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16-36
La colonie agricole-industrielle de Saint-Just
Un essai socialiste en 1850 dans la Marne
Article mis en ligne le 1er décembre 2017
dernière modification le 1er juillet 2021

par Chérouvrier, Daniel, Desmars, Bernard

Une association s’est formée en 1850 à Saint-Just (Marne), afin de réaliser un projet de « colonie agricole, industrielle et commerciale » exposé dans une brochure publiée en 1849 à Troyes. Ayant laissé peu de documents, elle est mal connue. Elle a parfois été présentée comme un « phalanstère » d’inspiration fouriériste. Il s’agit dans cet article de faire le point sur cette « colonie », d’abord en présentant ses acteurs et en particulier les deux frères Napias qui en sont à l’origine ; puis en examinant ses caractères, ses activités et les raisons de son échec ; et enfin en observant ce que deviennent ceux qui ont participé à cette colonie après sa dissolution.

La Seconde République a été un moment propice aux projets d’association ouvrière. Jean Gaumont voit se développer pendant cette période un « esprit mystique d’association » [1], qui se traduit par la création de coopératives de production et de consommation, mais aussi d’« unions fraternelles », de « sociétés mutuelles », de « boulangeries sociétaires », etc. Ces différents groupements sont divers par leur inspiration, leurs objectifs, leurs statuts [2]. Cependant, en dehors de quelques grandes organisations, surtout parisiennes, ils sont généralement mal connus, d’autant qu’ils ont souvent subi une fin précoce, en raison de dissensions internes, de difficultés économiques, ou de la répression qui, au temps de la République conservatrice ou au lendemain du 2 décembre 1851, provoque la dissolution de nombre d’entre eux.

Il en est ainsi de la « colonie agricole et industrielle de Saint-Just » (Marne), organisée selon des principes démocratiques et socialistes. Cet essai sociétaire a laissé peu de traces, ses propres archives et celles de ses principaux acteurs ayant disparu. La brièveté de son existence – quelques mois – et sa localisation géographique – à l’écart des grandes agglomérations et des voies de passage – lui ont assuré une grande discrétion ; on ne dispose pas par exemple de témoignages de visiteurs ; quant à la presse locale, elle ne semble guère s’y être intéressée. Ces lacunes documentaires expliquent sans doute l’absence d’étude sur la colonie de Saint-Just, simplement mentionnée dans des travaux concernant certains de ses participants.

Cet article vise donc à mieux connaître cette expérience socialiste, en examinant d’abord ce que recouvre le terme de « colonie » : une véritable communauté d’individus vivant et travaillant ensemble, voire un phalanstère, comme on l’a parfois dit ou écrit ? ou une association aux liens plus lâches ? Il s’agit aussi d’identifier ses acteurs et d’observer ce qu’a pu représenter leur participation à cet essai sociétaire dans leur itinéraire personnel. Enfin, la dissolution rapide de la colonie amène à s’interroger sur les raisons de cet échec.

Pour cela, deux approches ont été combinées : l’étude monographique et l’analyse biographique. La première a nécessité le dépouillement d’archives concernant la commune de Saint-Just et de ses environs, et en particulier les fonds notariaux et cadastraux afin d’observer les dimensions foncière et immobilière de la colonie ; les séries de l’enregistrement ont aussi permis de retrouver la transcription de quelques actes (constitution de la société, procès-verbaux d’assemblées générales des sociétaires) concernant la colonie. L’approche biographique a mobilisé des ressources très diverses (état civil, recensements, actes notariés, rapports de police et de gendarmerie, etc.) et inégalement riches selon les membres.

À partir de cette documentation, nous avons choisi de présenter d’abord les principaux fondateurs – les frères Napias – et leur projet, puis d’examiner la composition de la colonie, d’observer autant qu’il est possible ses activités, et enfin d’envisager les conditions et les conséquences de sa disparition.

