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73-84
"Prière de toucher" ou le regard tactile
Les orgies de musée dans le Nouveau Monde amoureux de Charles Fourier
Article mis en ligne le décembre 2005
dernière modification le 23 février 2010

par Perrier, Florent

A partir d’une première approche des orgies de musée décrites par Charles Fourier dans Le Nouveau Monde Amoureux, cet article se propose d’explorer l’entrecroisement constant du désir, du sentir, du toucher ou encore de la jouissance dans la perspective d’une émancipation effective des corps - et des esprits - harmoniens, une émancipation placée sous le signe du regard tactile : sous le signe de l’art et de la vie incessamment mêlés au profit d’une communauté autre.

« L’harmonie sociale a pour seule étoffe le tissu des relations passionnelles multiples et délibérées, des goûs des désirs et des actes. Assurément, elle constitue un spectacle ; mais un spectacle qui n’est possible que par bonheur de ses acteurs. »

Judith Schlanger, Les métaphores de l’organisme

Disposé sur un pupitre, un livre s’offre grand ouvert à la lecture d’une femme enveloppée d’une longue cape blanche, femme hiératique, vestale moderne éclairée par un cierge que tient à bout de bras un acolyte discret. Derrière elle, des groupes disséminés composent un tableau vivant où les hommes et les femmes, mêlés, leurs corps dévoilés, s’exposent au regard en des attitudes recherchées. Ici, deux hommes devisent, le torse nu, les hanches sobrement recouvertes d’étoffes aux motifs antiques ; là, une jeune femme aux longs cheveux blonds et bouclés lâchés sur ses épaules dénudées observe avec mélancolie, comme sortie d’une vision de Julia Margaret Cameron, une de ses semblables dont le dos et le bras contrastent par leur blancheur avec une troisième silhouette déployée sur le sol, les jambes masquées sous une peau animale mais le buste cuivré entièrement mis à nu et les yeux, entourés de pénombre, nous observant. Au centre, dans une robe noire transparente, les bras en croix, une femme surplombe de ses formes suggestives deux couples disposés devant elle ; les uns, torses et jambes nus, se dévisagent lorsque les autres, elle légèrement vêtue et l’avant-bras posé sur la poitrine noire de l’homme allongé, s’enlacent. Plus avant, une femme étendue dans l’obscurité, jambes et bras découverts, à peine visible.

Cette scène - un tableau vivant photographié par Pierre Zucca pour l’édition originale de La monnaie vivante de Pierre Klossowski [1] - est une composition de gestes, de postures suspendus mais elle est aussi, et avant tout, une exposition de bustes et de seins divers, de bras et de mains délicatement posés, de jambes fléchies ou étendues, de hanches arrondies, d’épaules bordées de chevelures sans pareilles, de peaux confrontées à leur pluralité : une exposition de multiples désirs qui se touchent et nous touchent de leurs regards tactiles, nous invitant à participer - « Prière de toucher [2] » - à cette mise en scène où la beauté d’une déesse chaste associe et retient, suspendus à ses lèvres, douze corps attentifs à sa haute parole. Et un livre grand ouvert donc ; l’édition n’en est pas seulement identifiable, reconnaissable entre toutes - l’une des premières éditions du Nouveau Monde Amoureux de Charles Fourier porté à la connaissance des lecteurs grâce aux travaux fondateurs de Simone Debout -, mais la page est lisible et s’y détachent avec netteté les mots en majuscules : Introduction au Nouveau Monde Amoureux [3].

