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7-10
A propos de la publication des Manuscrits de Charles Fourier
Une lettre de Considerant à Alexandre Bixio
Article mis en ligne le décembre 1990
dernière modification le 19 septembre 2004

par Dubos, Jean-Claude
On vient de saisir le dernier volume des Manuscrits de Fourier, dont Bourdon publie un petit volume tous les deux ans. Incriminé d’attaque à la morale publique, c’est à peu près comme si on saisissait un livre d’algèbre. C’est une publication de documents recherchés par un petit nombre d’anciens phalanstériens qui aiment à avoir dans leur bibliothèque les œuvres complètes et même les projets d’œuvre, car ces manuscrits sont en grande partie des études et des brouillons que l’auteur n’eût point publié dans cet état. Cela n’a pas de publicité, n’est pas destiné à en avoir et ne compte comme documents d’archives que pour un petit public qui s’y intéresse à ce titre. Je ne m’occupe pas même du fond ici, bon ou mauvais, vrai ou faux, il est certain que sous cette forme scientifique et abstraite, c’est parfaitement inoffensif et beaucoup plus innocent que le premier roman venu, qu’on laisse parfaitement courir.

Si tu peux quelque chose pour tirer Bourdon de ce mauvais pas, je compte sur toi. Ceci au cas où je ne te trouverais pas, t’allant faire mes adieux.

A toi, dévoué,

V. Considerant

10 janvier 59


L’ouvrage dont il est question ici est le quatrième - et dernier - volume de la Publication des manuscrits de Charles Fourier (années 1857-1858), éditée par la Librairie Phalanstérienne, dont le responsable, Bourdon, était l’un des plus anciens collaborateurs de Considerant. Membre du conseil supérieur de La Démocratie pacifique, il en avait poursuivi la publication jusqu’au 30 novembre 1851 après la fuite en Belgique de Considerant en 1849. Il avait ensuite pris l’initiative de la publication des manuscrits de Fourier, dont le premier volume avait paru dès 1851.

Comme l’écrit fort justement Considerant, il est certain que le principal fragment contenu dans ce volume, le Système des sympathies et des antipathies radicales en simple et en composé, écrit en 1818, peut être assimilé à un traité d’algèbre, et nous doutons que ce soient des affirmations comme « l’homme L, degré 54 2/3, excessivement triste, pourra convenir à la femme L, degré 66 1/3, qui est un degré de gaîté fort élevé », ou « la femme J, taille de 54 pouces, est sympathique avec l’homme H de 65 pouces » qui aient motivé l’inculpation d’attaque à la morale publique.

Mais dans un autre fragment, intitulé L’Anarchie des amours en civilisation, Fourier, contrairement à son habitude, est beaucoup plus clair, et il paraît évident que la publication de ce texte l’exposait aux foudres de la censure à visage découvert. Celle-ci pouvait-elle en effet laisser passer des phrases comme : « Si les grands hommes de la Grèce revivaient aujourd’hui, ils seraient tous brûlés vifs. Solon, Lycurgue, Agésilas, Epaminondas, Sapho, Jules César, Sévère seraient tous conduits à l’échafaud pour pédérastie ou saphisme. » Ou surtout, quelques lignes plus loin, ces souvenirs personnels : « J’ai vu, dans un hameau de quarante feux que j’étais allé habiter pour travailler à ce livre, des orgies secrètes aussi bien organisées que dans une grande ville ; des demoiselles de vingt ans plus exercées, plus rouées que ne pouvaient l’être à quarante ans Laïs et Phryné ; des paysannes habituées à voir déflorer leurs filles à l’âge de dix ans, des pères et mères bien informés de tout ce manège et y donnant les mains aussi froidement que les mères d’Otahiti se prêtaient à la prostitution de leurs filles. Tout ce dévergondage était bien fardé, plâtré de bégueulerie, de communion et de sacrilège. » Pour bien moins que cela, l’auteur de Madame Bovary venait d’être traduit devant les tribunaux...

