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19-37
La boucherie sociétaire de Clermont-Ferrand (1851)
Le fouriérisme au sein d’une expérimentation sociale montagnarde
Article mis en ligne le décembre 2004
dernière modification le 18 avril 2008

par Léger, Astrid

L’étude des statuts, des rapports des commissions, des nombreux articles et des appartenances et inspirations des artisans de la boucherie sociétaire créée à Clermont-Ferrand en 1851, couplée à celle de ses attitudes face aux réactions qu’elle suscite, apporte des éléments de réponse sur le lien entre fouriérisme et alimentations sociétaires pressenti par Jean Gaumont. Autrement dit, elle permet de comprendre le rôle et la place de la doctrine sociétaire dans une pratique sociale montagnarde née du réinvestissement des espoirs de réformes et de réalisations des valeurs de la République, après la victoire des « républicains du lendemain » le 23 avril 1848.

La boucherie sociétaire de Clermont-Ferrand s’inscrit dans un vaste mouvement de création d’associations de consommation, amorcé dès avant 1848 sous l’influence de fouriéristes [1] et qui atteint son apogée en 1850-1851 [2]. Plusieurs contemporains en témoignent, comme Louis Blanc qui affirme dans son Almanach du Nouveau Monde qu’il « n’y a pas de ville manufacturière qui n’ait aujourd’hui ses associations pour la vie à bon marché » [3]. Outre la question de l’originalité de cette boucherie auvergnate, se pose celle de ses rapports avec les éléments phalanstériens et le fouriérisme du département et avec le fouriérisme en général. En effet, Jean Gaumont remarque que la très grande majorité des sociétés alimentaires ont été créées dans des centres de propagande et d’activité phalanstériennes [4] : Grenoble, Sedan, Saint-Quentin, Rouen, Metz... Il s’interroge sur ce rapprochement et, limité par ses sources, il conclut simplement que ces associations étaient certainement inspirées par l’associationnisme socialiste syncrétique et religieux de 1848. Le cas de la boucherie clermontoise permet d’apporter des éléments de compréhension sur cette relation, sur le devenir, l’influence et la place du fouriérisme dans les espoirs et au sein d’une expérimentation sociale du syncrétisme montagnard d’après juin 1849.

Les sources directement issues de cette association sont rares : le rapport de la Commission de rédaction [5] et le « Livret de statuts et règlement intérieur [6] ». Mais comme dans d’autres départements [7], la boucherie clermontoise s’exprime par l’intermédiaire d’un journal montagnard, L’Éclaireur républicain, qui constitue une mine d’informations permettant de suivre pas à pas le processus de sa création [8].

Les fondateurs et leurs motivations : une certaine inspiration fouriériste

La boucherie clermontoise est le résultat d’un processus long (un an s’écoule entre l’annonce du projet et l’ouverture de l’étal), ce qui n’est pas le cas de toutes les sociétés alimentaires (celles de Rouen sont créées en 15 jours [9]). Ce cheminement permet de dépasser le niveau d’approche limité aux statuts que Jean Gaumont qualifie de conformes à ceux de toutes les sociétés en commandite de cette époque [10]. Ils sont en effet peu originaux : le but est d’organiser la vie à bon marché, c’est-à-dire de vendre de la viande moins cher aux actionnaires pourvus de leur livret d’achat, dans le cadre d’une société en commandite, et à partir d’un capital social formé par souscriptions, les actions ne produisant pas d’intérêts [11]. Pour comprendre les principes et l’esprit qui les sous-tendent, il faut analyser tout le travail qui entoure cette rédaction, puisque c’est au cours de ces étapes que mûrit le projet, qu’il évolue en fonction des obstacles rencontrés, qu’au travers des débats, des polémiques, apparaissent les enjeux, les motivations de ses artisans.

Qui sont les artisans de la boucherie ?

Le travail de création sociétaire est organisé par deux organes : la commission d’initiative ou commission d’organisation provisoire composée de 5 hommes et la commission de rédaction qui comprend 7 personnes. En mai, devant l’interdiction de réunion des actionnaires, la première élit une commission d’administration de 9 membres auxquels les souscripteurs délèguent leurs pouvoirs.

