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33-39
L’évolution politique de Considerant à la veille de la révolution de 1848
A propos de "L’Appel au ralliement des socialistes" de Joseph Rey
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 2 août 2017

par Cordillot, Michel

Si le cadre général de l’évolution politique de Considerant avant 1848 est bien connu, les idées qu’il échange au cours de l’été 1847 avec Joseph Rey (vétéran de la démocratie, introducteur en France des théories de Robert Owen, communiste syncrétique) attestent d’une évolution plus radicale encore vers la République. Considerant y affirme son ralliement à une République démocratique et sociale. Ainsi, les efforts unitaires des fouriéristes à l’automne 1848, qui contribuent largement à la naissance du parti démoc-soc, sont le prolongement logique de la prise de position de l’été 1847.

L’évolution politique de Considerant au cours des années qui précédent la Révolution de 1848, son ralliement à l’opposition et son adhésion au camp républicain sont des faits bien connus. Jonathan Beecher notamment a parfaitement montré comment Considerant a été amené à prendre ses distances vis-à-vis d’un gouvernement sourd à toutes les critiques sociales, à entrer dans l’arène électorale et à rejoindre progressivement les rangs de l’opposition républicaine [1]. Mais cette évolution pourrait bien avoir été encore plus radicale qu’on le dit généralement. C’est en tout cas ce que paraît attester l’échange public entre Considerant et Joseph Rey au cours de l’été 1847, et auquel on n’a peut-être pas suffisamment prêté attention jusqu’ici. II ne s’agit pas ici de savoir quand et comment s’opère chez Considerant ce revirement politique, mais plutôt jusqu’à quel point il l’a entraîné vers des positions qui sont aussi celles de la gauche extrême. Cette question est d’autant plus intéressante qu’elle est susceptible de mettre en évidence l’existence d’une cohérence rarement soulignée dans l’attitude des fouriéristes durant les premiers mois de la Deuxième République. Le rôle important qu’ils jouent dans la naissance du futur parti démoc-soc, ainsi que je crois l’avoir montré dans un précédent article, n’aurait donc en rien été le fruit d’un choix de circonstance [2].

L’appel de Joseph Rey dans son contexte

L’année qui précède la Révolution de février est une année crépusculaire. À une situation économique très dégradée, qui est cause de chômage et de misère (il suffit d’évoquer les émeutes frumentaires du Buzançais, qui éclatent en janvier et conduisent à l’exécution de trois participants le 16 avril), fait écho une grave crise morale, qui plonge le pays tout entier dans une atmosphère de fin de règne, avec de multiples scandales liés à la spéculation et à l’agiotage touchant directement le gouvernement (affaire Teste-Cubière). C’est dans ce contexte passablement dégradé que, fin juin 1847, Joseph Rey, qui se proclame « communiste », adresse une lettre à la Démocratie pacifique pour appeler tous les socialistes œuvrant au même but à collaborer par-delà leurs divergences.

Joseph Rey n’est pas un inconnu pour les fouriéristes. Né à Grenoble en 1779 (il y meurt en 1855), magistrat et avocat, c’est un vétéran de ia démocratie, qui a publié de très nombreux textes et ouvrages depuis 1814 [3]. En 1820, il a été le principal fondateur de l’Union, une société secrète républicaine. Allié à d’autres conspirateurs de diverses obédiences, Loge des Amis de la Vérité, des bonapartistes, des républicains, il s’est lancé dans la conspiration mort- née du « Bazar français », qui a échoué le 19 août, avant même d’avoir été déclenchée. Radié du barreau de Paris et condamné à mort par contumace, Rey s’est exilé en Angleterre. Il y a découvert l’action de Robert Owen et de ses disciples, dont il a fait connaître les théories en France durant les dernières années de la Restauration. Enthousiasmé par la révolution de Juillet, il a retrouvé son poste de magistrat, et s’est rapproché successivement des saint-simoniens, puis de l’École sociétaire, et enfin de Cabet, avant de professer une théorie syncrétique du communisme où l’influence d’Owen reste prépondérante. Démissionnaire de sa fonction de conseiller à la Cour de Grenoble en 1844, il a entrepris alors de consacrer son énergie à réunir en un faisceau les socialistes et les communistes dispersés. C’est ce qui l’a conduit à adresser aux rédacteurs de la Démocratie pacifique une lettre intitulée « Appel au ralliement des socialistes », que le journal publie dans son numéro en date du 27 juin.

