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66-86
Où sont passés les héritiers du tireur d’épines ?
Appropriations fouriéristes par la dernière vague des surréalistes (1947-1969)
Article mis en ligne le 1er décembre 2017
dernière modification le 31 mai 2021

par Duwa, Jérôme

Comment, après l’Ode de Breton et les exclusions de Brauner, Herold et Matta, la nouvelle génération de surréalistes s’agrégeant au groupe après la Seconde Guerre mondiale assimile-t-elle la figure de Fourier ? Cette question interroge la capacité de renouvellement théorique de la pensée surréaliste et soulève des enjeux à la fois politique (l’utopie) et poétique (l’analogie). Dans cette double perspective, il s’agira d’examiner les approches de Jean Schuster, Jean-Louis Bédouin, Adrien Dax, Philippe Audoin ou Jean-Claude Silbermann et de revenir sur la dernière exposition collective parisienne de 1965 invoquant l’Écart absolu.

Bien que l’histoire de la découverte et de la lecture de Charles Fourier par André Breton ait fait l’objet de plusieurs études documentées [1], on s’est jusqu’alors beaucoup moins précisément intéressé à la résonance de l’utopiste auprès du collectif surréaliste d’après 1945. Pour plus latérale que paraisse de prime abord cette question de réception, elle n’en soulève pas moins un enjeu de fond : dans quelle mesure cette pensée venue du XIXe siècle a-t-elle effectivement contribué au renouvellement des bases théoriques du surréalisme dans sa dernière vague ? Si renouvellement il y eut, on ne peut considérer qu’il repose sur le seul André Breton : on ne saurait parler d’une pensée nouvelle qu’à la condition qu’elle irrigue en effet l’ensemble de la communauté des surréalistes.

Ce serait sans doute commettre une grave erreur de méthode que d’estimer que les surréalistes adhérant au mouvement en 1947 emboitent, comme un seul homme, le pas de Breton lorsqu’il se plaît à voir en Fourier la carte manquante [2] d’un jeu pour lequel le recours à Marx serait devenu inapproprié ou fort délicat ?

L’enthousiasme de Breton s’avère certainement communicatif pour ses jeunes émules, mais il ne va pourtant pas de soi qu’il faille nécessairement en passer par Fourier afin d’appréhender les données fondamentales du surréalisme. Jusqu’à plus ample informé, chez nul autre que Breton parmi les membres du groupe reconstitué après-guerre la passion fouriériste n’atteint une ferveur comparable à la sienne ou à sa grande exégète rencontrée plus tard, Simone Debout-Oleszkiewicz, qui intervient à plusieurs reprises dans les publications surréalistes.

Notons en outre, que même pour son ami le plus proche, à savoir Benjamin Péret, absent de Paris jusqu’au début de l’année 1948, Fourier ne paraît pas du tout relever des penseurs devenus incontournables. Il ne l’exclut certes pas du panthéon surréaliste, mais il n’écrit rien de significatif à son propos ; tout juste lui accorde-t-il une allusion en conclusion de son étude sur le Quilombo des Palmarès dont la tentative est comparée au phalanstère [3]. Du reste, les réserves formulées à l’égard du promoteur de l’Harmonie universelle par Breton lui-même dans son Ode à Charles Fourier de 1947, quant à son antisémitisme et à son indifférence supposée à l’amour [4], n’était pas forcément de nature à séduire le poète de l’amour sublime ou le militant ultra-gauche dont la formation politique reposait largement sur l’héritage léniniste, c’est-à-dire un socialisme scientifique. Les analyses politiques de Péret au cours des années 50 ne démentent pas cette dette, pas plus que son style d’approche ethnographique lorsqu’il retourne une seconde fois au Brésil entre 1955-1956. Fourier ne privilégie ni l’infrastructure économique, ni la lutte des classes, concepts proprement marxistes qui demeurent en revanche directeurs pour Péret ou son ami Munis.

Autre fait significatif : dans son étude pionnière sur André Breton et les données fondamentales du surréalisme qui date de 1950 (Gallimard), Michel Carrouges ne souligne pas le moins du monde l’importance de Fourier. Que cet exégète subtil mais catholique convaincu, se soit trouvé en position de détonateur d’une crise très grave qui mobilisera une large partie de l’énergie du groupe en 1951, n’enlève rien à la perspicacité de son étude pionnière.

Enfin, un an avant cette crise, on peut relever la même quasi absence de Fourier dans la revue La Nef où paraît l’Almanach surréaliste du demi-siècle. En revanche, reviennent en force les grands invités de longue date du mouvement : Sade, Jarry, Duchamp au gré des relectures de Gilbert Lely, Jean Ferry ou Jean Suquet…

Cet inventaire nullement exhaustif conduit au moins à une interrogation : ne surévalue-t-on pas la place de Fourier au sein de la communauté des surréalistes d’après la seconde guerre mondiale ?

Son occultation est telle qu’on pourrait légitiment reposer aux compagnons de Breton de ces années la même question qu’on lit dans l’ode de 1947 : « Fourier es-tu toujours là ? »

Toutefois, aux faits précédents, il convient d’en opposer deux autres non moins décisifs : l’exposition L’Écart absolu de 1965 et, en 1967, la fondation d’une ultime revue intitulée L’Archibras sur une suggestion de Joyce Mansour. Cette double résurgence de la référence fouriériste dans les années 60, peu de temps avant l’éclatement du groupe parisien en 1969, semble malgré tout attester de la permanence de la pensée de l’utopiste parmi les surréalistes. Cela ne présuppose-t-il pas alors un cheminement souterrain des idées de Fourier durant les années 50 ? Pour répondre à cette question emprunter un certain escalier semble un préalable nécessaire.