Les fondateurs : Claude-Dominique et Louis-Marie Napias

Les deux frères Napias sont les deux principaux artisans de la colonie de Saint-Just [3]. Ils sont issus du mariage intervenu en 1812 à Saint-Just entre Jean Dominique Napias, fils d’un officier de santé de Romilly-sur-Seine (Aube), et de Catherine Millon, fille d’un marchand de Saint-Just. Le couple s’installe à Romilly-sur-Seine, où Jean-Dominique fait du commerce. Deux enfants naissent, en 1813 et 1815 ; très tôt orphelins – leur père décède en 1816 et leur mère en 1817 –, ils ont pour tuteur le Louis – Joseph Bouillerot, curé de Romilly-sur-Seine, admirateur de Voltaire et prêtre assermenté sous la Révolution [4]. L’aîné, Claude-Dominique, fait ses études secondaires au collège de Troyes [5]. Clerc de notaire en 1836 (lors du mariage de son frère, où il est témoin), il s’établit en 1838 comme notaire à Sézanne (Marne) ; il se marie en 1839 avec Albertine Robertine Piquet, la fille d’un propriétaire de Barbonne (Marne) ; il se fait désormais appeler « Napias-Piquet » ou parfois « Napias aîné ».

Son cadet Louis-Marie, quelquefois désigné sous le nom de « Napias jeune » ou, plus rarement, de « Napias Minor », se marie en septembre 1836 avec Rosalie Coudrot, fille d’un propriétaire demeurant dans l’Yonne [6]. Il est marchand de bonneterie à Saint-Just, mais s’intéresse aussi à la fabrication : avec un serrurier de Troyes, il obtient en 1845 un brevet d’invention pour « un poinçon mécanique » concernant le travail de la ganterie et de la bonneterie [7]. Il est élu en 1843 au conseil municipal de Saint-Just où il siège jusqu’en 1848 [8].

Dès la fin des années 1830, les deux frères procèdent, parfois séparément, parfois ensemble, à des acquisitions foncières sur la commune de Saint-Just et dans les localités voisines. En 1843, ils réalisent leur plus important achat : le château de Saint-Just, avec ses dépendances et un domaine de 16 hectares, vendu par les Belot de Ferreux [9]. Deux ans plus tard, Claude-Dominique quitte son étude notariale. Dans les années qui suivent, il est très actif sur le marché foncier. Pour financer ses achats, il utilise le produit de la vente de son étude (89 000 francs) ; mais comme cela ne suffit pas, il se procure des liquidités auprès de la Caisse commerciale de l’Aube, qui, en 1846, lui ouvre un crédit de 40 000 francs sur deux années [10]. Quant à son frère Louis-Marie, il fait des emprunts auprès de particuliers : par exemple, au printemps 1845, il obtient 30 000 francs d’un ingénieur des ponts-et-chaussées de Troyes, 16 000 d’une rentière de Troyes et 10 000 francs d’une autre rentière domiciliée à Saint-Julien (Aube) [11]. Ces sommes doivent être remboursées au printemps 1849. Les deux frères effectuent encore d’autres emprunts dans les années suivantes, pour lesquels ils hypothèquent une partie de leurs biens ; ils abandonnent des obligations dont ils sont bénéficiaires, contre le versement d’argent liquide [12].

Vers 1847, Claude-Dominique s’installe avec sa famille à Saint-Just aux côtés de son frère. Il se présente désormais comme un « cultivateur » qui se préoccupe de moderniser l’exploitation de ses terres. Il fait quelques expériences sur l’emploi d’engrais, que cite la Société d’agriculture, sciences et arts du département de l’Aube dans l’un de ses rapports [13] et assiste en février 1848 aux séances du Congrès central d’agriculture à Paris [14].

La commune de Saint-Just où vivent les deux frères, à la fin de la monarchie de Juillet et sous la Seconde République, se situe aux confins des départements de l’Aube et de la Marne. Mais la commune est plus proche de Troyes (environ 40 km) que de Châlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne) et de Reims, respectivement distants de près de 70 km et de plus de 90 km. Les frères Napias semblent d’ailleurs davantage fréquenter le chef-lieu de l’Aube, où Claude-Dominique (et sans doute aussi Louis-Marie) a fait ses études. De façon générale, signale L’Écho sparnacien à l’attention du conseil général de la Marne, le canton d’Anglure auquel appartient Saint-Just « n’a avec le chef-lieu du département [Châlons-sur-Marne] aucun moyen de communication, de sorte qu’il appartient, de fait, plus au département de l’Aube qu’à celui de la Marne » [15]. L’activité des deux frères, leur réseau de relation – et, d’après les autorités, leur influence politique – s’exercent à la fois sur le canton d’Anglure du côté marnais, et sur le canton de Romilly-sur-Seine, du côté aubois.

