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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Abreu y Orta, Joaquín Estanislao
Article mis en ligne le 15 juillet 2007
dernière modification le 8 janvier 2014

par Brey, Gérard

Né en mai 1782 à Tarifa (province de Cadix, Espagne), mort le 17 février 1851 à Algésiras (province de Cadix, Espagne). Officier, puis exploitant agricole, député aux Cortès, libéral en exil en France, puis adepte du fouriérisme qu’il introduit en Espagne à partir de 1835.

Né dans une famille aisée d’origine noble, passionné d’agriculture et de sciences exactes, officier dans la marine royale espagnole, Joaquín Abreu y Orta participe à la guerre d’indépendance contre Napoléon, puis adhère à la fraction la plus radicale du libéralisme, ce qui lui vaut un premier exil entre 1817 et 1820. Elu conseiller général de la province de Cadix (1822) puis député aux Cortes (1823) dans la seconde partie du triennat libéral de 1820-1823, il est très actif en commissions. Il rédige la loi remettant en vigueur le décret de 1813 sur la répartition des biens communaux. Il vote en juin 1823 la destitution de Ferdinand VII, puis il est dépouillé de ses biens et condamné à mort.

Il parvient à quitter son pays pour un second exil de onze années (Gibraltar, Tanger, Alger, puis l’Angleterre, la Belgique, la Hollande). Autorisé à se réfugier en France sous la monarchie de Juillet, il s’établit à Marseille en juillet 1831. Au printemps 1833, il découvre en lisant La Réforme industrielle l’existence de la colonie de Condé-sur-Vesgre (Seine-et-Oise) Séduit par les idées fouriéristes, il lit des œuvres de Fourier qu’il trouve à la bibliothèque publique de Marseille (les pages n’en sont pas même coupées), puis il se rend en juin 1833 à Paris et à Condé-sur-Vesgre, « guidé par l’espoir - écrit plus tard François Devay dans la nécrologie qu’il lui consacre - d’assister aux premiers essais de réalisation d’une doctrine dont il se dit l’apôtre dévoué et convaincu » (La Démocratie pacifique, 18 mai 1851).

La Démocratie pacifique du 18 mai 1851
Début de la nécrologie de Abreu y Orta

Il fait alors la connaissance du maître et de ses disciples : Clarisse Vigoureux, Just Muiron, Victor Considerant, Alexandre Baudet-Dulary, François Devay qui l’accueille dans la propriété de son frère, à La Christinière, près de Condé. Après l’échec du projet de Condé, une mesure d’amnistie prise en octobre 1844 l’incite - il a alors cinquante-six ans - à regagner la province de Cadix. Il y revient sans un sou, mais il y retrouve une famille et y épouse une nièce qui disposent de solides revenus provenant de l’agriculture. Alors que la guerre carliste fait rage dans une bonne partie du pays et que les libéraux, divisés sur la portée des transformations politiques et économiques à accomplir, s’affrontent âprement, au parlement et à l’occasion sur la barricade, J. Abreu se présente sans succès aux élections de juillet 1836 comme libéral indépendant. Après avoir refusé le poste de maire de Tarifa, il obtient un emploi public d’administrateur provincial des revenus de la loterie qu’il occupe jusqu’en 1848.

Depuis son retour dans la province de Cadix, il s’efforce de populariser les thèses fouriéristes, en donnant à son militantisme sociétaire deux objectifs : tout d’abord, faire connaître la pensée du maître, en utilisant la presse ; non seulement celle de Cadix, mais aussi celle de la capitale politique, la mieux diffusée, et celle de la capitale économique, Barcelone, où commence à se poser « la question sociale ». Ses premiers articles, signés « Un proletario », voient le jour dans une modeste feuille d’Algésiras, et cinq d’entre eux sont repris, entre novembre 1835 et janvier 1836, dans un quotidien libéral « progressiste » de Barcelone, El Vapor. Quatre de ces cinq articles retrouvés ont été réédités par Antonio Elorza [1] ; le cinquième l’a été par Clara E. Lida [2]. Le premier critique la répartition inégale de la richesse produite par capital, science et travail, car elle se fait au détriment de ce dernier et de la prospérité générale. Le second dénie aux gouvernants de pouvoir apporter, malgré les lois, la félicité à leurs peuples et en veut pour preuve les émeutes françaises récentes (Lyon) et les conflits civils espagnols en cours. Le troisième fait l’éloge, sans le citer nommément, du système phalanstérien : Abreu y préconise de rendre le travail attrayant, de permettre à un même individu de diversifier ses activités selon « les impulsions de la nature » et « son inclination », d’associer au sein d’une même « compagnie » ou « famille harmonieuse » les détenteurs du capital, de la science et de la force de travail, d’émanciper économiquement la femme, « de réfréner les passions en les équilibrant » entre elles. Le quatrième article explique la destruction de l’usine textile Bonaplata de Barcelone par le fait que l’introduction du machinisme est venu rompre l’équilibre antérieur et il prend prétexte de l’événement pour plaider en faveur de l’association capital-science-travail au sein de « la famille harmonieuse ». Le cinquième, enfin, s’en prend au système censitaire qui exclut les masses populaires de la représentation nationale. Si cela ne l’empêche pas de se présenter - sans succès - aux élections législatives de juillet 1836, cela explique pourquoi, lors de l’insurrection « progressiste » de l’été 1836, il renvoie dos à dos les deux partis libéraux et se fait le chantre, sans la nommer, de la doctrine sociétaire. Sur les cinq articles publiés alors dans El Noticioso del Pueblo de Cadix et retrouvés par A. Cabral [3], un seul, celui du 26 juillet 1836, est franchement d’inspiration fouriériste. Contrairement à ce qu’avance Cabral, on ne peut probablement pas attribuer à Abreu une adhésion au parti « modéré » qui aille au-delà d’une sympathie personnelle pour son nouveau chef du moment, Isturiz, alors très momentanément au pouvoir ; les deux hommes ont milité ensemble dans les rangs « exaltés », voté la déposition du roi en 1823, connu l’exil à Londres. Les articles de El Noticioso exprimeraient bien plutôt le scepticisme d’Abreu à l’égard des deux clans libéraux.