Sur la dix-septième marche

Ils sont nombreux, en juillet 1947, à avoir posé le pied sur cette marche, celle correspondant au tarot de l’Étoile et au livre de Fourier, La Théorie des quatre mouvements publié en 1808. Cette marche déguisée en dos de livre faisait partie de l’escalier de la galerie Maeght, dans laquelle s’est tenue l’exposition internationale Le Surréalisme en 1947 (7 juillet-30 septembre). Comme le précise Breton, dès son Projet initial [5], cette exposition devait imposer non seulement l’évidence d’une « cohésion », contre les ennemis du surréalisme qui se manifestent de toutes parts (de Tzara à Vaillant en passant par Sartre), mais aussi démontrer qu’un « dépassement » était à l’œuvre : l’escalier pourrait faire partie de ses « inventions tolérables » permettant de se hausser à un niveau plus élevé, à la fois supérieur et inconnu. Celui de l’exposition de 1947 devait certainement se gravir lentement, les yeux fixés sur la marche suivante, voire la volée toute entière : escalier à lire, monstrueusement accouplé à une bibliothèque, que le visiteur empruntait pour pénétrer ensuite dans la salle des superstitions et poursuivre ainsi l’initiation à laquelle toute l’exposition aspirait.

Accéder à cette dix-septième marche signifiait pour Breton rejoindre l’espérance même, celle qui « fait oublier la boue » et donne à croire en « la jeunesse éternelle » sur quoi s’achève le Grand-Œuvre du dernier des Ajours d’Arcane 17 (1944-1947)  ; c’est aussi celle qui donne envers et contre tout, ce coup d’aile de la liberté, mot de la fin de l’Ode à Charles Fourier parue en février, quelques mois avant l’ouverture de la manifestation chez Maeght.

Fourier représente en effet un nouveau palier, apparemment indispensable pour franchir tout le processus initiatique qu’entend continuer à être le surréalisme en 1947 : « Oublier ce qu’on a appris et refaire l’entendement humain » [6].

Peut-on avancer qu’avec Fourier ce nouveau mot d’ordre ou de désordre s’ajoute véritablement à ceux de Rimbaud et de Marx ? Qui l’entend ainsi ? Qui le sait ?

Si l’on perçoit bien la dette cartésienne de Fourier dans sa prescription à l’oubli par le doute absolu, il convient, du point de vue surréaliste, d’y entendre également un appel à surmonter dialectiquement le négatif de la désolation, ce qu’Arcane 17 nomme le terrible « spectacle de ruines » de la Terre.

Dans son livre André Breton a-t-il dit passe, le poète Charles Duits qui s’est finalement tourné vers l’enseignement de Gurdjieff, se souvient de sa rencontre du fondateur du mouvement surréaliste durant son exil aux États-Unis :

Lorsque je fis la connaissance de Breton, il était sur le point de découvrir Fourier, de qui le surréalisme devait se réclamer beaucoup plus justement que de Marx. Mais Fourier ne voit pas mieux que Marx la cause profonde du mal. L’un et l’autre imaginent les hommes conscients et donc capables - en principe du moins - de modifier de fond en comble les conditions de leur existence. Hélas ! On ne fait pas de véritables Révolutions avec des dormeurs. [7]

Le spiritualisme de Duits finit par lui aliéner le sens exact de « l’occulto-matérialisme » [8] de Breton. Alors que Duits continue à croire en une racine du Mal, ni Breton, ni Fourier, ni les occultistes ne lui accordent une valeur absolue.

En 1947, les compagnons-dormeurs qui ont été les témoins directs ou proches de son enthousiasme à découvrir Fourier à New York, ne sont plus auprès de lui à Paris. Matta va rester aux Etats-Unis jusqu’à son installation à Rome en 1949, même s’il va collaborer à l’exposition de 1947 notamment pour la conception des autels. Et surtout, en 1948, son exclusion, suivie par celle de la « fraction » Brauner va conduire à l’éloignement durable des deux peintres, dont les œuvres plastiques se déchiffrent de manière privilégiée au moyen du principe d’analogie, si cher à l’auteur de l’Unité universelle établissant les diverses correspondances des sept passions de l’âme.

Il semble en effet que Matta se soit porté acquéreur d’un ensemble de 8 volumes de Fourier (6 de l’édition complète de 1846, auxquels s’ajoutaient 2 de Victor Considerant) chez un libraire de New York que Breton avait souhaité un temps posséder pour lui-même et qu’il pria Donati de lui acheter, avant de finalement trouver une autre édition à acquérir à Paris. [9] Cette familiarité ancienne du peintre chilien avec l’œuvre de l’utopiste le désignera logiquement pour proposer une illustration originale accompagnant la première édition établie par Simone Debout-Oleszkiewicz [10] de cette « synthèse finale » que représente Le Nouveau monde amoureux (Anthropos, 1967).

Matta n’est-il pas celui qui « maintient le mieux l’étoile » [11], cette étoile qui nous renvoie à la dix-septième lame du tarot et que Breton va mettre en étroite corrélation avec l’œuvre de Fourier ? Dans la peinture de Matta, comme dans celle de son ami Gorky pour l’interprétation de laquelle Breton invoque directement Fourier, le principe d’analogie fonctionne à haut régime : à cet égard, un tableau intitulé La Terre est un homme (1943), qui est reproduit dans Le Surréalisme et la peinture, peut être tenu pour exemplaire. Dans son étude de 1944 sur Matta, Breton en appelle à un « animisme total » qui cheminerait à travers Lautréamont et Rimbaud, lesquels ont pour prédécesseur longtemps inaperçu Charles Fourier. L’espace neuf qu’inaugure Matta, loin des conventions euclidiennes, rejoint les enseignements ésotériques de la magie traditionnelle et notamment ceux d’Eliphas Lévi qui éveille à un monde ouvert où les choses et les êtres communiquent dans un langage encore à déchiffrer. Par une curieuse anticipation, La Terre est un homme devance la relecture par Breton des rêveries cosmologiques les plus échevelées de Fourier publiées après sa mort ; ce dernier défendait en effet le caractère sexué des planètes (comme corps, non pas exclusivement masculin, mais androgyne), lesquelles communiquent entre elles par voie aromale, selon un clavier de 12 arômes correspondant aux 12 passions radicales [12].