Des propagandistes socialistes dans la Marne et l’Aube

Jusqu’à la chute de la monarchie de Juillet, l’on ne connaît pas d’intervention des frères Napias sur la scène politique. Et pendant les mois qui suivent la révolution de février 1848, on ne voit guère Louis-Marie dans la presse et lors des campagnes électorales. Il n’en va pas de même de Claude-Dominique, désormais très actif, à la fois dans les journaux républicains et à l’occasion des élections.

Peu après la révolution de février 1848, Claude-Dominique Napias exprime ses convictions républicaines dans une lettre publiée par La Voix du peuple [16], un périodique publié à Troyes par la Société des Amis du peuple. Se présentant comme « travailleur agricole » et « homme de la veille », il dénonce les « républicains du lendemain » qui se rallient au nouveau régime après avoir longtemps soutenu la monarchie. Il déclare s’intéresser en particulier aux intérêts des ouvriers agricoles et à la question du « droit au travail » dans les campagnes. Se défendant de faire partie « des communistes, des moteurs de subversion », il demande « des solutions nettes, tranchées et surtout praticables », avec une meilleure prise en compte de la place et des intérêts des travailleurs [17].

En juillet 1848, il se fait élire au conseil municipal de Saint-Just ; mais, avec trois autres conseillers, il envoie sa démission quelques jours plus tard pour protester contre le maintien à la tête de la commune d’adversaires à la République, et notamment de celui qui avait occupé le fauteuil de maire sous la monarchie [18]. En août, il est porté par les électeurs du canton d’Anglure au conseil d’arrondissement qui siège à Épernay [19]. Il s’efforce de diffuser les idées démocratiques et socialistes à la fois dans la Marne et dans l’Aube, où il est en relation avec les républicains de Troyes. Ses activités politiques et son « zèle émancipateur » lui valent, dit-il, « la persécution acharnée de certains exploiteurs » ; regrettant « la privation amère d’amitiés anciennes et de relations de familles dont les liens ont été brisés à cause de ses convictions politiques », il se heurte « aux tracasseries, aux lâches calomnies » [20].

À l’approche des élections législatives de mai 1849, Claude-Dominique Napias participe au « banquet des démocrates » organisé à Troyes le 30 avril. Le premier orateur est Pierre Joigneaux, représentant de la Côte-d’Or à l’Assemblée constituante élue en 1848, propagateur des idées républicaines et du progrès économique et social dans les campagnes. Puis intervient le « citoyen Napias-Piquet, cultivateur à Saint-Just » ; avec beaucoup d’emphase, il se félicite du

spectacle d’un banquet fraternel où la communion de l’idée étanche cette soif qui se ravive sans cesse et qui, sans le fiel trop souvent offert par les bourreaux de tous les temps à la bouche de l’humanité, l’aurait bientôt conduite, par la voie large du progrès, au grand jour d’un triomphe absolu, sur toutes les tyrannies et tous les privilèges.

Annonçant la venue du socialisme, « un temps de justice et de lumière éclatante », il souhaite

que les hommes simples et laborieux des campagnes, ces dignes citoyens, tour à tour nourriciers et défenseurs de la patrie, qui forment la plus grande masse d’électeurs, soient initiés complètement à la vie publique […] Socialistes d’instinct déjà à moitié convaincus, qu’ils se grouppent [sic] tous sous la bannière de la république démocratique et sociale, et une nouvelle ère, une ère de justice aura commencé [21].

Cependant, les électeurs aubois et marnais envoient des députés conservateurs à l’Assemblée législative.