L’appel de Joseph Rey s’appuie sur un double constat : celui d’un régime en crise, dont la chute ne saurait tarder, et celui de la faiblesse d’une opposition républicaine de gauche divisée, voire émiettée, et donc trop faible pour pouvoir jouer le rôle décisif qui s’impose compte tenu des circonstances. Rey ne faire guère qu’énoncer une évidence en constatant les difficultés auxquelles sont confrontées les différentes tendances de gauche se réclamant de la mouvance communiste. La fraction la plus dure, celle des communistes néo-babouvistes (ou communistes matérialistes), est nettement en recul par rapport aux succès notables qu’elle a connus au début des années 1840, dans le sillage du banquet communiste de Belleville (1er juillet 1840). La répression et les procès qui ont fait suite aux attentats manqués de Darmès (15 octobre 1840) et Quénisset (13 septembre 1841) ont profondément désorganisé le mouvement des communistes égalitaires. Si le journal La Fraternité, dont une deuxième série commence à paraître en 1845 sous la direction de Brige, maintient un foyer de discussion doctrinale, il n’exerce qu’une influence très limitée dans les milieux populaires [4]. En coulisses, un groupe hétéroclite de conspirateurs s’active à préparer des entreprises vouées à l’échec, et le 13 juillet 1847, un procès intenté à dix communistes matérialistes démantèle le noyau qui s’est péniblement rassemblé autour d’une poignée de vétérans [5].

Privés de leurs chefs Blanqui, Barbes et Martin Bernard, les révolutionnaires jacobins rescapés de la malencontreuse tentative d’insurrection des Saisons les 12 et 13 mai 1839, laquelle s’est soldée par l’emprisonnement des principaux cadres du mouvement, conspirent de leur côté, rêvant à un improbable assaut du palais des Tuileries sous la direction du docteur Lacambre, ou encore à une prise d’armes préparée sous la houlette de Benjamin Flotte, autre lieutenant de Blanqui [6]. Mais ils sont étroitement surveillés par deux espions appointés infiltrés dans leurs rangs, de la Hodde et Chenu, et la police veille.

Quant aux communistes icariens, qui constituent l’aile pacifique et chrétienne de l’extrême-gauche, ils sont certes plus nombreux et mieux organisés, mais ils sont eux aussi confrontés à un choix difficile. Victimes de persécutions de la part des autorités et des prêtres, victimes aussi de l’opprobre qui touche tous les communistes, ils se sentent rejetés par la société française. Pire, le procès de Blois, qui fait suite aux émeutes frumentaires survenues en novembre 1846 à Tours, et dans laquelle une poignée de blanquistes étaient impliqués, a mis en évidence le risque de voir les paisibles Icariens de province se laisser entraîner dans des aventures et compromettent l’ensemble du mouvement. Convaincu qu’il n’y a plus rien à attendre du régime en place et désespérant de la situation politique de la France, Cabet a donné en mai 1847 le signal du départ définitif pour s’en aller fonder ailleurs une société idéale entièrement nouvelle. S’il n’a pas encore indiqué où serait tentée cette grande expérimentation sociale (il ne révélera la destination choisie, le Texas, qu’en janvier 1848), toutes les énergies du mouvement sont désormais tournées vers cette perspective : c’est presque d’une désertion de l’arène sociale française qu’il s’agit [7]. On notera encore que, si des ponts se sont créés avec l’opposition républicaine radicale (elle est elle aussi divisée), ils restent fragiles : La Réforme a accueilli favorablement la parution de La Fraternité de 1845, et Louis Blanc, chantre de « l’Organisation du travail » (une notion éminemment fouriériste à l’origine), apparaît acquis à la cause du socialisme ; mais ce n’est à l’évidence pas le cas de Ledru-Rollin et des républicains regroupés autour du National. Telle est donc la situation quand Joseph Rey décide de lancer publiquement un appel aux fouriéristes.