Les appartenances professionnelles de ces membres fondateurs se répartissent ainsi : 9 ouvriers artisans, 2 membres de professions libérales, 1 rentier, 1 fonctionnaire, 1 paysan. La boucherie n’est donc pas une œuvre exclusivement ouvrière. Deux membres de la Société fraternelle des tailleurs et 2 de celle des cordonniers, dont le gérant, en font également partie, ce qui révèle déjà que certains principes de ces deux types d’association seront semblables. Enfin, une grande partie des associés sont des membres importants de la démocratie avancée ou du socialisme, comme Astaix, fabricant de fromage, connu en 1848 pour ses idées républicaines et démocratiques ou Claude Fontmarcel, montagnard, directeur de L’Éclaireur en octobre 1851.

Deux personnalités se détachent. Jules Bravard, publiciste du Peuple, séduit par les idées de Considerant sur le gouvernement direct du peuple, est l’un des fondateurs dont les convictions, placées à la frontière des deux traditionnelles « époques » du socialisme, pèsent largement sur les orientations doctrinales de la boucherie. Maradeix, vigneron dont le socialisme syncrétique semble à la fois issu de la théorie et théorisé, est également une figure remarquable. Au banquet de Montaudoux, il porte un toast à « l’union des travailleurs des villes et des campagnes ! [12] », ce qui dénote peut-être une influence phalanstérienne, d’autant plus qu’il partage la vision physiologique du corps social de Considerant : « Si le corps social ne peut souffrir sans que tous les membres s’en ressentent, aucun membre de ce corps ne saurait être affligé sans que ce corps s’en émeuve [13]. »

Certains fondateurs semblent donc avoir lu Fourier ou ses disciples et être les héritiers de concepts phalanstériens. Cependant, aucun membre de l’École sociétaire ne participe au projet. Cela signifierait-il qu’il y a deux groupes de fouriéristes : un groupe affilié au Centre et tourné vers l’action politique (celui des banquets) et un autre plutôt réalisateur, sympathisant mais en marge du mouvement (celui de l’Alimentation) ?

Pourtant, le Congrès phalanstérien d’octobre 1848 avait encouragé les fouriéristes à pousser à la création d’« agences commerciales » [14]. Mais le groupe du département est peut-être uniquement intéressé par l’engagement politique et par la réalisation globale, à l’image de son délégué au Congrès, Jules Barse, qui, alors qu’il s’enthousiasme pour l’entrée de l’École dans la bataille politique aux côtés des socialistes et radicaux, juge au contraire que les œuvres de garantisme doivent être abandonnées car elles sont trop restreintes [15]. Cependant, un autre phalanstérien du département encourage la création de la société fraternelle des charrons [16]... Il est donc difficile d’interpréter leur absence, d’autant plus que la boucherie est installée dans l’Hôtel de la Paix, où étaient organisés les banquets phalanstériens de 1846 et 1847.

Vers la transformation complète de la société par l’Association

La boucherie a conscience de s’inscrire dans un mouvement national, puisque l’exemple de Grenoble motive les Clermontois [17] qui comprennent leur œuvre comme une sorte de revanche du département contre son image de terre de réaction : « Avant peu, elle [la solidarité] aura envahi le Puy-de-Dôme que nous avons entendu qualifier si souvent de terre de l’égoïsme [18]. »

Pourtant, la plupart des boucheries sociétaires sont implantées dans le nord de la France [19]. C’est l’urgence des améliorations à apporter à ce secteur et leur facilité de réalisation qui ont poussé à le privilégier : « Le taux de la viande était trop élevé, l’abattage se faisait sans soin et à des périodes éloignées. Il était difficile, pendant les chaleurs surtout, de ne pas éprouver un sentiment de dégoût en voyant les étalages de viande meurtrie de nos boucheries [20]. » Le Puy-de-Dôme a peut-être aussi suivi le type de fondation qui était le plus en vogue, puisque 1851 est marqué par l’ouverture de nombreuses boucheries : Dole, Lagrasse, Vitry-le-François, Dijon [21]...

Et le projet clermontois est compris comme une étape du processus menant vers l’association intégrale, amorcé par les associations de production, prémices de la vie à bon marché : « Honneur donc aux sociétés fraternelles qui ont inauguré dans notre pays le principe de l’Association. C’est au sein de ces sociétés fraternelles qu’a pris naissance l’idée qui [...] motive aujourd’hui notre réunion nouvelle. C’est aux Associations que nous devons l’initiative du projet d’alimentation sociétaire [22]. » Inversement, la boucherie « ne sera que le premier chapitre de cette œuvre populaire [23] ». Il est au départ question d’une association beaucoup plus vaste, dont le champ d’application n’a été réduit que temporairement, puisque les bénéfices doivent servir à un fonds de réserve destiné à appliquer le principe à d’autres besoins de la vie [24].