Parallèlement à ces déconvenues électorales, la situation financière des deux frères Napias se dégrade considérablement. Claude-Dominique se plaint dans l’été 1849 des « circonstances difficiles qu’il a eu à traverser » et de « la perte d’une grande partie de sa fortune » [22]. Plusieurs des emprunts que les Napias ont effectués dans les années précédentes arrivent à échéance en 1848 et 1849. Visiblement, les deux frères éprouvent des difficultés à rembourser leurs créanciers qui les assignent devant les tribunaux pour obtenir satisfaction. Ils sont condamnés, comme débiteur principal ou à titre de caution, par le tribunal de commerce de Troyes à deux reprises en avril 1849, puis par le tribunal civil de Troyes en août 1849. Des saisies immobilières sont lancées et la vente d’une partie de leurs biens est annoncée dans la presse. Ainsi, en septembre 1849, on peut lire dans le journal d’Épernay :

L’Écho sparnacien, 12 septembre 1849 ; l’annonce est répétée au moins le 15, le 22 et le 26 septembre.

Cependant, grâce à de nouveaux emprunts et à l’aide des beaux-parents de Claude-Dominique et de la femme de Louis-Marie, qui apportent leur caution et hypothèquent certaines de leurs propriétés foncières, ils obtiennent de leurs créanciers qu’ils suspendent leur action [23]. Ainsi, la vente du domaine de Saint-Just annoncée par L’Écho sparnacien est finalement annulée. C’est en ce lieu que Claude-Dominique Napias décide, dans l’été ou l’automne 1849, « de passer de la propagande orale et écrite à la démonstration pratique » et d’installer une colonie socialiste [24].

Un projet socialiste

Une brochure imprimée à Troyes fin 1849 ou début 1850 [25] présente ce projet de « colonie agricole, industrielle et commerciale » qui doit assurer une « transition pacifique et sûre vers un nouveau monde ». Dans une partie introductive, intitulée « Appel à tous les cœurs honnêtes et généreux » [26], Claude-Dominique Napias fait une brève analyse de la question sociale et décrit « la gêne et les souffrances générales » que subissent les Français : « le travail ainsi disparaît, le crédit s’altère de plus en plus, et la misère devient plus grande. Il faut donc chercher à sortir de cet état de choses intolérable » [27].

Mais, ajoute-t-il aussitôt, « sur ce chaos plane une force immense qui promet la fin de tous les maux, c’est l’ASSOCIATION VOLONTAIRE » [28]. Tandis que « l’homme isolé […] ne peut rien, son union avec ses semblables fait sa force » ; et « l’humanité toute entière est une vaste société qui, sans cesse ira se complétant, en multipliant et perfectionnant ses rapports ; qui, accomplissant sa divine destinée, sera toujours poussée plus avant sur la voie du progrès » [29]. Mais il faut vaincre les résistances des uns – les « ambitieux égoïstes » qui « se cramponnent en vain sur le sol ingrat de l’individualisme » – et le scepticisme des autres, « manquant de confiance en la divinité et s’effrayant à tort de l’avenir » [30]. Seule la réussite éclatante d’une association peut y parvenir. Aussi, afin de mettre « le socialisme en pratique » [31],

nous avons résolu de fonder dans notre village une Association fraternelle, dirigée dans des vues d’avenir, qui pût, dès aujourd’hui, utilement fonctionner sous l’empire des lois existantes. Cette Association emploierait les travailleurs à l’exploitation de diverses branches de l’agriculture et de l’industrie ; elle utiliserait le plus grand nombre possible de bras, d’intelligence et de ressources dans une entreprise solidaire et centralisatrice [32].

Napias-Piquet ne se réclame pas d’un courant particulier et n’a pas pour objectif « [d’]expérimenter tel ou tel système » [33]. La « société fraternelle » qui se constitue à Saint-Just n’entend « se rattacher essentiellement à aucune école, à aucun système politique, philosophique, économique ou socialiste » [34]. D’ailleurs, les noms de Fourier, de Cabet, d’Owen, de Proudhon, etc. en sont absents [35]. Mais

sans nous arrêter aux idées de tel ou tel écrivain socialiste, nous avons cru que les divers systèmes exposés par chacun d’eux présentaient, en général, plus de garanties que de sujets de crainte [36].

