États-Unis d’Amérique, mais celui de la Confédération helvétique. Bakounine soutient le modèle américain mais en insistant sur les valeurs communes nécessaires : valeurs républicaines, fédéralisme, émancipation des nations et des hommes. Par-delà tous ces accents différents, il existe ainsi quelques éléments communs que Considerant partage avec tous ces partisans d’une fédération européenne : la priorité au règlement pacifique des différends ou de l’arbitrage entre Etats ; le développement du droit international. La question économique reste, par contre, traitée de façon très variée.

On peut ainsi saisir un peu mieux l’apport personnel de Considerant à ce thème commun de la fédération européenne. Sur ce plan, Fourier ne relève pas de cette génération. Son traitement de la question de la paix perpétuelle en 1803 semble relever d’une philosophie politique antérieure qui ne doit encore rien à ses découvertes sur l’Attraction et l’Harmonie. Considerant semble, au départ, faire l’effort de créer un lien entre les deux. L’idée de fédération apparaît initialement comme une étape intermédiaire entre l’équilibre européen traditionnel et la future unité harmonique et garantiste : « La période nouvelle [...] n’établit pas encore, comme les périodes entièrement harmoniques, la pleine Unité des nations ; elle n’établit encore que leur simple fédération ; elle généralise et régularise les mesures de garantie les plus importantes et fonde déjà la paix sur une base certaine [49]. » Par la suite, Considerant semble avoir utilisé la notion de fédération comme synonyme de l’unité des nations sans plus distinguer entre différents niveaux ou degrés d’intégration des États [50]. La notion de fédération prend alors le sens d’organisation ou d’institution par différence avec l’absence de règles autres que le rapport de forces dans l’équilibre européen. Si elle n’a pas beaucoup de précision juridique, elle signifie du moins très clairement la renonciation « à la souveraineté absolue, à l’indépendance absolue, au droit de faire la guerre. » Considerant ajoute que « la société des nations exige donc la garantie qui régit la société des individus, la garantie d’un Droit commun. Or un Droit commun ne saurait être garanti que par une Autorité supérieure commune. » La forme fédérative doit succéder à la forme diplomatique ; c’est l’idée d’une organisation juridique, l’Institution, qui succède à des rapports politiques inorganisés.

La Fédération européenne va se dégager du système de l’Équilibre européen, dont la politique devait clore l’Époque diplomatique proprement dite et ouvrir la troisième époque, l’Époque des Congrès d’Unité, dont l’institution seule peut fonder, garantir et organiser la paix en constituant un Droit commun, une Autorité commune, un Gouvernement supérieur enfin, capable de contenir les prétentions illégitimes, et de régler les intérêts internationaux des États pacifiquement confédérés [51].

Dans le Manifeste de la Démocratie pacifique de 1843 Considerant évoquera « l’Unité fédérative des races européennes » que Napoléon aurait méditée à Sainte-Hélène. Après 1848 le thème de la fédération se combine plus explicitement avec celui du respect des nationalités pour donner l’expression de « fédération des peuples libres ». Alors que précédemment l’insistance, à travers l’usage du mot fédération, portait sur l’idée d’organisation et d’interdépendance économique et donc d’unité supérieure, la reconnaissance du droit des peuples conduit nécessairement à assumer la différence et à charger la fédération ou la confédération d’une dialectique de l’unité et de la liberté largement absente jusque-là. Le principe de la démocratie sociale est « Association et liberté ». A la vérité Considerant indique plus le but que les moyens d’y parvenir lorsqu’il parle d’« Association des individus, des familles, des Peuples et des races », ou de « la grande Unité, libre et fédérative » du continent :

Le but immédiat de la Démocratie [...] sous l’inspiration du Socialisme, après le prochain ébranlement, c’est la constitution harmonique de l’Europe, l’Unité par la Liberté, la libre confédération de toutes les nationalités affranchies, petites ou grandes, et conséquemment l’inauguration de la Paix perpétuelle [52].