La boucherie s’inscrit donc dans un plan de réforme sociale profonde, à l’image de la boulangerie de Nantes que le docteur Guépin insère dans un programme de réalisations progressives : doivent lui succéder une meunerie, un dépôt de grain, une boucherie [25]. Sans que ses étapes soient si clairement définies, la vie à bon marché clermontoise obéit à cette logique qui vise à transformer la société au moyen d’une association intégrale touchant à la fois le commerce et l’économie domestique et qui révèle une certaine inspiration fouriériste chez ses artisans.

Un tel but s’explique par la fin des espérances ouvrières en une République sociale, après la victoire des « républicains du lendemain » le 23 avril 1848. Ces espoirs sont alors réinvestis dans les associations par lesquelles on tente de réaliser les promesses de réformes sociales des années 1840 [26].

Réinvestissement des espoirs de réforme sociale dans l’association

Réappropriation du langage de 1848 : les démocrates bourgeois de gauche guides de l’émancipation ouvrière

Cette réorientation des espérances exige de rendre aux mots leur vérité perdue [27]. Les belles valeurs républicaines doivent devenir des faits et la boucherie s’en veut l’application. Les formules « réalisation pratique », « exécution pratique », « véritablement démocratique » sont récurrentes. Les artisans veulent faire correspondre les mots et les choses [28] : la liberté permet aux sociétaires d’être clients d’autres boucheries, l’égalité donne aux femmes le droit de participer à l’association et aux actionnaires une seule voix quel que soit le nombre de leurs actions, le droit de la minorité rend la boucherie indissoluble avant son terme et le capital indivisible.

On procède également à une réappropriation du langage, des thèmes et des espoirs de 1848. Le « peuple », icône de Février, est omniprésent, mais avec un sens différent et pluriel. Il signifie parfois tout le monde [29] et rejoint alors l’idée quarante-huitarde d’unité sociale, de concorde, qu’on applique via le principe d’ouverture de la boucherie.

Il désigne aussi la société civile dont le sursaut supplée les institutions politiques incapables de remplir leur rôle : « quand la politique est stérile, quand les hommes d’État, les gouvernements et les partis sont frappés d’impuissance, il y a encore quelqu’un qui peut tout vaincre, tout surmonter [...] c’est le Peuple [30]. » Cette idée d’une société civile autonome dans sa marche vers le progrès renvoie à l’Harmonie de Fourier qui s’organise sans pouvoir politique et se rapproche des principes du Considerant d’avant 1848, pour qui les réformes sociales ne dépendaient pas d’une forme politique.

« Peuple » qualifie également les ouvriers, les prolétaires, que le rapport place à l’origine de l’association qu’il qualifie plus loin de « populaire ». Ces alternances montrent l’émergence de l’assimilation peuple/prolétaires. La marche vers le progrès doit venir d’une initiative populaire, qui commence à être comprise comme une initiative ouvrière ; autrement dit, on glisse progressivement vers l’idée d’une lutte émancipatrice du travail contre le capital. Ainsi, les associations de production se donnent pour but l’indépendance du travail face au capital, à l’inverse de la logique de conciliation qui était celle des fouriéristes. Cependant, Eugène Nus, exemple de ce qu’ont pu être d’autres trajectoires phalanstériennes, a évolué vers cette idée d’émancipation du prolétariat par ses propres moyens [31].

Enfin, ce terme entretient un rapport ambigu avec celui de « démocrates ». Tantôt les deux groupes sont distingués et l’initiative du projet revient spécifiquement aux ouvriers. Mais plus tard, Bravard affirme que ce sont les seconds qui sont à l’origine de la boucherie. Cette ambiguïté cache un enjeu, celui de l’appartenance sociale des fondateurs. Ainsi, la boucherie se revendique comme réalisation ouvrière alors que son porte-parole, Bravard, est avocat.

C’est une œuvre transitoire : on voudrait qu’elle représente l’émancipation des ouvriers par eux-mêmes, mais elle possède une base sociale plus large et se situe encore dans cette logique selon laquelle la bourgeoisie de capacité, parce qu’elle possède l’art du discours, est plus à même de la représenter et de la guider. Sans défendre l’idée que la parole ouvrière est la mieux qualifiée pour représenter les ouvriers, la boucherie se veut pourtant une réalisation du mouvement spécifiquement ouvrier travaillant à son émancipation. Cette situation n’est pas originale et caractérise les mouvements ouvriers lyonnais [32], les restaurants sociétaires de Toulon [33] et de Grenoble [34] et de nombreuses associations alimentaires [35].