L’argumentation de Joseph Rey et la réponse de Considerant

La trame de l’argumentation est simple. L’extrême gravité de la situation nécessite que s’unissent tous ceux qui veulent « avec la même sincérité la juste distribution des avantages sociaux, [et] diffèrent seulement dans le choix des procédés pratiques pour obtenir ce résultat. » Selon lui, il n’est pas nécessaire d’être d’accord sur tout, mais d’accepter d’« ajourner » les dissidences pour « œuvrer de concert sur tous les points où nous sommes d’accord ». Il se dit d’ailleurs persuadé que cette action commune fera « s’évanouir beaucoup de malentendus qu’entretenait surtout l’acrimonie des discussions ».

En fait, à travers cette lettre aux fouriéristes, Rey s’adresse aussi à tous ceux qui réfléchissent aux moyens de réformer la société en profondeur, et qu’il qualifie pour cette raison de « socialistes ». Il est conscient que dans l’opposition, il existe deux approches fondamentalement distinctes, selon que l’on accorde ou non la prépondérance à « l’action gouvernementale », c’est- à-dire que l’on mise tout sur le seul changement du régime politique. Et s’il s’adresse spécifiquement aux membres de l’École sociétaire, c’est d’abord parce qu’il est conscient de l’évolution qui les a conduits à se départir de leur indifférence totale vis-à-vis de la forme de gouvernement ; mais il ne se fait pas faute de souligner aussi que ceux qu’il appelle les démocrates ont renoncé à s’arc-bouter sur l’idée qu’aucune transformation sociale n’est possible sans changement politique préalable.

Il reste à savoir sur quoi peuvent se mettre d’accord les frères ennemis de la gauche et de l’extrême-gauche. En fait, selon Rey, c’est sur le plus important, c’est-à-dire sur le but général, qui est d’assurer à tous « une juste part dans la répartition des fruits de la production totale ». La question, bien sûr, est comment y parvenir, et de ce point de vue aussi, les deux familles ont esquissé un rapprochement, bien que des désaccords importants subsistent. Si les démocrates (les républicains purs) ne sont pas prêt à accepter une transformation radicale des rapports entre les travailleurs et les capitalistes, ils sont désormais d’accord pour dire que l’État de demain devra travailler à rétablir un meilleur équilibre en mettant en place des institutions générales (éducation, ateliers de travaux pour chômeurs, etc.). Les socialistes sont prêts de leur côté à accepter une phase transitoire, tout en restant convaincus de la nécessité à terme d’une réorganisation sociale définitive. Reste enfin un désaccord de fond qui divise la famille socialiste. Les fouriéristes refusent la communauté des biens et l’égalité intégrale du partage de la production, tandis que les communistes sont favorables à la première et à une égalité proportionnelle aux besoins de chacun. Pour Rey, le désaccord n’est qu’apparent, et la synthèse d’Owen permet de concilier les deux points de vue. Il est donc possible de trouver un « accord parfait » sur le but, qui fera du coup apparaître les autres divergences comme étant de moindre importance. L’urgence c’est en premier lieu d’agir ensemble.