Les différentes sources de la pensée de Considerant vont trouver leur synthèse dans la remarquable et inhabituelle théorisation du fédéralisme qu’il présente à son retour d’Amérique. La pensée de l’Harmonie est devenue une pensée politique et juridique de la démocratie où se rejoignent le sens d’une division pacifique du travail et de la dignité de ceux qui produisent et échangent, celui des formes juridiques nécessaires à la liberté et à la garantie des droits, celui des conditions de la paix dans les relations internationales. Les États-Unis deviennent le modèle unique de « la République des États-Unis du Monde Occidental » qui doit réunir quoi qu’il arrive l’Europe et l’Amérique. Il analyse de façon très perspicace le système constitutionnel américain comme le modèle a priori de toute société politique démocratique qui aurait compris l’esprit nouveau de la société moderne. Le triomphe du droit s’associe avec celui de l’échange économique pacifique et l’esprit utilitaire :

En somme dans l’Amérique anglo-saxonne et là seulement [...] la Constitution politique de la société humaine a revêtu sa forme logique moderne : la forme civile et juridique d’une société de Travailleurs, de producteurs et d’échangeurs, de savants, d’artisans et d’artistes, de manufacturiers, d’agriculteurs [...] ; la forme politique, enfin, qui garantit catégoriquement la liberté et la paix aux peuples décidément anti-barbares et purement industrieux [53] ».]].

Considerant a le sentiment d’avoir trouvé la forme politique qui achève l’évolution des sociétés. La constitution fédérale américaine est le modèle de l’équilibre stable entre les peuples ou les États différents. Si la guerre de Sécession avait réussi, on aurait retrouvé aux États-Unis l’équilibre instable qui caractérise encore l’Europe. Il oppose ainsi un Nord libre, juridique, amilitaire et industrieux, à un Sud dont la souveraineté est sauvage, fermée, antijuridique et antisociale. Le fédéralisme est donc l’accomplissement politique et juridique de la société moderne. L’Europe, la France et l’Allemagne doivent résolument tourner le dos à l’ancienne société guerrière pour construire cette société fédérale et républicaine qui accomplit, à la fois, la démocratie dans l’ordre politique et le développement de la production et des échanges dans l’ordre économique :

L’Amérique a effacé de sa constitution les dernières traces historiques du droit ancien et du monde ancien, et passé à la plénitude politique de société Moderne. Son gouvernement central lui-même n’est plus, à proprement parler, un Gouvernement, un Pouvoir dans le sens de la langue politique européenne : il n’est plus essentiellement qu’une Administration civile et juridique, une véritable Gérance, [...] des intérêts communs financiers, postaux, commerciaux etc. [...] d’une Société civile de Peuples producteurs et échangeurs, amilitaires, libres, purement industrieux et chez qui le vote politique, l’élection des magistrats, et le jugement juridique ont remplacé le droit-épée, le droit-fusil et le droit-canon [54].

Puisque tous les intérêts modernes sont essentiellement et substantiellement républicains, l’Europe doit prendre la forme américaine, juridique et pacifique de la République fédérale universelle. La France nouvellement républicaine a donc, de nouveau, une mission à remplir vis-à-vis de l’Europe ; et même si la Prusse abusait de sa force, la France pourrait rester, malgré la défaite, le vainqueur historique de l’Europe à condition de faire triompher le nouveau principe « républicain » dans le règlement du contentieux franco-allemand. Victor Considerant annonçait la parution prochaine d’un ouvrage qui ne verra pas le jour mais dont le titre est évocateur : « Fondation hic et nunc du gouvernement de la République universelle ». Il persistait donc à ne pas vraiment séparer les solutions nationales et européennes des solutions universelles. Ce n’est pas totalement étonnant compte tenu de son soutien à l’internationalisme naissant. Il est vrai qu’il semble l’interpréter de façon très romantique et quarante-huitarde comme un pacifisme généreux. Il le compare par analogie avec la période de décomposition qui vit la naissance du christianisme et conclut :

L’Europe moderne est, dans toutes ses classes et dans ses plus intimes profondeurs, au diapason de la Fraternité et de la Paix ; vous n’avez qu’à frapper sur elle par le Verbe nouveau, pour qu’elle entre en vibration de Justice et d’Accord, que se fassent les miracles de la Lumière et de la Raison et que le nouveau christianisme, issu de l’ancien, s’accomplisse [55].