Une illustration de la beauté selon Fourier, selon ses critères ? Oui, si l’on veut bien considérer au préalable que la beauté physique, morale ou artistique est précisément étrangère, chez Fourier, à tous critères comme à toute idée de contemplation passive, à toute idée de délectation privative, à toute idée de possession exclusive. La beauté ne vaut, en Harmonie, que pour les seuls désirs, jouissances ou enthousiasmes, que pour les seuls liens et les seuls contacts dont elle constitue l’origine, dont elle représente l’un des éléments ou dont elle favorise les diverses expressions - « La beauté est un levier puissant dans un ordre où tout marche par Attraction. [4] » Prise dans un mouvement général et permanent d’extension, d’échanges ou de croisements des désirs individuels et collectifs, la beauté ajoute en effet à ces mouvements une spécificité créatrice grâce à laquelle ils ne sont pas simplement entretenus ou maintenus mais relancés, prolongés, déployés dans des directions nouvelles et imprévues. Le propre de la beauté consiste, dans ce cadre, à mettre en mouvement chaque individu en faveur de l’exploration toujours plus étendue du domaine des passions, des désirs ou des jouissances partagés. A ce titre, la beauté n’est rien pour elle seule : elle est pour le désir, pour la jouissance, pour les passions dont elle révèle ou renforce les manifestations. Proche de la puissance érotique analysée par P. Klossowski - « si Fourier se présente et se comporte en prophète de la félicité, c’est que pour lui rien n’est irréductible en raison de la puissance érotique même, laquelle en est une “divine” et par conséquent essentiellement créatrice [5] » -, la beauté est ainsi essentiellement créatrice mais elle l’est, plus encore, justement associée à la puissance érotique. Or, cette alliance, cette conjonction de la sphère esthétique et de la sphère érotique s’accomplit exemplairement dans les orgies de musée décrites pas Fourier dans Le Nouveau Monde Amoureux et comme rejouées pour la photographie sous l’égide de P. Klossowski, des orgies de musée qui ne sont pas seulement présentées comme de purs moments de plaisir, mais telle une étape supplémentaire pour tendre vers la libération des corps comme des mentalités.

Ces orgies de musée - Fourier les évoque sans détours afin de ménager les préventions civilisées et bien qu’elles annoncent pourtant, en sous-main, des orgies plus sensuelles - relèvent avant tout de la volonté d’exposer aux regards de l’ensemble de la communauté différentes singularités masculines et féminines, lesquelles choisissent librement de mettre en avant, d’offrir au toucher, d’exposer au regard de tous, les parties de leur corps qu’elles souhaitent voir admirées au titre de « modèle » pour les œuvres d’art, voire même au titre d’œuvre d’art en soi - Gilbert Lascault propose à cet égard un éclairage particulier : « Soyez vous-même une œuvre d’art. Le choix que vous portez sur une part de votre corps en fait (dans l’éphémère) un objet de musée. Mieux qu’un ready-made de Duchamp : un bras, une main, une bouche, un sexe, une cuisse valent bien un urinoir ou une roue de bicyclette. [6] » Sous cette forme, les orgies de musée sont une mise en espace exemplaire, une représentation de l’idée de beauté inhérente au foisonnement illimité de la diversité - la beauté, c’est le mouvement toujours relancé du divers : pour la communauté. Elles contribuent par là à mettre au jour une communauté non seulement sensible aux manifestations de l’art - « Si donc nous supposons une population exercée toute entière aux arts comme les harmoniens qui tous seront ou praticiens ou amateurs éclairés en fait de Peinture et Sculpture on concevra qu’ils puissent trouver sous ce rapport un charme très noble et très pur dans les orgies faciles à organiser dans une société exempte de rivalités d’intérêts qui nous divisent et familière avec les beaux-arts qui sont assez généralement étrangers à la masse des civilisés. [7] » - mais surtout, une communauté dont la diversité même constitue la base toujours mouvante de son existence, le soutien premier de sa pérennité. Ces orgies de musée ne peuvent alors se résumer simplement à des corps mis les uns à côté des autres pour la seule contemplation égoïste ou voyeuriste : elles sont la réunion provisoire - belle en soi - de la plus grande diversité de beautés physiques et spirituelles, diversité incarnée sous toutes les coutures et dès lors donnée en exemple, offerte comme le modèle vivant de la communauté : pour la communauté.