Application des principes démocratiques au fonctionnement de la boucherie

Parallèlement, les sociétaires veulent appliquer à l’association des principes politiques réellement démocratiques, c’est-à-dire, sous l’influence de Bravard, certaines bases du gouvernement direct, dont la première est l’exigence de simplicité et d’économie [36] : « [...] la commission s’est appliquée à organiser [l’administration] de la boucherie sociétaire sur le pied le plus simple possible » [37]. Le règlement prévoit également la non-délégation de pouvoir et insiste beaucoup sur la souveraineté de l’assemblée des actionnaires : « l’assemblée qui est souveraine », « ce règlement ne doit poser que des principes généraux et des règles fondamentales qui consacrent également la souveraineté collective et la liberté individuelle. »

Cependant, cette application ne va pas jusqu’à l’autonomie de cette assemblée, car, à l’instar d’autres associations de consommation [38], les statuts prévoient la constitution d’instances composées de sociétaires élus par leurs pairs et formant un pouvoir politique. La première est incarnée par le gérant qui joue un très grand rôle, mais qui est toujours sous contrôle et a des devoirs. Le deuxième pouvoir réside dans la commission d’administration, chargée de la surveillance, de la gestion et de l’exploitation de la boucherie.

Au contraire, le Phalanstère n’abrite aucune instance politique : la Bourse a une simple valeur de conseil et pas de gestion. De plus, le rapport compare le règlement de l’association à une constitution : « Il en est du règlement d’une Société démocratique comme de la constitution d’un peuple. ». Au contraire de Considerant, les artisans de la boucherie ne sont donc pas défavorables aux constitutions [39] et ne vont pas jusqu’à l’extinction de la sphère politique : la société civile s’organise temporairement sans le concours des autorités républicaines incapables de réforme sociale, mais une fois l’émancipation réalisée, des instances politiques doivent être réorganisées.

La boucherie obéit également au principe de Fraternité, terme récurrent dans le rapport, tandis que celui de solidarité est absent. Cette référence constante au thème phare de février 1848 plutôt qu’au second est étonnante au vu des travaux de Marcel David qui explique qu’après les désillusions d’avril et de juin 1848, la solidarité prend le dessus sur la fraternité [40].

En fait, le rapport accompagne toujours ce terme de l’idée de pratique : « régime pratique de la Fraternité », « c’est l’application [...] de la Fraternité », « elle a appliqué le principe de Fraternité »... Et ce que les fondateurs sous-entendent par cette fraternité pratique, c’est la solidarité : « L’idée de la solidarité, cette fraternité pratique, se propage sous toutes ses formes [41]. » Autrement dit, les associés reprennent les espoirs de 1848, mais ont senti la nécessité de les inscrire dans les faits, ce qui passe par l’idée de solidarité. Les deux notions s’étayent l’une l’autre puisque la fraternité est trop compromise pour être défendue seule tandis que la solidarité isolée manque d’un renfort sur le plan des principes [42].

C’est parce qu’ils considèrent la fraternité comme synonyme d’égalité, rejettent la charité comme humiliante [43], et veulent faire disparaître la misère par une transformation radicale de la société [44] que certains actionnaires demandent que les indigents soient repoussés de la boucherie qui adopte finalement une position moins radicale : reconnaissant que la charité est dégradante, elle décide de la pratiquer temporairement devant la lenteur de la régénération sociale et la gravité de la situation des indigents. Mais le refus de s’ouvrir aux non-sociétaires qui ne sont pas dans la misère montre que cette solution n’est acceptée que comme un pis-aller que repoussent d’autres associations [45].

Les phalanstériens ne semblent pas être opposés à la charité qui figure sur leur Almanach à côté de Fourier. Considerant souhaite « que le riche aide le pauvre pour éviter de cruelles extrémités [46] ». Cependant, Zoé Gatti de Gamond condamne la charité civilisée qui ne s’attaque pas directement à la racine du problème [47]. Quoi qu’il en soit, c’est d’après le principe de solidarité compris comme interdépendance entre les hommes que les « citoyens de la campagne seront admis à faire partie de l’association », thème qui résonne de manière très phalanstérienne.