La bourgeoisie barcelonaise perçoit l’article de El Vapor sur l’usine Bonaplata comme une justification de l’émeute. Aussi rejette-t-elle avec vigueur une doctrine qu’elle estime « aussi fausse que dangereuse ». Dorénavant, El Vapor cesse d’accueillir les opinions fouriéristes de Joachim Abreu, qui attend quelque temps avant de pouvoir à nouveau trouver l’occasion de s’exprimer dans la presse nationale.

Entre décembre 1838 et avril 1842, Abreu publie quarante-six articles dans la presse madrilène ou gaditane [4]. Il y reprend à son compte la critique fouriériste de la société, puisqu’il y fait le procès d’une organisation qui accentue la paupérisation, bride les facultés par l’éducation et la morale, contraint l’individu à un labeur qui lui répugne. Mais il s’y montre plus radical que le maître lorsqu’il estime qu’il faut « que le travail domine, enfin, le capital comme le capital domine aujourd’hui le travail » (El Nacional, 29 novembre 1840 [5]). Plus radical aussi que le syndicalisme revendicatif qui naît alors à Barcelone : « Le salaire n’est pas le mode de distribution équitable : on vous doit le produit intégral de votre travail et non ce malheureux tant de l’heure pour lequel vous vous battez », lance-t-il aux tisserands catalans en 1841 (El Nacional, 19 septembre 1841 [6]). Sans illusion sur les réformes partielles, il ne remet cependant pas en cause le principe de la propriété. Partisan de la mise en vente des terres de l’Eglise et des communes, dont il sait pourtant qu’elle profite avant tout « aux riches », confronté aux mutations qu’elle entraîne et qu’il peut constater dans les campagnes d’une Andalousie occidentale agitée, il préconise « la création d’entreprises agraires modernes avec contrats de travail, sécurité sociale et participation effective des travailleurs agricoles aux bénéfices [7] », en attendant l’instauration et la généralisation du régime phalanstérien. Par ailleurs, s’il considère que les libertés démocratiques libérales sont incapables d’émanciper les travailleurs, sa critique du libéralisme n’est pas exempte de contradictions : dans un même texte de 1838 il accuse une commune andalouse de ne pas appliquer la loi de 1834 prévoyant la mise en vente des terres communales au profit des particuliers donc des mieux nantis, et en prend prétexte pour proposer une limitation du pouvoir des assemblées municipales, dont les membres servent leurs propres intérêts avant ceux de la collectivité [8].

En 1848, il quitte son emploi d’administrateur pour exploiter un grand domaine près de Tarifa ; il tâche d’améliorer la qualité des productions et les rendements ; il se montre en outre sensible au sort des hommes qui travaillent sur le domaine. Puis il gagne Algésiras où son fils est inscrit dans un collège (il a également une fille) ; c’est là qu’il meurt en 1851, probablement d’une congestion cérébrale, à l’âge de soixante-neuf ans. Dans la nécrologie qu’il lui consacre, François Devay, qui était son ami, le présente comme « l’un des plus dignes et des plus dévoués représentants de la science sociale en Espagne, son premier et son plus constants propagateur dans ce pays des ardentes convictions ». À certains égards Abreu est davantage un bourgeois libéral critique et atypique qu’un phalanstérien orthodoxe. Toutefois, il va selon J. Maluquer « plus loin que Fourier et ses adeptes dans la compréhension de l’exploitation du prolétariat industriel et de la lutte des classes ».