Par un retour explicite à la référence architecturale de la rue-galerie du phalanstère - la grande galerie du Louvre -, Fourier transforme ainsi ce lieu principal de la communauté en un musée vivant où viennent s’offrir, à la vue comme au toucher, les corps les plus divers : des corps susceptibles, par leur diversité même, d’édifier esthétiquement, d’exciter sensuellement, d’enthousiasmer spirituellement. Si l’orgie de musée « ne procure pas la possession mais seulement les plaisirs de vue et d’attouchement, ennoblis par le prestige de l’amour des arts et de la simple nature [8] », la seule approche visuelle et tactile de ces corps vivants suffit néanmoins à faire naître le désir, c’est-à-dire et plus essentiellement, la volonté, l’envie, d’établir des liens, de créer des contacts, des liens et des contacts d’ailleurs conformes à la définition de l’orgie donnée par Fourier - « l’essor noble des amours libres [9] » - lorsqu’il précise que « l’on pourra négocier pour le lendemain des orgies qu’on assortira d’une manière satisfaisante et où l’on obtiendra la pleine jouissance des beautés que l’on aura remarquées à l’exposition. [10] » Une telle exposition a en effet pour objectif - outre l’apprentissage et la contemplation de la beauté en ses diverses manifestations - le développement toujours plus exponentiel des liens entre les différents membres de la communauté. C’est aussi pourquoi les statues - cependant reconnues comme les fruits d’une expression artistique supérieure - restent, malgré leurs avantages, en deçà des tableaux vivants imaginés par Fourier ; grâce à ces derniers, « l’aspect de 20 belles femmes nues devra nous charmer encore plus que l’aspect des 20 statues qui, n’étant pas plus parfaites en formes, auront du moins l’avantage de joindre une belle âme à un beau corps [11] », ces vingt belles femmes - ou hommes - étant effectivement, contrairement aux statues, ouvertes et disposées à l’idée de ralliement, de liaison, à l’idée d’orgie comprise comme « des réunions délicieuses, des sympathies cumulées et se renforçant les unes par les autres. [12] » Ceci n’empêche pourtant pas Fourier de faire souvent référence à l’Aphrodite de Cnide, première statue grecque représentant une déesse entièrement nue - « la résidence du Tourbillon de Gnide est bâtie près du promontoire qu’occupait la ville grecque célèbre par le culte de Vénus et la statue de Praxitèle [13] » -, mais si la divine nudité d’Aphrodite est rappelée, sans doute est-ce avant tout pour souligner sous quels auspices sont placées les différentes formes d’orgies évoquées par Le Nouveau Monde Amoureux. Une telle attention portée à cette œuvre de Praxitèle ne doit pas occulter l’évidence : l’attrait de la beauté ne consiste pas, en Harmonie, en la possession d’une forme de rareté inerte ; l’attrait de la beauté, c’est le mouvement de rencontre, d’éveil, de curiosité, c’est l’établissement de liens et de contacts auxquels elle donne naissance et dont elle enrichit, par ce geste même, la communauté dans son ensemble.