Et comme tous les partisans de l’association [48], les fondateurs identifient fraternité et égalité réelle [49] et ouvrent donc la boucherie aux femmes qui ont le droit de participer aux assemblées générales et de faire partie des commissions. Or leur concours n’est absolument pas une évidence partout, puisqu’en 1852, elles représentent moins de 10% du sociétariat [50].

La boucherie de Clermont œuvre donc à une double émancipation féminine. D’une part, les femmes sont libérées de certaines tâches, ce qui provoque un bouleversement de leur rôle au sein de la famille et de la société, compris par certains comme une menace pour les valeurs sociales fondamentales [51]. D’autre part, en ayant accès à la boucherie en tant qu’individu, la femme marche vers la reconnaissance de sa souveraineté. Ce souci rappelle bien sûr celui de Fourier, d’autant plus que les sociétaires occupent la même position que le chef de l’École qui déclare : « Nous voulons d’abord l’émancipation civile et sociale de la femme, par des conditions qui lui garantissent comme à l’homme une existence décente, l’éducation morale [...]. C’est de ces conditions sociales nouvelles que nous attendons ensuite pour l’avenir, sa liberté, la propriété pleine, entière, inaliénable de sa personne [52]... » Pour les associés, la reconnaissance des droits de souveraineté de la femme, autrement dit sa liberté et la propriété entière de sa personne, ne voit le jour qu’après la disparition de l’inégalité sociale et civique [53] et qu’assortie de conditions morales puisque la boucherie n’est ouverte qu’aux femmes veuves ou célibataires ayant ménage, « conditions qui doivent offrir des garanties suffisantes de moralité » [54].

L’association face à ses détracteurs

Comme les autres associations alimentaires (Nantes, Sedan, Homblières...), la boucherie subit l’hostilité des autorités qui tentent d’empêcher son ouverture : lors de l’assemblée générale du 18 avril, le commissaire s’empare du rapport de la commission ; le 23 mai, le préfet n’autorise plus les réunions d’actionnaires et exerce des pressions sur les adhérents [55] ; en novembre, il soumet l’étal à une patente lourde et injustifiée. Ces obstacles correspondent au durcissement du parti de l’Ordre qui, effrayé par les progrès du socialisme, veut lancer la peur du péril rouge [56] et cherche à briser toutes les associations, sous prétexte qu’elles couvrent des activités socialistes dangereuses. C’est le discours du procureur général de Riom qui signale que des « meneurs socialistes cherchent à organiser à Clermont une sorte d’Association, dite alimentation sociétaire, dont le but serait politique [57]. »

La boucherie est-elle vraiment un lieu d’action et de prédication socialistes ? Les statuts précisent que « toute discussion sur des matières politiques ou religieuses est sévèrement interdite. » Maurice Agulhon interprète cette interdiction comme de la prudence, car il considère que ces sociétés sont certainement un moyen pour les rouges de se rencontrer plus souvent et plus librement, ce que confirme André Gueslin au sujet des associations fraternelles [58] et Pierre Lévêque à propos de nombreuses sociétés de secours mutuel [59]. La boucherie permet donc certainement aux républicains avancés et aux socialistes de se réunir, puisque l’étude des appartenances politiques de ses membres montre que la majorité d’entre eux sont adeptes des doctrines socialistes et qu’ils présentent eux-mêmes la boucherie comme une œuvre socialiste [60].

L’association est également confrontée à l’animosité de l’Église [61], traditionnellement hostile aux projets « rouges » et qui voit d’un mauvais œil cette boucherie tentant de faire disparaître la logique de l’aumône pour la remplacer par la justice et l’égalité.