Cet exemple suffit sans doute à montrer que le dispositif analogique était déjà prêt, y compris chez les peintres surréalistes, à accueillir la monumentale machinerie fouriériste que Breton va vraiment découvrir à Reno, en 1945. Fourier apporte avant tout une confirmation des grandes intuitions poétiques du surréalisme ; il les fonde plus fermement encore. Et, en même temps qu’un soubassement, il fournit un nouveau débouché explicitement révolutionnaire, prenant en quelque sorte à revers, le vaste continent à la dérive du marxisme. Lorsque Breton cite le témoignage d’Engels (L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État) lors de sa quatrième conférence d’Haïti en rappelant que le théoricien marxiste confessait avoir manqué de temps pour tenir compte de la « brillante critique de la civilisation » [13] de Fourier, il entend bien, quant à lui, réparer cette négligence. Réparation d’autant plus légitime à ses yeux que Fourier associe en sa personne un économiste et un poète, ce qui n’est le cas d’aucun autre penseur du mouvement social.

La lecture par Breton d’Auguste Viatte [14], historien des sources du romantisme, apporte une dimension supplémentaire : l’affirmation d’une conjonction entre les mobiles révolutionnaires et l’ésotérisme, lequel offre le terrain le plus favorable au dépassement des vues du « rationalisme fermé ». Avec l’abbé Constant, qui signe sous le nom d’Eliphas Lévi à partir de 1850, le « mal » change de nature, devient moteur de l’histoire, de même qu’avec Fourier toutes les passions sont utiles à l’harmonie universelle : finalement, ces pensées prenant en compte la nécessité de la contradiction vont donner naissance au fruit le plus précieux du romantisme. Il s’agit de la dialectique, que la philosophie de Hegel va formuler avec la plus grande méticulosité analytique et à laquelle Breton confirmera constamment son irréductible attachement. Pour Auguste Viatte, Victor Hugo a été fortement marqué par les œuvres de l’occultiste Eliphas Lévi, qui a commencé par être fouriériste [15], alors que Balzac et Nerval le seront davantage par la théosophie de Swedenborg.

Cet intérêt de Breton relatif aux sources du romantisme n’est pas animé par un pur souci d’érudition historique ; le surréalisme à reconstruire dans les décombres de l’après-guerre doit, plus que jamais, savoir quelles sont ses origines pour en conforter la pertinence à venir. Il ne faudrait pas se tromper et estimer que la recherche de précurseurs marquerait une nouveauté dans l’histoire du mouvement né en 1924 ; déjà, on s’en souvient, le premier Manifeste signalait ce besoin de se reconnaître dans nombre d’auteurs du passé. Mais, peut-être plus nettement qu’auparavant, le romantisme s’impose aux yeux de Breton, parce que son symbolisme propre correspond à une aspiration de révolution sociale. Il en va ainsi d’une nécessité impérieuse de retrouver le lit vivant du romantisme, de cet « immense courant de pensée que nous pouvons suivre dans le Zohar et qui se diversifie dans les écoles illusionnistes du XVIIIe et XIXe » [16]. Et ce courant de pensée ne nourrit qu’une ambition souvent souterraine, celle que Breton indiquera à travers la notion de « point suprême ». C’est peut-être ce lieu que peint Matta dans son tableau de 1943 La Terre est un homme : il semble suspendu entre le masculin et le féminin, entre une explosion et une renaissance ; lieu indistinct, encore à féconder, éblouissant d’intensités prêtes à fulgurer, comme les foyers multiples d’un volcan. Le point suprême est accessible au don prophétique [17] de Fourier, qui ne s’en tient pas à l’ici et maintenant, mais qui devine, voit en avant, l’harmonie à l’état inchoatif.

S’il existe bien pour Breton un lieu inspiré de Paris qui puisse effectivement relever de ce point suprême, parce qu’il rend imaginable le dépassement de toutes les contradictions, on peut avancer sans risque d’erreur qu’il s’agit de La Tour Saint-Jacques, vestige de cet « admirable XIVe siècle ». Le 27 avril 1947, Breton propose justement à ses amis Brauner et Herold de s’y retrouver. Cette visite trouve sa motivation directe dans le récit du jeune peintre Jacques Halphern, qui y avait fait quelque temps plus tôt la très curieuse rencontre d’un individu, au sens fort un « inconnu », surgit en ce lieu qui restait profondément lié à la légende du retour de Nicolas Flamel, en même temps qu’à la mort de Gérard de Nerval. Dans ce cadre magnétique, Breton associe ses deux amis peintres à sa méditation sur les sources du romantisme mêlant Fourier et Nerval.

Sans surprise, on retrouve les traces de ces préoccupations dans les textes qu’il leur consacre à cette période, plus tard repris dans Le Surréalisme et la peinture. Dans Brauner entre chien et loup (14 juillet 1946), Breton cite un extrait de Fourier au sujet de sa méthode du doute absolu et de l’écart absolu, dont la peinture de Brauner proposerait une traduction plastique. Quant à Herold, Breton met en lumière la fonction du cristal dans son œuvre en rappelant que son divisionnisme nous fait entrer de plain pieds dans cette forêt de « vivants piliers » évoquée par Baudelaire dans le sonnet « Correspondances ». Le mythe du cristal auquel, depuis L’Amour fou, Breton a témoigné un intérêt profond, en appelle à une transfiguration lumineuse de l’homme.

Qu’il s’agisse de Brauner ou d’Herold, leurs productions plastiques participent à l’évidence de la vaste tentative romantique de repenser le monde dans son instabilité dialectique à laquelle le surréalisme se rattache plus que jamais. La Tour Saint-Jacques vibrante comme une flamme peut, une nouvelle fois, procurer le site idéal à une transmutation du monde et, pour ce faire, Fourier et Nerval s’imposent alors comme les compagnons naturels d’une grande opération magique devant faire naître l’étoile, trop longtemps endormie après plusieurs années de guerre. Nul hasard à ce que Brauner et Herold soient très présents auprès de Breton lors de la préparation de l’exposition de la galerie Maeght. Pour accéder à leurs œuvres, il fallait franchir l’escalier de 21 marches, puis la salle des superstitions et atteindre dans l’une des douze alvéoles Le Grand transparent d’Herold, L’Oiseau secrétaire (dit aussi serpentaire) ou le Loup-table de Brauner [18]. Même s’il est pour partie d’inspiration duchampienne le mythe nouveau des Grands Transparents n’est-il pas crédible à la condition expresse d’un doute absolu ? Quant au loup-table, n’indique-t-il pas une secrète analogie entre le monde animal et celui des objets du quotidien ?