Le « musée naturel [14] » et tout provisoire dessiné par les orgies de musée n’est donc pas une collection ou un archivage systématique de modèles figés ou pré-établis ; il est comme la saisie instantanée et précaire de diverses richesses esthétiques et spirituelles - de leurs expressions même fragmentaires, toujours différentes - constituant, à tel instant, une représentation exemplaire de la communauté et de la diversité qui la caractérise - l’œuvre d’art, c’est cette communauté transformable, à tout moment, en musée vivant. Cette mise en espace est aussi - par son rapport aux corps, aux désirs, à l’idée de jouissance - l’occasion de rendre sensible la place fondamentalement créatrice occupée par l’érotisme dans la communauté harmonienne ; là où la diversité esthétique ou spirituelle est doublée par une diversité érotique toute aussi foisonnante - « en passionnel tout doit se combiner de manière à assortir des impulsions d’un foyer commun [15] » -, la liaison des différents membres de la communauté entre eux, comme le mouvement inhérent à cet ensemble de liaisons, est non seulement renforcée mais multipliée par de nombreux possibles. La recherche comme l’expérience de ces liens ne peut supposer, par conséquent, une conformité préalable à tel ou tel modèle ; le nombre infini des liaisons possibles ne doit en rien être limité, ramené à un type spécifique de relation sexuelle ou amicale, à un schéma social pré-formé, à un idéal corporel, esthétique ou spirituel pré-existant. Ni l’esprit ni le corps ne renvoient, en Harmonie, à une beauté convenable, c’est-à-dire à une beauté de convention, pré-définie, réglée sur des liens pré-établis. Cette nécessaire absence de cadre explique pourquoi « les beautés dignes de servir de modèle [16] » - les plus propres à exciter « l’enthousiasme de l’art [17] » - peuvent librement choisir de n’exposer que certains fragments de leur corps, certaines parties isolées du tout - « Tous les personnages y mettront à nu les beautés dignes d’admiration, une femme qui n’aura de beau que le buste et la gorge ne découvrira que le buste ; celle qui n’aura de beau que la croupe, la chute de reins ou même que la cuisse ou le bras ne découvrira que cette partie et ainsi des hommes. Chacun étalera ce qu’il jugera digne de servir de modèle aux artistes. [18] » Derrière ce choix souverain sont en effet mises en avant, symboliquement, les idées d’altérité, de singularité ; celles-ci doivent pouvoir être senties à travers les moindres détails, par l’intermédiaire des indices les plus ténus, par le biais des désirs et des passions les plus subtilement exprimés. Chaque fragment de corps isolé par le sujet pour être donné au regard, offert au toucher, représente en cela l’expression intime et condensée d’une différence ; tel membre, telle surface de peau incarne, de fait, l’unicité absolue, une unicité revendiquée - à travers ce choix - comme étant celle d’un corps toujours surprenant, un corps étranger à toute règle comme à toute appartenance exclusive, ainsi que le montre G. Lascault - « l’exposition d’une partie du corps ne constitue pas nécessairement un morcellement cruel. Chacun choisit ce qu’il montre et ce qu’il cache, sans se soucier de règles sociales. Il peut habiller ce que d’habitude on montre nu ; déshabiller les parties du corps traditionnellement vêtues. Il n’y a pas d’organes honteux. Pas d’organes plus nobles que les autres. Et les jeux du voilement et du dévoilement peuvent multiplier les aspects du corps, le rendre à chaque instant différent. Par ce jeu libéré du vêtement, par cette permission du nu partiel, chaque corps se révèle encore plus passionnant à explorer. A explorer par un autre, mais aussi par soi-même. [19] » Nullement équivalente, nullement interchangeable, nullement substituable, chaque singularité ainsi affirmée a de plus ceci de particulier : elle n’est pas proposée à la possession exclusive et dominatrice, elle est exclusivement offerte : ouverte à tous les liens possibles, elle est offerte au partage, offerte au renouvellement constant d’un processus d’échanges réciproques fondé sur le plaisir et le désir, sur la jouissance commune. En exposant le mouvement de l’altérité sous cette forme, en le révélant ainsi pris dans les entrelacs de la diversité, Fourier ouvre métaphoriquement, dans le même temps, l’espace social existant au foisonnement de cette altérité et l’expose, par conséquent, aux failles et aux fissures provoquées par ces différences, par ces divergences ; échappant à tout modèle, débordant tout cadre, la figure de cette altérité oppose finalement au monde-tel-qu’il-est l’image d’un libre déploiement des désirs et des jouissances dont l’extension permanente est justement soutenue, par cette altérité même, au risque du bouleversement de l’ordre des choses : au risque d’une société autre.