La seule critique argumentée contre l’association est signée d’Edmond Neveu [62] qui dénonce son exclusivisme, preuve que derrière ce semblant d’organisation humanitaire se cachent des activités politiques, révélées par l’habitude des associés de clore les réunions en saluant la République : « ...certaines sociétés soit-disant philanthropiques cachaient une autre organisation infiniment moins humanitaire. Si ce rapprochement nous vient à la pensée, c’est que la réunion nous paraît avoir été formée dans un esprit essentiellement exclusif et systématique, dénoncé surtout par ses choix et une affectation à clore les opérations de la séance par le cri de Vive la République ! ». Cette condamnation renoue avec l’idée déjà formulée contre les utopies dans les années 1840 de menace souterraine, de complots. Parallèlement, il utilise un autre argument déjà employé par les détracteurs du fouriérisme avant la révolution : ce projet est voué à l’échec car il est exagéré, démesuré : « comme nous doutons que la société, qui est en train de s’organiser, puisse le [le progrès] réaliser dans les vastes conditions de son programme [...] et que d’ordinaire, qui trop embrasse, mal étreint, nous saisirons cette occasion de rappeler à qui de droit que, dans ce problème si compliqué de la vie à bon marché, il y a au moins un côté que l’on paraît avoir abordé avec succès [63]. » Cette inanité repose également sur la fausseté de son analyse des maux sociaux : le prix de la viande ne dépend pas de l’offre et de la demande, donc la boucherie ne résoudra rien. Enfin, plusieurs témoignages rapportent que la boucherie est accusée d’être une utopie : « Quiconque ne condamnait pas les tentatives faites en faveur du nouveau projet était traité de démagogue et d’utopiste [64]. »

C’est donc le paradoxe décrit par Jean-Jacques Goblot [65] qui structure une partie des critiques à l’encontre de la boucherie. D’un côté, cette association est dangereuse car elle est l’œuvre des démagogues, elle cache des activités politiques secrètes, des complots, des idées subversives et dangereuses pour l’équilibre et l’existence de la société. Mais d’un autre côté, elle est inefficace, impossible, utopique.

De manière assez surprenante, aucun article de L’Éclaireur ne mentionne une quelconque hostilité de la part des commerçants de la ville, alors que c’est une des difficultés auxquelles sont confrontées beaucoup d’alimentations sociétaires [66]. Cette idée de menace due à la concurrence figure malgré tout dans la critique d’Edmond Neveu qui condamne cette association dont le but très critiquable est de faire concurrence à tous les intermédiaires.

Face aux tirs croisés des autorités civiles et religieuses, des milieux libéraux/commerçants, les organisateurs de la boucherie déploient trois stratégies défensives. Ils décident d’abord de ne pas résister, mais de continuer leur œuvre en s’adaptant aux nouvelles mesures : « Il ne servirait à rien de lutter contre cette injustice. Il faut se soumettre à l’autorité appuyée par la force, pour arriver à une réalisation désirée et réclamée par l’intérêt des actionnaires [67]. » Cette réaction s’inscrit dans un mouvement plus général dont rendent compte les rapports inquiets des procureurs [68].

Or, cette attitude correspond aux appels à la patience et au pacifisme répétés par La Démocratie pacifique et relayés par les journaux locaux comme L’Éclaireur : « La frayeur arrête le travail » d’Émile Bourdon [69], « L’ordre » d’Eugène Nus [70]. Elle répond aussi à l’exigence de réalisation du projet : si les sociétaires luttent contre ces mesures répressives, le projet tournera court. Ils décident donc de le privilégier. Enfin, cette persévérance montre que les associés continuent de respecter la loi même s’ils ont décidé de s’organiser eux-mêmes. Ce respect les rapproche des phalanstériens qui estiment qu’il faut s’y soumettre tant qu’elle existe, tout en travaillant à la remplacer par un autre mode d’organisation sociale. Cette attitude peut aussi servir à démontrer la totale inutilité du pouvoir politique puisque malgré ses lois répressives, la société civile réussit à s’organiser par elle-même.

Ce choix est grave : face à l’interdiction qui leur est faite de se réunir, les sociétaires doivent revenir sur le principe essentiel de non-délégation de leur pouvoir et le confier à une commission d’administration : « on y suppléa par la nomination d’une commission qui eut un pouvoir absolu [71]. » Cette concession révèle la force de volonté de réalisation, car l’exigence pratique prime le respect de la théorie.

Parallèlement, l’association répond aux critiques et dément son caractère politique et son soit-disant esprit d’exclusivisme en réaffirmant son principe d’ouverture et en réduisant la place occupée par les démocrates dans l’initiative [72]. Elle utilise une stratégie de diminution d’impact qui passe par la réduction de ses objectifs (il s’agit juste de vendre de la viande moins cher) et par l’affirmation de l’aspect commun du projet : il n’est pas original, donc pas révolutionnaire.