Pour tirer Bourdon de ce mauvais pas, Considerant avait-il raison de s’adresser à Bixio ? Certes celui-ci, son cadet d’un mois, né en Italie, à Chiavari, le 20 novembre 1808, co-fondateur avec Buloz de La Revue des Deux Mondes, député du Doubs en 1848 et 1849, avait été en octobre 1848 ministre de l’agriculture et du commerce dans le premier cabinet formé par Louis-Napoléon Bonaparte. Mais il avait démissionné huit jours plus tard, et le 2 décembre 1851, il avait été au nombre des représentants qui avaient voté la déchéance du prince-président. Après un mois de captivité, non compris dans la proscription, il était rentré dans la vie privée, se consacrant aux affaires et à la direction d’une librairie agricole.

Après neuf ans d’absence, Considerant avait obtenu une autorisation de séjour en France pour quelques mois en 1858. Tous ses anciens amis politiques étaient eux-aussi proscrits, ou murés dans une opposition systématique à l’Empire. Sans doute crut-il trouver en Bixio, homme beaucoup moins marqué à gauche, celui par lequel il pourrait toucher le pouvoir, peut-être par l’intermédiaire des frères Pereire, dont il était l’associé, et qui jouissaient de la confiance de Napoléon III.

Leur amitié en effet était beaucoup plus personnelle que politique. Tous deux avaient fréquenté dans leur jeunesse le salon de Nodier à l’Arsenal, et c’est là que Bixio avait connu son épouse, Mélanie Gaume, une bisontine dont le père Léonard Martin Gaume, né en 1772, ancien aide de camp de Pichegru, avait été, avec Jean-Jacques Ordinaire, les frères Couchery, les généraux Pajol et Griois, le camarade de collège de Fourier. Mais surtout Considerant et Bixio avaient eu un ami et collaborateur commun en la personne de Jean-Augustin Barral. Polytechnicien, chimiste (employé à l’administration des tabacs, c’est lui qui découvrit la nicotine), Jean-Augustin Barral, né à Metz en 1819 d’un père savoyard, était en même temps rédacteur de La Démocratie pacifique, le journal de Considerant, et co-fondateur avec Bixio du Journal d’agriculture pratique, qui existe encore sous le nom de Rustica. En juillet 1850, Barral et Bixio avaient fait ensemble près de Coulommiers une ascension en ballon pour déterminer la température et la composition de l’air, exploit qui avait eu un énorme retentissement. Compromis lors de l’insurrection du 13 juin 1849 dirigée contre l’intervention des troupes françaises contre la république romaine, et dont les instigateurs avaient été Considerant et Ledru-Rollin, c’est peut-être à Bixio que Barral avait dû de ne pas être inquiété après son arrestation le 25 juin.

Mais qu’advint-il d’Emile Bourdon ? Fit-il l’objet d’un procès pour son édition de Fourier ? Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français de Maitron, qui signale sa collaboration à La Démocratie pacifique jusqu’en 1851, est muet sur ce point. Mais ce qui est certain, c’est que la Publication des manuscrits de Fourier fut définitivement interrompue (quelques fragments devaient encore être publiés à Bruxelles dans le Bulletin du mouvement sociétaire en Europe et en Amérique jusqu’en 1860). Les universitaires qui, de nos jours, ont édité ou réédité les œuvres de Fourier - et notamment Le Nouveau monde amoureux - se sont montrés sévères pour leurs prédécesseurs du XIXe siècle, Considerant et ses collaborateurs, les accusant de timidité et de moralisme. C’est ignorer, ou oublier trop vite que, comme le montre la lettre que nous venons de citer, ils n’avaient pas hésité à prendre des risques face à une censure omniprésente.