Modèles « du vrai beau [20] », les individus assumant le choix de leur propre exposition contredisent pourtant, par ce geste, toute définition arbitraire donnée du beau, invalidant par avance tous les éventuels critères du jugement esthétique ; parce que l’orgie de musée est l’exposition de « modèles » avant tout parfaitement singuliers les uns vis-à-vis des autres et les uns pour les autres, elle ne peut donner lieu à aucun canon, à aucun type. Chaque corps ou fragment de corps trouvera de fait des admirateurs, des admiratrices ; chaque corps ou fragment de corps correspondra à telle ou telle lubie de caractère, à tel ou tel désir, à telle ou telle passion - G. Lascault le souligne : « en harmonie, dans cette société dont rêve Fourier, il n’est pas évident que tous les artistes souhaiteront les mêmes modèles. Et dans les fantaisies des goûts, dans les variations des caprices, quel sein, quelle hanche, quel bras pourrait être défini comme laid ? [21] » L’orgie de musée est bien en cela une orgie d’œuvres toujours uniques - orgie pour les sens et l’esprit exposés à cette infinie ouverture à l’autre - dans la mesure où les différences peuvent toutes figurer, toutes être exposées ou exhibées, sans jugement ni censure, chacun étant susceptible de faire naître, par ses caractéristiques propres, des liaisons privilégiées et par là profitables à la communauté en son ensemble. Si l’orgie de musée a pour objectif avoué de favoriser « en matériel l’initiation générale aux arts de peinture et sculpture, et en spirituel la bienveillance générale, exempte des rivalités d’intérêt et des préjugés de moralité [22] », seule une telle absence de jugement préalable peut donc en garantir la réussite. Le développement des liens et contacts entre individus, les correspondances et les associations ainsi créées, le renforcement de la communauté qui en découle, telle est finalement l’unique règle admise pour ces orgies de musée. Cette règle illustre, à l’échelle de la communauté, la portée de l’idée d’exemplarité singulière, soit l’idée selon laquelle tout épanouissement de l’individu, tout déploiement de sa personnalité, est la condition d’un épanouissement réel de la communauté, la condition de son déploiement permanent. Là où toute singularité peut prétendre - exemplairement - à l’exposition de ses différences et les offrir aux désirs de la communauté, à ses regards tactiles, là existe aussi, de fait, une communauté différente, ouverte et exposée au mouvement constant de ces singularités qui, par la publicité faite autour de leurs différences mêmes, la constitue précisément, en tant que communauté autre.

La confrontation avec l’autre, l’engrènement avec l’autre - lors des orgies, lors des banquets, lors des spectacles ou des divers travaux, etc. - représentent à cet égard les métaphores d’une ouverture permanente à l’autre, d’une attention portée en permanence aux possibles qui viennent avec l’autre. Ainsi, S. Debout le précise, les images d’orgies ou de libertinage ne tendent pas seulement à montrer la petitesse des amours civilisées mais, par ailleurs, « à révéler un bonheur plus vaste que ne surent rêver les moralistes, une étrange ivresse du don de soi. Par les ralliements amoureux, Fourier prétend hausser les Harmoniens jusqu’à l’amour de l’autre inconnu, l’amour de tous les hommes, comme si les unions multiples permettaient à chacun d’échapper à ses limites, tandis que la volonté de possession exclusive d’un être exprime la solitude. [23] » Cette volonté d’outrepasser toutes limites, y compris celles du moi, renvoie en définitive à la nécessité d’échapper, dans la société harmonienne, au piège de la propriété, soit au piège d’un égoïsme que Fourier rend notamment responsable de l’échec de la Civilisation. Si la prolifération des jouissances a d’ailleurs chez Fourier ce caractère profondément subversif, c’est qu’elle exige justement ce débordement vers l’autre, cette ouverture à l’autre, cet abandon d’un moi délimité au profit d’un don de soi - don de soi non pas synonyme de dépossession mais, à l’inverse, synonyme d’un enrichissement toujours plus grand des possibles dès lors mis en commun et partagés sans souci d’une appartenance préalable, ainsi que l’indique P. Klossowski : « Fourier entend la mise en commun au sens psychique avant tout et [...] l’ “expropriation” en est une morale et ne présuppose au préalable ni un nivellement ni une expropriation des fortunes - ce qui serait contraire à son principe ludique de l’émulation. [...] ce projet même est conçu, dans le contexte de l’époque de Fourier, comme une ironisation affabulante laquelle, dans son ingénuité même, administre une leçon profonde : à savoir que si il y a expropriation du moi psychique en faveur de la polymorphie impulsionnelle, il s’ensuivra une expropriation matérielle des biens de chacun au bénéfice des échanges psychiques de tous [24] ».