L’enjeu Fourier

Après les exclusions de Brauner et d’Herold [19], pour le premier en 1948 et le second en 1951, la cohorte des surréalistes initiés aux correspondances secrètes du romantisme se disperse. Le fil fouriériste s’en trouve-il pour autant rompu ?

L’étude de L’Almanach surréaliste du demi-siècle (1950) permet de faire le point à l’orée d’une nouvelle période de l’histoire du mouvement, avant la crise de l’année 1951 marquée par l’affaire Carrouges-Pastoureau, déjà évoquée. Cet Almanach propose une synthèse des activités et acquis du groupe surréaliste alors qu’il ne dispose plus d’organe propre, puisque les publications de Néon ont été interrompues et que Médium, dans sa première version dite feuille, ne verra le jour qu’en 1952. Trois ans après l’exposition de la galerie Maeght ce numéro spécial (63-64) de la Nef de mars 1950 présente le blason de Fourier proposé par Marcel Jean, comme si l’attrait surréaliste pour l’utopiste était déjà totalement établi, alors qu’il ne remonte qu’à cinq années...

Lorsqu’on lit dans le même numéro, sous la plume de Victor Crastre, une évocation de la vie du groupe, on se demande dans quelle mesure elle peut s’appliquer à la découverte collective de Charles Fourier :

C’était surtout l’irruption d’idées nouvelles soulevant de brusques ouragans spirituels qui bouleversait brusquement les rapports établis. C’est ainsi, par exemple, que la découverte du marxisme imposa, en moins d’un mois, un visage nouveau au surréalisme. Le membre du groupe qui demeurait absent pendant quelques mois, ou seulement pendant quelques semaines, perdait pied, littéralement. [20]

Bien que Fourier semble être envisagé par Breton comme un substitut à Marx, son surgissement au sein du surréalisme vient à l’évidence à un moment où ses principes théoriques sont déjà largement établis, même s’ils sont constamment révisées à l’aune de la vie ou des bouleversements historiques. Fourier ne contribue pas à structurer le surréalisme, il lui apporte au mitan de son développement une solution de secours, en une époque de grande détresse des aspirations révolutionnaires. Il réactive ce qui s’avère être le principe même de rupture avec la réalité détestable, le principe d’analogie. Nora Mitrani le formule ainsi dans son article intitulé Scandale au si secret visage : « il y a scandale chaque fois qu’au principe d’identité des logiciens se substitue un autre principe, de tout temps jugé maudit ou de mauvais aloi : le principe d’ANALOGIE. » [21]

Curieusement ou significativement, Nora Mitrani cite les exemples de Hegel, Sade et Marx sans ajouter celui de Fourier pourtant indissociable de ce principe.

Dans la livraison de La Nef, il importe de relever que parmi les jeunes poètes qui y publient un texte, Jean-Louis Bédouin se trouve occuper une place particulière au regard de la question de l’analogie. Son poème L’Ami des Oiseaux est daté de novembre 1949. Dans une lettre inédite à son ami Gaston Puel (3 décembre 1947), il évoque le riche réseau analogique duquel résulte l’écriture de ce poème. En rupture avec les surréalistes révolutionnaires, Jean-Louis Bédouin se dit à la poursuite d’un « mythe personnel », conformément d’ailleurs au projet de la grande exposition de 1947. C’est aussi à cette période, en octobre 1948, que Gaston Puel réalise un objet certainement lié à la lecture de l’Ode à Charles Fourier et qu’il dédie à Breton en des termes plein d’une inquiétude qui nous met dans le juste état d’esprit de la génération sortant de la guerre : « Pour André Breton, cette boîtomage fouriériste pour le remercier de sa présence en ces temps où je doute de la mienne. » [22]

Autrement dit, en reprenant une formule de Jean-Louis Bédouin, on peut estimer que pour Puel à cette date et pour l’auteur de L’Ami des Oiseaux pour longtemps, Breton joue le rôle de « grand sourcier » capable de faire advenir de ces aventures spirituelles donnant une raison d’être. Ainsi, on ne s’égarerait certainement pas en reconnaissant Breton en « Ami des oiseaux », en celui qui fait découvrir cette « partie du parc » où jamais jusqu’alors on était entré. Ainsi, continue Bédouin :

Nous nous trouvâmes enfin devant un arbre que mon compagnon me désigna : ‘Le saule réduction de tête ; il nous servira de pendule.’ Allongeant le bras vers la branche la plus proche, l’ami des oiseaux cueillit une sphère d’or.

Nous voilà sur la trace d’un monde fort éloigné de la civilisation et de ses écueils. D’ailleurs, l’Ami des oiseaux désigne à son interlocuteur le point opposé à celui qu’ils occupent actuellement, celui où se trouvent « les derniers hommes libres » qui « donnent une grande fête ». La méthode est au point : l’Écart absolu entre en jeu. Puis, en une sorte d’opération magique, ce n’est rien moins qu’à la naissance d’un homme nouveau à quoi nous assistons : Grand œuvre et vision d’inspiration fouriériste mêlés ? Les deux communiquent certainement dans l’esprit du poète qui écrit :

À l’aide d’un bec échassier qui lui servait tout à la fois de compas et d’épée, il se mit à tracer sur l’aire lumineuse un certain nombre de signes. Je distinguai la prunelle d’un œil, inscrite dans un ovale qui devait figurer un poisson. Le signe évolua rapidement, devint plus schématique et se prolongea en flèche, vers la droite. La place de l’ovale fut occupée, dans la figure suivante, par une forme rectangulaire. Les cils qui rappelaient des sortes de nageoires se raidirent et s’articulèrent. La flèche se couda : un oiseau venait d’apparaître encore que son cou fît songer à un serpent. Mais l’adjonction d’une ligne symétrique me montra dans le dessin la représentation d’un homme, pourvu de bras immenses, déployés. [23]

De quoi s’agit-il sinon de la description du mouvement même de l’analogie ? Ce processus de création n’est sans doute pas étranger à l’opération qui a cours durant les rêves. N’assistons-nous pas aussi à un merveilleux rêve d’archibras ?