Face à l’accusation d’utopie, elle insiste sur la force de l’idée socialiste qui a triomphé malgré toutes les difficultés. Pour faire ressortir cette puissance et prouver qu’elle s’inscrit dans le sens du progrès, on use du procédé d’accumulation : « hostilités et répulsion qui ne tardèrent pas à se traduire en actes », « ceux qui adhéraient voyaient leur commerce ou leur moyen de subsistance mis en interdit », « difficultés », « l’exploitation de la boucherie était difficile à réaliser », etc. Le même procédé est utilisé par les sociétés fraternelles et par Considerant : « Qu’importent les objections, les partis et les personnes. Les fleuves coulent, la mer monte, la terre tourne. Qui les arrêtera ? [...] les idées vraies, claires, simples sont des oiseaux qu’on ne peut plus mettre en cage quand ils se sont envolés [73]. »

D’après L’Éclaireur, l’association est en effet un réel succès [74]. Cette réussite est très probable, car les alimentations sociétaires sont généralement très prisées (Lyon [75], Toulon [76], Rouen [77]....). Il est cependant difficile d’estimer précisément l’importance et de déterminer le profil de la clientèle qui mêle « les ménagères de tous les étages ». D’après Maurice Agulhon, ce sont surtout des bourgeois qui peuvent payer les 5 francs d’adhésion, idée confirmée par L’Éclaireur du 4 avril : « Si les ouvriers ont eu l’initiative, c’est surtout dans la sphère démocratique qu’ont été recueillies les souscriptions. » Or, si les ouvriers ont peu souscrit, ils ne profitent pas de la boucherie, puisque seuls les adhérents peuvent acheter à l’étal. À Nancy, le règlement permet aux porteurs de plusieurs actions d’en faire profiter autant de personnes qu’ils ont d’actions. Cependant, cette clause ne paraît pas dans les statuts clermontois.

En tous cas, les fondateurs se montrent très fiers de leur œuvre : « Plus de ces boutiques sombres, sales et étroites, plus de viande meurtrie, plus de linges saignants, deux larges grilles laissent circuler abondamment l’air et la lumière, la qualité des viandes est de premier choix, l’étal, les linges, les tables de marbre blanc sont d’une propreté irréprochable, le service s’y fait avec une activité, une politesse et surtout une économie jusqu’à ce jour ignorées à Clermont-Ferrand [78]. » Cette préoccupation pour la circulation de l’air et de la lumière, cette description idéale face à un inverse vicié rappelle bien évidemment les descriptions idylliques de l’Harmonie, systématiquement opposées à celles de la civilisation. On retrouve également dans cette réalisation l’idée de la force de l’expérience qui renoue avec la conception fouriériste de l’expérimentation qui doit révéler au monde le génie de la théorie sociétaire et être dès lors imitée partout. La boucherie doit en effet servir à montrer quelles sont les véritables intentions des socialistes face aux calomnies et quelles sont les conséquences extraordinaires de ce mode d’organisation.

Le donateur des pièces conservées à la Bibliothèque Municipale et Interuniversitaire de Clermont affirme qu’elle perdure jusqu’en 1852 au moins, sans préciser comment elle a échappé, au contraire de beaucoup de ses « congénères » (Fresnoy-le-Grand, Lille, Valenciennes...), au coup d’État, ni ce qui a causé sa mort plus tard. Comme d’autres, elle s’est peut-être transformée en simple société de secours mutuel ou en société commerciale. Ses fondateurs bourgeois peuvent aussi lui avoir servi de paravent.

Les fondateurs de la boucherie conçoivent leur œuvre comme une réaction du peuple, compris comme la société civile progressivement assimilée aux prolétaires, qui, face à l’incapacité des représentants de répondre à ses espoirs sociaux, prend son destin en main et s’organise temporairement sans les instances politiques pour marcher vers son émancipation et vers la transformation sociale, en créant une association de consommation dont les orientations résonnent en partie de manière phalanstérienne (d’autant plus que Jules Bravard est héritier de certains principes fouriéristes) : l’idée de l’économie domestique et de la transformation générale de la société par l’extension progressive du principe d’association, de l’émancipation sociale et politique de la femme comme élément notoire de cette transformation générale, de l’organisation de la société par le bas. Dans son attitude face à l’adversité, la boucherie est également influencée par la logique phalanstérienne de patience et de pacifisme, de respect des lois existantes et de réaffirmation de la force de l’expérience.

Autrement dit, la boucherie clermontoise montre qu’au sein du syncrétisme montagnard de la fin de la Seconde République, le fouriérisme n’est ni oublié ni devenu conservateur (c’est-à-dire complètement dépassé par la conception naissante d’une émancipation ouvrière comprise comme antagoniste du capital). Au contraire, l’idéal d’une harmonie naturelle des intérêts est en pleine correspondance avec les aspirations populaires de réformes sociales, déçues par la République, et la doctrine sociétaire, mêlée aux nouvelles orientations du socialisme et en partie orientée par elles, continue d’influencer la pensée politique et sociale et de peser dans ses réalisations pratiques.