L’alliance vivante, dans les orgies de musée, entre la sphère érotique et la sphère esthétique a en outre une portée également fondamentale mais cette fois relative aux rapports généraux entretenus entre le travail et le plaisir. En s’opposant à l’idée du musée réduit à la seule conservation des traces artistiques passées - lieu de l’assignation des œuvres -, Fourier interroge de fait l’idée même de création artistique, de travail créatif. L’évocation d’un musée vivant suggère une création artistique elle aussi vivante, prise dans une forme permanente de mouvement et non pas figée et comme assignée à des critères immuables ou rivée à des institutions rigides. Les orgies de musée - exposition d’ « œuvres » toujours différentes et, en elles-mêmes, toujours changeantes - s’opposent donc, symboliquement, à l’idée d’un processus créatif réduit à la reproduction du même, limité au défini, à l’antique, étranger à toute innovation, enfermé pour finir dans un carcan conventionnel. Donnant sa préférence au mythe de Pygmalion [25], Fourier opte résolument pour une création reliée à des formes vives, une création surprenante dans ses désirs, toujours renouvelée, toujours plus déployée : l’image d’un travail créatif mêlé à la vie même, confondu avec elle, participant de la même étoffe passionnelle. Cette intrication de l’art et de la vie, de l’esthétique et de l’érotique, dessine les linéaments d’une vie en elle-même créatrice, une vie non plus mutilée, fragmentée en différentes occupations aliénantes et d’où tout plaisir resterait exclu. Pressentant l’émergence, au XIXe siècle, d’une forme de contamination entre la production industrielle et la production artistique - ce que suggérait Walter Benjamin : « Les expositions de l’industrie comme schéma de construction secret des musées - l’art : des produits de l’industrie projetés dans le passé. [26] » -, Fourier conteste par avance cette idée d’une création artistique semblable au travail industriel, assujettie à lui, et opère un renversement pour lui opposer l’idée d’un travail industriel semblable à la création artistique, tourné lui aussi vers le plaisir. L’alliance de l’esthétique et de l’érotique dans les orgies de musée - de l’art et de la vie - renvoie à ce titre à une alliance plus essentielle, étendue à l’ensemble de la société, une alliance entre travail et plaisir, entre création et jouissance. D’ailleurs, dans une société autre, émancipée, où « tous seront ou praticiens ou amateurs éclairés en fait de Peinture et Sculpture [27] », où tous seront « nés sur les planches, acteurs par enthousiasme, par habitude, et non par intérêt [28] », où l’épanouissement de la sensibilité sera prioritaire, l’effacement du travail en tant que contrainte imposée au profit du travail allié au plaisir et à la création, cet effacement devra aller de soi et ouvrir ainsi l’ère d’une « société libre », pour reprendre cette expression à Herbert Marcuse - « C’est Fourier seul, Marx et Engels l’ont eux-mêmes reconnu, qui a fait voir le premier la différence qualitative qu’il y a entre la société libre et la société non libre, et n’a pas eu crainte, alors que Marx l’a eue en partie, de parler d’une société possible dans laquelle le travail deviendrait jeu. Une société dans laquelle le travail, même le travail socialement nécessaire, peut s’organiser en accord avec les aspirations libérées, les besoins instinctifs, les inclinations spontanées de l’homme. [29] »