En tout état de cause, un document conservé dans les archives de Jean-Louis Bédouin évoque une conversation fertile en coïncidences, consécutive à sa rencontre avec Breton devant Le Café des oiseaux, le 7 octobre 1947. Ce dernier venait d’acheter des plumes d’oiseaux de proie pour orner ses masques des peuplades indiennes rapportés des États-Unis. Quelques jours plus tard, le 12 octobre, Bédouin s’entretient avec Brauner qui lui parle de son désaccord avec Max Ernst favorable à l’oiseau Secrétaire ou Serpentaire, alors qu’il se dit favorable pour sa part à la réhabilitation du serpent, « victime de l’odieux préjugé biblique ». On voit bien dans l’extrait du poème de Bédouin cité plus haut comment ces deux animaux contradictoires semblent ne plus devoir s’opposer et engendrent une figure humaine fort proche de celles mises en circulation par Brauner lui-même.

Rien d’étonnant dès lors que pendant le jeu Ouvrez-vous ?, où il s’agit de réagir à brûle pourpoint à la venue d’un illustre visiteur, la réponse de Jean-Louis Bédouin concernant Fourier soit des plus engageantes : « Oui, prêt à lui donner toute mon aide » [24].

En vérité, lorsque Jean-Louis Bédouin prend cet engagement, il est déjà sur le point de mettre sur pieds avec ses amis les plus proches et, notamment Adrien Dax, un nouveau jeu qu’il présentera en 1959 dans la revue Le Surréalisme, même 5 : les cartes d’analogie. L’introduction qu’il en propose sous le titre « D’un homard et d’une sorcière » s’ouvre sur ces mots :

Une application directe du système de Fourier fut à l’origine du jeu dit de la ‘carte d’analogie’ qui prit naissance un été que nous nous trouvions quelques-uns réunis sur la côte bretonne. Il s’agissait de vérifier, au moyen d’images poétiques, ‘l’état des ressorts sensoriels et affectifs’ de chacun d’entre nous, en relation avec trois types de ‘passions mécanisantes’ : cabaliste, composite, papillonne, définis par la théorie fouriériste. Les images obtenues, classées sous des rubriques correspondantes, formaient une sorte de fiche signalétique qui reçut le nom de ‘carte d’analogie’, en signe de protestation contre l’étroit assujettissement de la pensée au principe d’identité (pourtant notoirement insuffisant en un tel domaine, souvenons-nous de Rimbaud). [25]

Si l’on retrouve comme dans l’extrait cité plus haut de Nora Mitrani une charge contre le si réducteur principe d’identité, ce texte atteste d’une activité collective sous le signe fouriériste et donc d’une circulation effective de ses idées et catégories de pensée. Loin de minorer l’importance de Fourier auprès des nouvelles recrues du mouvement actif après la crise de l’année 1951, la pratique d’un jeu souligne plutôt à quel point Fourier est pris très au sérieux. Rappelons, comme l’a dit Breton, que les surréalistes ont précisément pratiqué les jeux avec le plus grand sérieux s’attirant ainsi le jugement défavorable de tous ceux qui tiennent cette activité pour infantile ou pauvrement divertissante.

Jean-Louis Bédouin conservait dans ses archives un cahier collectif de ces vacances bretonnes datant de cette fin d’été 51 (août) où le jeu a été pour la première fois mis à l’essai, appliqué aux surréalistes eux-mêmes, témoignant donc de leur imprégnation fouriériste. Ce qui sera présenté ultérieurement dans Le Surréalisme, même 5 (printemps 1959) manifeste une plus grande mise à distance, puisqu’il s’agit d’appliquer l’héritage fouriériste modifié à des personnalités de première grandeur. En l’occurrence, pour la seule série publiée, il s’agit de Freud, Chateaubriand, Baudelaire, Huysmans, Heloïse, Swift, Henri Rousseau, Nietzsche. Quant au cahier de Jean-Louis Bédouin qui comporte notamment sa propre carte d’analogie recopiée au propre, il est truffé de feuilles volantes pliées en deux, parmi lesquelles on repère les cartes d’analogie de Michel Zimbacca, Maryse Sandoz, Anne Seghers, Jean Schuster et, sur un papier différent non quadrillé, d’Adrien Dax.

La structure des cartes élaborées en Bretagne est plus proche de la lettre du texte de Fourier dans Le Nouveau Monde industriel et sociétaire (t. VI) que ne le seront celles présentées dans Le Surréalisme, même 5. Comme pour l’Ode à Charles Fourier de Breton, qui a vraisemblablement servie de modèle direct, le signalement de chacun comprend une triple distinction entre les « Ressorts sensuels » (Tact, Vue, Ouïe, Goût, Odorat), les « Ressorts affectueux » (Amitié, Amour, Ambition, Famille) et les « Passions mécanisantes » (Cabaliste, Composite, Papillonne).

La question de l’accès au texte même de Fourier se pose en effet dans le cas des jeunes surréalistes des années 50 puisque, depuis l’édition complète de 1841-1846, les œuvres de Fourier n’ont pas connu de grande réédition. Il faut attendre 1966 pour les voir reparaître chez l’éditeur Anthropos sous la responsabilité scientifique de Simone Debout. Rien ne permet d’être catégorique et il convient bien sûr de compter avec les aléas des bibliothèques au fil du temps, mais il est sûr que Jean-Louis Bédouin possédait pour le moins un volume de Fourier : la Théorie de l’Unité universelle (volume 1, 2e édition, 1843) qui correspond au tome II des Œuvres complètes [26].

Lorsque Adrien Dax étudie le talisman supposé de Fourier dans La Brèche n°4 (février 1963), il se réfère aussi à l’édition inaugurée en 1841, qu’il devait donc vraisemblablement posséder au moins pour partie. Nous en sommes à cet égard réduits aux conjectures. Les textes publiés par René Maublanc et notamment Hiérarchie du cocuage (Ed. Du Siècle, 1924) semblent aussi à sa disposition.