Dans sa réponse (qui paraît le 4 juillet dans la Démocratie pacifique), Considerant réserve à cet appel un accueil favorable, soulignant d’emblée que « nous sommes ralliés de fait avec tous les communistes qui professent la doctrine de la communauté à la manière de M. Rey. » Il y affectivement accord sur le but : « L’important », c’est de « substituer le régime unitaire au régime morcelé, la coopération et l’union à cette guerre absurde et atroce que les Économistes vantent sous le nom de libre commerce. » Tout en réitérant ses principaux points de divergence avec eux et en affirmant son refus d’une guerre civile (la « critique hardie », oui, mais pas « de guerre sociale »), Considerant dit trouver « légitime et utile » que les communistes puissent tenter de mettre en application leur doctrine - sur la base exclusive du volontariat - pour permettre à l’expérience de trancher les désaccords. Tant qu’il n’est pas question d’imposer la négation de la propriété, Considerant est prêt à tendre la main au « communisme facultatif et chrétien », à discuter fraternellement des divergences doctrinales, et il se déclare décidé à travailler avec tous ceux qui souhaitent l’avènement d’une société nouvelle dans laquelle « la formule de répartition prend[rait] sa base sur le droit au MINIMUM SOCIAL [8], c’est-à-dire sur le droit à la satisfaction, progressive et croissante des besoins de chacun. » Ce qui équivaut non seulement à confirmer un ralliement déjà acquis à la forme républicaine, mais surtout à affirmer sa volonté d’aller vers une république démocratique et sociale.

Cette réponse étant sans doute passée plus ou moins inaperçue du fait de la saisie de ce numéro de la Démocratie pacifique (ordonnée par les autorités à propos d’un autre article de Considerant), il est décidé que l’échange de correspondance entre Rey et Considerant sera republié et diffusé sous forme de brochure par la librairie phalanstérienne [9]. Du même coup, la prise de position de Considerant prendra valeur de position officielle pour l’ensemble de l’École. Et pour que les choses soient sans équivoque, dans les « observations accessoires » ajoutées à la fin de la brochure pour fustiger le dogmatisme indécrottable de Cabet et ses critiques incessantes contre les fouriéristes, on peut lire le paragraphe suivant :

Les communistes veulent l’organisation du travail, la réforme sociale, une répartition plus équitable des produits de l’industrie humaine, l’universalité de l’éducation, l’abolition de toute exploitation de l’homme par l’homme, et le règne de l’harmonie sur la terre. Tel est leur BUT. Ils croient, à cela, nécessaire la suppression de tout droit de propriété individuelle. Nous croyons que, sur ce point, ils se trompent ; nous croyons que le temps, l’étude et l’expérience amèneront, sur la question des MOYENS, un accord qui existe déjà sur le BUT.

En affirmant ainsi que les objectifs sociaux que se fixaient les fouriéristes étaient identiques à ceux des communistes, Considerant ancrait de fait l’École à l’extrême gauche de l’opposition.

Son long passé de partisan de l’apolitisme a-t-il contribué à donner à Considerant l’image d’un opposant somme toute modéré et à rendre moins visible l’ampleur de son évolution à la veille de la Révolution de Février ? C’est sans doute une hypothèse qui n’est pas à négliger, d’autant que lors du procès intenté au gérant de la Démocratie pacifique à la suite de la saisie de cette feuille le 4 juillet, la longue plaidoirie développée par l’avocat Charles Dain mit surtout l’accent sur la modération politique des positions fouriéristes [10]. Or, ce procès connut un retentissement important dans l’opinion publique, la dissuadant du même coup de voir dans l’École sociétaire une machine de guerre extrémiste.

En revanche, l’évolution de Considerant fut sans doute mieux perçue - et admise - par une fraction non négligeable des membres de l’École. Les déceptions nées du manque de volonté de la République de s’attaquer en profondeur aux inégalités sociales, la tragédie des journées de Juin qui vinrent évoquer le spectre de la « guerre civile », achevèrent de convaincre nombre d’entre eux que le moment était venu d’agir. Si bien que leurs efforts unitaires à l’automne 1848, qui allaient largement contribuer à la naissance du parti démoc-soc, ne furent pour finir que le prolongement logique de cette prise de position durant l’été 1847, une sorte de réponse concrète à retardement à l’appel lancé par Joseph Rey.