Dans un de ses ultimes écrits du 20 avril 1871, Victor Considerant reprend une dernière fois la question de la fédération. Il le fait dans un contexte particulièrement significatif, moins d’un mois avant la signature du traité de Francfort, et un mois avant la semaine sanglante qui marqua l’écrasement d’un autre idéal fédéraliste probablement un peu moins idéaliste que le sien :

L’Europe ne trouvera sa Paix définitive que dans le Contrat juridique de ses Peuples Unis que seule l’existence de ses gouvernements empêche. L’Europe de notre temps, éclairée, riche, commerçante, c’est- à-dire essentiellement économique, tend invinciblement à donner à ses institutions politiques le caractère libre et juridique de toute société, de toute coopération, de toute association d’industrieux : la forme du libre contrat, la vraie forme républicaine [56].

Cette insistance toute particulière sur le caractère juridique du fédéralisme résonne de façon tout à fait saint-simonienne. En 1870 Considerant scande son appel d’expressions significatives : « Le jugement juridique est sacré [...] Au monde la paix juridique absolue ». Il appelle la France à constituer « une vraie République, absolument moderne et civilisée, c’est-à-dire absolument juridique ». L’Europe ne passera à l’état moderne que « quand à sa constitution politique, toute militaire encore, elle aura substitué sa constitution absolument amilitaire et juridique ». C’est le monde ancien qui est politique quand le monde moderne doit devenir tout juridique. Pourquoi le fédéralisme américain est-il exemplaire pour les sociétés qui veulent devenir moderne ? C’est qu’il assure « la prépondérance absolue de l’élément civil, juridique et économique du travail ». L’Amérique latine est restée au contraire un monde de généraux, d’évêques, de pronunciamentos, c’est-à-dire un monde politique. Au nord, nous avons affaire à une société « pleinement moderne » car « purement juridique et industrielle » : « là seulement [...] la Constitution politique de la société humaine a revêtu sa forme logique moderne : la forme civile et juridique d’une société de travailleurs, de producteurs et d’échangeurs. » Cette insistance exceptionnelle sur le caractère juridique de ce nouveau monde moderne exprime bien l’idée lancée par Saint-Simon et qui a parcouru tout le socialisme européen du XIXe siècle et au-delà, l’administration des choses succédera au gouvernement des hommes. Pour Considerant ce sont les intérêts du monde qui sont républicains et non les Républicains jacobins dont la passion de l’État est politique au sens rétrograde du terme. Les États-Unis donnent, au contraire, l’exemple d’un pouvoir politique devenu une simple « gérance ». Dans ce grand rêve d’un monde pacifié dont la politique aurait disparu, ils sont nombreux à se retrouver en compagnie de Considerant : Saint- Simon et Auguste Comte au premier chef, mais aussi Proudhon et finalement Engels et Lénine qui ne peuvent expliquer la société communiste autrement que par le recours à la célèbre formule d’Auguste Comte. Le libéralisme économique, lui aussi, n’est pas loin de considérer cette « gérance » d’un bon œil.

Au-delà de la foi, généreuse mais parfois un peu vague, de la génération romantique dans une Europe qui apporterait la liberté aux peuples et la paix aux nations, Considerant a eu le mérite de parvenir à une conception très articulée de cette Europe. Il a su combiner la pensée économique de l’échange et de l’interdépendance des sociétés, avec la vision démocratique qui veut l’égale liberté des hommes et des peuples. La pensée fédéraliste, alimentée par l’expérience concrète américaine, est devenue le lieu de cette synthèse. Proposée de façon pratiquement solitaire en 1870, elle n’a guère été entendue ; elle renaît de nos jours en des termes qui ont à peine été modifiés et que l’histoire n’a pas désavoués.