Cependant, de manière générale, il paraît bien que ce soit surtout l’Ode de Breton qui ait servi de référence et que le recours au texte de première main ait été assez exceptionnel. La réédition de ce poème en 1961, avec le commentaire de Jean Gaulmier, redonne à l’évidence une actualité à Fourier au sein du collectif surréaliste. Il est fort probable que pour beaucoup de membres du groupe cette réédition en permet de fait l’étude plus approfondie.

La publication de l’Ode accompagnée du commentaire de Gaulmier, Professeur de la faculté des Lettres de Strasbourg, est d’ailleurs annoncée sur une page entière de La Brèche n°1, datée d’octobre 1961. Dans le contexte de la guerre d’Algérie qui voit renaître ce poème didactique de Breton, la description des circonstances présidant à son écriture ne paraît pas du tout intempestive. Qu’on en juge : « l’horreur du monde soumis aux pires misères de l’oppression, le sentiment aigu des malheurs de la planète et, naissant d’une plénitude du coeur qui explosera dans Arcane 17 l’espoir tenace dans l’avenir humain prédit par les utopistes du siècle dernier ».
Seuls entre tous les surréalistes, Adrien Dax et Philippe Audoin vont proposer des études très érudites sur le Talisman de Fourier en relation avec leur commune passion pour la Tradition magique et alchimique. Quant aux approches plus globales de l’œuvre de l’auteur de La Théorie des quatre mouvements, elles sont dues à Jonathan Beecher (La Brèche n°7, déc. 1964) ou à Simone Debout-Oleszkiewicz (Le Surréalisme même n°5, 1959). Avec Gaulmier, cette dernière est, à n’en pas douter, l’interlocutrice privilégiée de Breton au sujet de Fourier comme en témoigne leur riche correspondance [27].
Outre les deux exceptions de Dax et Audoin, force est de reconnaître que Fourier demeure surtout une clé possible à faire jouer dans la serrure de l’analogie. Mais il est loin d’en constituer l’unique voie d’accès. D’ailleurs, le jeu de L’un dans l’autre pourtant entièrement fondé sur l’analogie et que présente Breton lui-même dans la revue Médium communication surréaliste n°2 (1954) ne l’incite pas à se tourner vers Fourier, alors qu’il convoque les précédents de Baudelaire, Apollinaire, Lautréamont, Rimbaud, Corbière, Cros, Nouveau, Jarry, Maeterlinck, Saint-Pol-Roux, Saint-John Perse, Reverdy ou Malcolm de Chazal. Curieux oubli. Fourier a beau être un réformateur social doublé d’un poète, dont l’inventivité verbale est avérée [28], son exemple n’est pas absolument nécessaire pour se frayer un passage sur le terrain de l’analogie. Et que dire aussi de sa constante invocation des plans divins. N’est-ce pas des plus incompatibles avec la lettre du surréalisme ? Faut-il considérer cette croyance en dieu pour vénielle en suivant la leçon de Philippe Audoin formulée dans un texte posthume :

À peine créateur, nullement juge, le Dieu de Fourier tombe sous le sens – « son corps est le feu ». On le tiendra quitte sur cette déclaration scandaleuse : « la volupté est la seule arme dont Dieu puisse faire usage pour nous maîtriser et nous amener à l’exécution de ses vues ; il régit l’Univers par attraction, non par contrainte. » [29]

Quant aux passions, elles sont aussi réhabilitées, mais peut-être moins généralement et moins précisément, par la philosophie de Hegel qui y reconnaît un moteur de l’histoire et une ruse de la raison. Cependant, il est vrai qu’à la différence de Hegel, Fourier maintient l’exigence impérieuse d’une transformation sociale. Contrairement à Marx, il adopte un point de vue de valorisation de l’imagination en procédant pas écart absolu et non conformément à une nécessité historique dont le mécanisme aurait été scientifiquement mis à jour.
Pour toutes ces raisons, qu’il conviendrait d’approfondir, la pensée fouriériste demeure en quelque sorte en lisière parmi le collectif des surréalistes. Mais si elle est secondaire, comment alors expliquer qu’elle redevienne une référence de premier plan au début des années 60, lorsque le projet d’une nouvelle exposition surréaliste commence à germer ?

La société contre-moulée

Une lettre circulaire illustrée d’une fourchette piquée dans une fraise [30] dessinée par Jean-Claude Silbermann précisait aux exposants de cette XIe exposition internationale du surréalisme :

En rupture avec ces raffinements contemporains ou futurs d’une antique mystification, la prochaine Exposition Internationale du Surréalisme, qui s’ouvrira à partir du 15 octobre 1965, à la galerie Oeil, sera placée sous le signe de l’Écart absolu. En empruntant ce terme à Charles Fourier, les organisateurs ont tenu à marquer non seulement leur volonté de prendre d’amples distances à l’égard des aspects les plus insidieux de l’aliénation moderne, mais aussi de ne pas s’en tenir à un rejet sommaire, et dans un même mouvement d’ouvrir et, s’il se peut, de frayer les voies d’une libération véritable.

Fourier devient l’emblème de cette ultime exposition organisée par le groupe à Paris du vivant de Breton, lequel avait initialement pour projet de la consacrer à l’exaltation de l’éternel féminin. Par exception, il s’agit selon le tract qui accompagne le catalogue de la galerie L’Oeil d’une exposition de « combat » voulue par les surréalistes pour démystifier les valeurs montantes de la société de consommation débouchant sur un bonheur de pacotilles. Est-ce à dire que la théorie fouriériste fournit les armes les plus effilées de la bataille des surréalistes contre cette société « surrépressive » (Marcuse) [31] ? Pas tout à fait.
Philippe Audoin rappelle que la thématique de la femme proposée par Breton a été discutée, puis rejetée ; Breton a ensuite proposé « l’écart absolu » pour conférer au projet de « contre-foire-exposition » qui obtenait finalement son assentiment une « référence, à la fois maudite et prestigieuse » [32]. En somme, Fourier n’est ni plus ni moins qu’une « référence ».
Précisons que la proposition de créations contre-moulées a largement inspirée [inspiré] les dispositifs de l’exposition et notamment le désordinateur [33], puisqu’il s’agit de proposer des « contre-illustrations » s’opposant aux représentations technico-scientifiques dominantes. Le dispositif mis au point par Pierre Faucheux, également auteur des portraits-harmoniques de Fourier du catalogue de l’exposition, offrait la possibilité d’éclairer des alvéoles en appuyant sur un bouton. En actionnant par exemple celui des « Loisirs » apparaissait, derrière la glace sans tain, un panneau de signalisation doté de l’indication « Hasard » plutôt que l’habituel « Danger ». Si le visiteur avait la curiosité d’appuyer sur « Sports », il découvrait un ballon de rugby bardé de fil de fer barbelé et une raquette de tennis vitrée…
Relisons un passage significatif de la Théorie de l’unité universelle :