Dans ses « Conseils aux jeunes littérateurs », Charles Baudelaire affirme que « l’orgie n’est plus la sœur de l’inspiration » et qu’elle doit désormais être remplacée, dans ce rôle, par le « travail journalier [30] ». Evacuant par là toute idée de plaisir, le poète témoigne de la séparation arbitrairement maintenue entre les œuvres d’art et ce qui relève plus spécifiquement des sens ou de la jouissance, souscrivant à l’opinion classique de ses contemporains les « civilisés » qui, à suivre Jean-Paul Thomas sur ce point, « juxtaposent la laideur de leurs orgies à la beauté séparée des œuvres d’art. A la fausseté de leurs amours répond la vénération mondaine d’œuvres académiques. [31] » Le même Baudelaire avait pourtant noté, avec perspicacité, les décalages factices créés entre l’art et la vie, ces frontières hypocrites à tout prix entretenues par une bonne conscience soucieuse des convenances : « Tous les imbéciles de la bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots : immoral, immoralité, moralité dans l’art et autres bêtises, me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui, m’accompagnant une fois au Louvre, où elle n’était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et me tirant à chaque instant par la manche me demandait devant les statues et les tableaux immortels comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences. [32] » Or, et de manière exemplaire dans les orgies de musée, il s’agit justement d’abattre avec Fourier ces limites artificielles et de mêler si intimement leurs domaines respectifs qu’ils contribuent dès lors, conjointement, à l’esquisse d’une société autre ouverte en grand à toutes les singularités, à leur épanouissement pluriel comme au déploiement de leurs moindres désirs sur la membrane commune que tissent continûment leurs liens disséminés.

Pour n’avoir pas voulu souscrire à l’ordre moral dominant, pour n’avoir pas voulu composer avec lui, l’homme de l’écart absolu fut, sans ménagements, relégué aux marges de la normalité, assigné dans ces marges où tout peut se confondre à l’enseigne de la folie. La vulgate diffusée par ses détracteurs en atteste en effet : « aux rapports honorables et réguliers qui unissent aujourd’hui les sexes, Fourier propose de substituer une licence absolue, une promiscuité infâme, et le mot qu’on lisait autrefois sur un palais de Ferrare, Orgia, devrait être écrit sur le fronton de son phalanstère. [33] » A cette aune, les orgies de musée qui souhaitent substituer à l’idéal figé d’œuvres répertoriées - « Ne pas toucher aux œuvres » - la réalité de corps et de mouvements faisant œuvre, incessamment, révèlent une lutte d’un autre ordre, cette lutte précisément menée, au nom de la vie même et de son mouvement dionysiaque, contre ce que Victor Hugo, s’attaquant au conservatisme, désignait alors comme « la prolongation indéfinie des choses défuntes [34] ». Certains disciples de Fourier, tel Victor Hennequin, sauront d’ailleurs poursuivre cette lutte avec clairvoyance - « Comment donc ! Fourier prétend changer quelque chose aux rapports qui unissent aujourd’hui les sexes ! ce serait affreux. Ces rapports sont si nobles, si décents, si désintéressés surtout ! [...] La femme est partout si honorée ! Il est vrai que l’adultère, l’avortement, l’infanticide, l’emploi conjugal de l’arsenic, vont chaque jour se multipliant ; que le salaire des ouvrières, chaque jour plus mesquin, plus ridicule, les contraint de se vendre à des protecteurs ; que le registre des prostituées s’élargit sans cesse ; mais ces femmes ne comptent pas, on le sait. Leur fonction est de souffrir et de mourir pour garder la sécurité du mariage. Quelle admirable société ! quelle profonde immoralité d’en imaginer une meilleure ! [35] » - mais, cependant timorés, déclarant à leurs lecteurs qu’ils n’ont « jamais proposé » et ne proposeront jamais « à la société présente » la réalisation du « magnifique idéal » dépeint par Fourier à l’encontre de « l’état actuel des choses [36] », ils resteront sourds aux plus folles espérances de leur maître, lequel les enjoignait pourtant de ne plus perdre « dans l’hésitation des siècles destinés à jouir », lançant à leur adresse un « Prière de toucher » fidèle, en bien des sens, aux orgies de musée.

« Doutez, rien n’est plus sage, mais doutez et éprouvez avant de juger. [37] »