Si les théories de Fourier dans le domaine sexuel, justement remises à l’honneur de nos jours, heurtaient de front la morale bourgeoise de son époque, est-on certain que celle-ci ne fut pas alors seulement l’apanage d’une simple frange de la population, celle il est vrai qui tenait les leviers de commande et qui tentait - et y parvint dans une certaine mesure - de l’imposer comme un modèle ? Les études manquent à ce sujet sur la France des profondeurs, celle des villages et des "bas quartiers" des villes, sur la population paysanne et ouvrière, mais celle que nous avons entreprise sur un village de Haute-Saône, qui est d’ailleurs le village de la famille maternelle de Clarisse Vigoureux, Magny Vernois, nous a amené à la conclusion que les filles non mariées n’avaient pas besoin de lire Fourier pour revendiquer le droit à la majorité sexuelle. En fait, pour imposer sa morale restrictive et contraignante, la bourgeoisie a dû avoir recours à des méthodes coercitives, comme l’avoue d’ailleurs dans ses Mémoires la propre nièce de Clarisse Vigoureux, Clarisse Coignet, évoquant l’action de sa mère, Mme Gauthier, épouse du maître de forges de Montagney, Joseph Gauthier, l’ami de Muiron : « Elle veille aux bonnes mœurs et une police de veuves et de demoiselles vertueuses l’avertit quand un jeune homme et une jeune fille, voire une femme mariée, se rencontrent un peu trop souvent. Elle convoque les coupables, les sermonne et rend son jugement, la séparation ou le mariage. »

On trouve une notation semblable, quoiqu’un peu différente, dans une lettre de Flaubert à sa sœur en date du 10 juillet 1845. (Alexandre et Louise, domestiques du Dr Flaubert, se sont mariés le 3 février précédent, et un enfant est né avec quelques semaines d’avance) : « Lorsque Louise a été prise de douleurs et qu’il a bien fallu avouer que le moutard demandait à voir le jour, Alexandre est devenu d’une pudeur exquise ; il n’osait nous regarder, il était pâle comme du papier, sa femme pleurait ; ils étaient tous les deux dans une stupéfaction admirable. Louise avait peur que Maman ne la renvoyât, Alexandre était interdit, etc. Tout cela, craint des propos du public, crainte des plaisanteries, crainte des farces. » Admirable lettre, que l’on croirait écrite pour illustrer les propos de Fourier sur l’hypocrisie de la civilisation. C’est le regard des autres, et avant tout celui du Dr et de Mme Flaubert, qui oblige Alexandre et Louise à jouer cette comédie de l’embarras.

Entre la morale officielle - celle de la bourgeoisie - et le comportement réel de l’ensemble de la population, il y a certainement une distance qu’il n’est pas facile de mesurer, car la première est la seule à avoir le droit à l’expression. De temps en temps cependant, un passage d’une lettre, un fragment de mémoires nous laisse soupçonner que la réalité est différente du discours officiel et qu’il ne faudrait pas être la dupe de celui-ci. Ainsi, en vacances à Belle-Isle vers 1895 avec Willy et leur ami Paul Masson, Colette raconte que celui-ci était familièrement accosté dans les rues par les ouvrières de la sardinerie : « - Avez-vous besoin de quelqu’un, monsieur ? - Pour quoi faire, mademoiselle ? - Pour couchai (sic) avec vous. » A l’autre extrémité de la France, aux usines Sahler à Beaucourt, les Souvenirs d’un croque-rave libertaire de E. Hug nous décrivent le rite du « passage à chaud », auquel les ouvrières de l’usine soumettaient les plus jeunes apprentis, forme de bizutage qui était en réalité un déniaisement - ce qui ne les empêchait pas de fréquenter les unes l’église, les autres le temple. Il existait certainement ainsi, en dehors de la morale traditionnelle un certain nombre de comportements parallèles, tacitement admis, et dont certains répondaient peut-être aux audaces du Nouveau monde amoureux. Mais si ceux-ci étaient tolérés, la menace que faisait peser Fourier était de les institutionnaliser ; et c’est cela, bien sûr, qui le rendait dangereux.


Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
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