Ce serait pour nous une connaissance bien vaine que celle du système de la nature, si elle ne nous donnait pas les moyens de corriger le mal existant, et remplacer les produits scissionnaires, les être nuisibles à l’homme, par des contre-moulés ou serviteurs utiles. [34]

Voyagez en anti-lion. Faites tracter votre bateau par une contre-baleine ou un contre-hippopotame ou promenez-vous sur les flots en anti-phoque. Grâce à la méthode de l’écart absolu, le voyage en utopie est garanti moyennant aussi une bonne dose d’humour noir, comme en témoigne notamment le ballon dangereux réalisé par Jean Benoît.
Dans son texte d’ouverture du catalogue intitulé Générique, Breton cite un large passage de Fourier émanant de La Fausse industrie  :

Colomb pour arriver à un nouveau monde continental adopta la règle de l’écart absolu ; il s’isola de toutes les routes connues, il s’engagea dans un Océan vierge, sans tenir compte des frayeurs de son siècle ; faisons de même, procédons par écart absolu, rien n’est plus aisé, il suffit d’essayer un mécanisme en contraste du nôtre.

Ce « il suffit » est chargé de toute la portée critique de l’utopie fouriériste qui rejoint sans peine le « changer la vie » rimbaldien auquel le surréalisme s’est rallié de longue date. Le système fouriériste n’occupe pas à lui tout seul le terrain de la réforme sociale, pas plus qu’il n’est le seul à revendiquer la puissance de l’analogie.
Que penser du propos de Jean Schuster tenu deux plus tard à La Havane, à Cuba, où estimait-il alors avec tous ses amis surréalistes, Fidel Castro semblait vouloir inventer un monde échappant aux mâchoires de l’étau stalinien ? Ce que Schuster rappelait dans ce contexte précis nous intéresse particulièrement ici :

Le surréalisme n’a jamais considéré le domaine culturel du passé comme un champ clos et définitivement exploré. C’est ainsi qu’en 1945, André Breton découvre Charles Fourier, réformateur utopistes français du XIXe dont Marx et Engels avaient souligné le génie.

Comme on le voit, la caution des révolutionnaires scientifiques demeure indispensable pour légitimer la réinvention surréaliste de Fourier. Et Schuster de poursuivre en se plaçant dans la ligne de Breton :

L’œuvre de Fourier est immense. Sa critique de la société, de la vie de l’homme ‘en civilisation’ est la plus virulente et la plus exhaustive qui soit. Mais son imagination le conduit à décrire dans ses moindres détails la société future, le monde de l’harmonie qui reposera sur les passions. Alors qu’en civilisation, les passions sont contraintes, en harmonie elles sont exaltées, elles s’engendrent les unes les autres et réalisent le bonheur de tous et de chacun. Les surréalistes croient, pour leur part, que le socialisme utopique de Fourier et le socialisme scientifique de Marx pourraient bien ne pas être contradictoires. [35]