Annexe 1 : Les Alimentations sociétaires en France au milieu du XIXe siècle

(d’après l’étude de Jean Gaumont qui s’appuie sur le liste des associations de production et de consommation donnée par L’Association en novembre 1865)

Départements Localités Types d’association
AISNE Levergies, Homblières, Grougies, Fresnoy-le-Grand, Hargicourt, Fervaques, Étaves, Séboncourt, Séry-les-Mézières, Saint-quentin associations de la vie à bon marché ou boutiques sociétaires
ARDENNES Sedan boulangerie, boucherie, épicerie sociétaire
Neumanil boucherie sociétaire
Augecourt épicerie sociétaire, auberge sociétaire
Haraucourt, Remilly, Villiers-Cernay, Balan, Givonne, Illy, Chevenche auberge sociétaire
AUDE Lagrasse boucherie sociétaire
ALPES-MARITIMES Grasse boulangerie sociétaire
BAS-RHIN Strasbourg magasin et boulangerie sociétaires
COTES-D’OR Dijon Société alimentaire, boulangerie et boucherie sociétaires
CALVADOS Caen boucherie sociétaire
GIRONDE Bordeaux boucherie sociétaire
ISÈRE Grenoble boucherie sociétaire, société alimentaire
Vienne les Travailleurs-Unis
JURA Dole Boucherie sociétaire
LOIRE-INFÉRIEURE Nantes boulangerie sociétaire
MANCHE Cherbourg boucherie sociétaire
MARNE Vitry-le-François boulangerie et boucherie sociétaire
MEURTHE Nancy boucherie et boulangerie sociétaire
MEUSE Bar-le-Duc épicerie sociétaire
MEUSE Verdun épicerie sociétaire
MOSELLE Metz association des travailleurs (association de consommation)
NORD Lille l’Humanité qui ouvre une boucherie sociétaire
Comines boucherie sociétaire
Roubaix l’Espérance, épicerie sociétaire
Valenciennes La Mutualité, L’Humanité qui fonde une boulangerie sociétaire, boucherie sociétaire
PAS-DE-CALAIS Loos boucherie sociétaire
PUY-DE-DÔME Clermont-Ferrand boucherie sociétaire
SEINE-MARITIME Rouen l’Alliance qui crée boucherie, boulangerie et épicerie sociétaires
SOMME Amiens boucherie sociétaire
Roisel association pour la vie à bon marché
VAR Toulon restaurant sociétaire
VIENNE Poitiers boucherie sociétaire
YONNE Bléneau boulangerie, boucherie, épicerie sociétaires

Annexe 2 : Étapes de création de la boucherie sociétaire

24 janvier Premier appel à souscription lancé par la commission d’organisation, paru dans L’Éclaireur
11 février La commission provisoire fait un premier versement de 300 francs (montant des souscriptions recueillies) à la caisse d’épargne
31 mars Réunion de 150 actionnaires pour élire la commission de rédaction
11 avril La boucherie compte plus de 300 souscripteurs (d’après Jules Bravard)
13 avril Assemblée générale des actionnaires (environ 200), Maison Gras, pour entendre le rapport de la commission de rédaction
18 avril 600 actions ont été souscrites (d’après Fontmarcel)
27 avril Assemblée générale des actionnaires (environ 300) pour voter le projet de règlement de la boucherie
15 mai Les membres de la commission sont convoqués par le maire qui interdit, sur ordre du préfet, toute réunion des sociétaires
23 mai Dernière assemblée générale autorisée des actionnaires. Tous les statuts sont votés tels quels et le pouvoir des souscripteurs est délégué à une commission d’administration
4 juillet Paul Mandosse est élu gérant
14 juillet Début du travail sur les plans et le devis d’une grille en fer pour l’étal
14 août Création officielle de la boucherie par dépôt des statuts chez le notaire Bideau
20 septembre Les actionnaires peuvent commencer à retirer leur livret (qui permet d’acheter) auprès du gérant
18 octobre La boucherie ouvre son étal, avec 800 souscripteurs
31 octobre Mise à disposition des actionnaires d’un nouveau stock de livrets (le précédent n’ayant pas été suffisant)

Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
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