Nous voilà à nouveau, grâce à Fourier, porté à ce « point suprême » par delà les contradictions apparentes qui constitue à n’en pas douter l’un des desseins primordiaux du surréalisme entrainé sur sa pente dialectique. Si par son Ode Breton a entamé au plan lyrique la confrontation entre Marx et Fourier que Schuster appelle de ses vœux en pleine révolution cubaine, le travail d’ordre théorique reste entièrement à mener à bien.
Même si Engels et Marx ont indiqué l’importance de leur prédécesseur, on ne peut que constater à quel point leurs démarches sont en effet différentes. L’écart absolu fouriériste demeure, on l’a dit, cartésien parce qu’il relève d’une résolution, comme celle de Colomb, et non d’une révolution préparée en profondeur par le mouvement de l’histoire et des masses. Même si Fourier ne manque pas de souligner l’aberration du système économique capitaliste et les fléaux du monde industriel provoquant une misère exponentielle, même s’il souligne combien les philosophes du passé « ont escobardé de tout temps les problèmes importants » [36] anticipant en quelque sorte le constat de Engels et Marx dans leur onzième des Thèses sur Feuerbach, il entend surtout mettre à jour le véritable plan divin en recalculant, en détails, toutes les proportions passionnées.
Sans doute faudrait-il un nouvel Hegel pour mettre en système les taxinomies passionnelles de Fourier et leurs analogies avec le processus historique de la lutte des classes. Tandis que Fourier envisage le grand écart par rapport à la civilisation en tenant compte de l’individu dans sa diversité passionnelle, Marx valorise un corps social prenant peu à peu conscience de lui-même dans la violence des oppositions de classes et l’âpre injustice de son exploitation.
Alors que l’adhésion au marxisme avait conduit les surréalistes à se mettre concrètement au service de la révolution et même à accompagner un temps le Parti communiste mesurant rapidement dès le début des années trente leur incompatibilité, l’utopie de Fourier acquiert le statut d’une « référence » féconde pour intenter un double procès : celui de la société dite de « consommation » si prompte à réduire notre imagination et celui d’un marxisme dégradé qui « dresse froidement le plan d’une société nouvelle ». [37]
Si Schuster espère une Aufhebung de Marx et Fourier, il ne peut citer à La Havane d’autres tentatives des surréalistes que leur exposition-charge de 1965 dirigée contre les « aspects les plus abrutissants et les plus aliénants de l’étape actuelle du monde capitaliste ». L’exposition proposait cette critique par les dispositifs du Désordinateur, déjà évoqué, et aussi par celui du Consommateur conçu par Jean-Claude Silbermann. Cette structure réalisée dans un matelas rose comportait en guise de tête une sirène, un lave-linge brassant des journaux à la place de l’estomac et dans le dos un frigidaire d’où s’échappait un voile de mariée qui fait songer tout autant à la critique féroce du mariage par Fourier [38] qu’au grand verre célibataire de Marcel Duchamp.
Avec le Consommateur, cet « épouvantail » comme le nomme Audoin [39] ou cette créature « aux chairs de poule glabres et halo hystérique » pour reprendre la description rétrospective de Joyce Mansour, accompagnant dans L’Archibras n°1 [40] les photos de Susy Embo, nous sommes en présence des dispositifs élaborés collectivement en vue de provoquer le « doute absolu » si cher à Fourier.
Quant à « l’écart absolu » à proprement parler, il trouve certainement à s’incarner dans la sélection des œuvres d’art réunies par les organisateurs de l’exposition, à commencer bien sûr par Breton lui-même, mais aussi José Pierre et Philippe Audoin qui signent ensemble le courrier adressé aux exposants.
Si « l’écart absolu » est « la porte grande ouverte sur l’aventure de l’homme » (Schuster), cette aventure s’expose-t-elle de la manière la plus adéquate dans les tableaux, les collages, les objets significatifs depuis longtemps de l’histoire protéiforme du mouvement surréaliste ? Manifestement, c’est bien par le truchement de productions artistiques que le surréalisme entend indiquer la voie abrupte de l’écart absolu, et par exemple, à travers Wölfli, Picasso, de Chirico et bien d’autres encore. Même si la mise en scène occupe une place essentielle dans cette exposition comme dans les précédentes, les tableaux accrochés aux cimaises conservent leur prestige et leur privilège de provoquer une pensée divergente par rapport aux cadres rigides de l’état de fait.
Le texte inédit de Fourier proposé en quatrième de couverture du catalogue de l’exposition de la galerie de L’Oeil adopte un point de vue qu’il importe de commenter, même brièvement. Dans cet inédit présenté par Simone Debout-Oleszkiewicz, Fourier préconise en temps d’Harmonie des musées organisant l’exposition d’hommes et femmes dont certains aspects sont particulièrement admirables : une cuisse, un visage, une chute de reins… Il s’agirait d’orgies amoureuses de musées s’offrant au public, mais un public d’harmoniens, entièrement débarrassé des communes tendances à la médisance et à la rivalité nées de comparaisons peu flatteuses. L’amour des beaux corps se trouve exalté, non pas dans le sens d’une étape vers le beau idéal à la manière de l’initiation platonicienne du Banquet, mais comme finalité sensible, spectacle de la beauté accomplie ici et maintenant : on a affaire à de l’art corporel avant la lettre reprenant le dispositif des tableaux vivants déjà en vogue au temps de Goethe. Mais il en va aussi d’une dévalorisation de l’artifice dans un sens anti-hegelien, qui n’est pas sans susciter le questionnement. Fourier explique en effet que « l’orgie sera réglée sur l’enthousiasme de l’art », tandis que l’émotion est censée naître de la « simple nature », même s’il s’agit malgré tout d’une composition des fragments les plus réussis des acteurs et actrices s’offrant au regard dans le plus simple apparei – l pour une partie de leur corps seulement. Toutefois, ne serait-il pas un peu contradictoire avec le surréalisme que la beauté en harmonie s’en tienne à la seule beauté de nature, même débarrassée des habituelles scories moralisatrices ? Que devient alors l’imagination ? Contrairement à Saint-Simon, Fourier n’accorde aucun privilège à l’artiste. L’étonnant dans cet inédit de Fourier sur l’orgie de musée tient surtout à sa liaison entre beauté et sexualité qui ne manque pas d’anticiper la théorie esthétique freudienne.
A bien des égards, la pensée de Fourier apparaît donc comme une occasion de régénérer des fondamentaux du surréalisme. Il n’est pas anodin qu’après son développement cubain relatif à l’utopiste, Jean Schuster conclut finalement sur une conjonction entre Fourier et les références constantes du mouvement :

En 1967, le surréalisme se reconnaît entièrement dans cette méthode et lui accorde toutes les chances de réaliser les deux volontés indissolublement unies de Marx et Rimbaud : « Transformer le monde et changer la vie » [41]. Compte tenu des effets modérés de sa pensée au sein du collectif des surréalistes, Fourier n’est-il pas resté en attente d’une véritable réappropriation et, notamment, sur le mode qu’il préconise, ce « genre mixte » qui « achemine doucement et insensiblement » [42] ?

Peut-être que ce rôle de Fourier en tant que régénérateur incitant à l’écart absolu et résumant ainsi une des intentions fondamentales du surréalisme justifie amplement que Jean-Claude Silbermann le fasse renaître dans un de ses contes paru en 2010. Il a été publié dans le catalogue de l’exposition L’écart absolu Charles Fourier organisée au musée de Besançon (2010) et s’intitule : Charles Fourier sous la neige [43]. C’est au moment précis où les perplexités dominent que Fourier sort du « grand bois noir ». Comme en 1945 ou durant les dernières décennies du mouvement surréaliste parisien, il serait particulièrement inopportun d’en attendre une leçon éclairante étant donné son lieu de naissance. N’a-t-il pas jeté en outre un certain discrédit sur les philosophes des Lumières ?
Ainsi, selon Jean-Claude Silbermann, de Fourier, il ne convient d’attendre que la grande et définitive leçon de l’égarement, la seule qui conduise vraiment quelque part, c’est-à-dire qui permette de prendre une autre direction que celle dans laquelle on s’enferre invariablement.
Fourier, le grand oublieur, méritait ce salut, avant d’être englouti sous une couche de neige le rendant aussi méconnaissable que le socle de sa statue à la pointe du boulevard de Clichy.


Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
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