Aussi,

nous avons emprunté aux statuts des diverses sociétés existantes plusieurs propositions. Nous nous sommes principalement proposé pour but de faire dans notre commune ce qui est praticable sans froisser les droits, les intérêts, les habitudes de qui que ce soit, sans contrevenir à la législation qui nous régit [37].

Le projet relève donc d’un socialisme syncrétique ; il met en avant l’association et la mutualité, l’organisation collective du travail et le partage des profits, la liberté et l’égalité. Si on l’envisage du point de vue de la théorie sociétaire, on y retrouve des expressions utilisées par Fourier et ses disciples : il s’agit de pratiquer « le travail associé », d’aller vers « l’harmonie […] des forces et des intelligences » et de parvenir à « l’association intégrale de la commune » [38]. Cependant, les statuts distinguent la colonie de Saint-Just du modèle phalanstérien : elle n’est pas fondée sur « l’association du capital, du travail et du talent » ou sur l’organisation sériaire ; il n’y est question ni de passions, ni de travail attrayant ; certes, un sociétaire peut exercer plusieurs professions ou travailler dans divers services de la colonie, « pour des temps fixes ou périodiques », mais cela est bien différent des « séances courtes et variées » et du « travail alterné » pratiqués dans la phalange. L’affirmation plusieurs fois répétée du caractère strictement égalitaire de la communauté (« Article 135 : Tous les sociétaires seront sur le pied d’une égalité parfaite » [39]) s’éloigne du modèle social conçu par Fourier.

Les statuts prévoient un fonctionnement démocratique de la colonie : le pouvoir souverain appartient à l’assemblée générale des sociétaires, hommes et femmes de plus de 18 ans. Cette assemblée élit pour trois ans – mais peut aussi révoquer – les deux directeurs délégués chargés d’administrer la colonie. Ceux-ci sont assistés de trois comités, chacun composés de neuf membres élus : un « comité de surveillance » pour contrôler l’activité des directeurs et observer le fonctionnement de la communauté ; un « comité du travail et du progrès » chargé d’organiser les activités de la colonie, de répartir les travailleurs entre les différents services ; un « comité de la solidarité et de l’adjuvantisme » qui vient en aide aux associés ayant besoin de secours. Ces différents comités constituent le « conseil de famille », qui statue sur les difficultés et conflits survenus entre les associés.

La colonie doit disposer d’un certain nombre d’équipements, et notamment d’une bibliothèque, de salles de jeux, de jardins, de gymnases… Mais la brochure est peu loquace sur le logement, sur l’alimentation ou même sur l’organisation concrète du travail. Les repas sont-ils collectifs ? Les colons doivent-ils loger dans le même édifice ? Napias-Piquet ne le dit pas.

On ignore l’écho qu’a pu recevoir cette brochure. Sans doute l’auteur l’a-t-il envoyée à Pierre Joigneaux, qui en rend compte dans son périodique, La Feuille du village en janvier 1850 :

Nous avons sous les yeux un petit livre, dont les grands journaux ne parleront sans doute ni en bien ni en mal. Ce petit livre du citoyen Napias-Picquet [sic] s’occupe de l’amélioration du sort des habitants des campagnes ; la Feuille du Village en parlera donc, et plus d’une fois, car la chose en vaut la peine.

Mais, ajoute Joigneaux, « la Feuille du Village n’en est plus à ses illusions de vingt ans en matière d’organisation agricole » et « elle ne se laisse pas facilement séduire par de beaux projets » ; or, dans le texte de Napias, elle « a lu de bonnes choses, mais il y en a d’autres par ci par là qui lui ont fait secouer un peu la tête ». De surcroît, « ce n’est pas une affaire de rien que la colonie que le citoyen Napias se propose de fonder dans le département de la Marne, c’est une grosse entreprise ». D’où l’attitude prudente qu’il adopte avec cette recommandation adressée « aux novateurs des campagnes » : « Prenez garde ; soyez certains du succès avant d’entreprendre l’œuvre » [40].

La composition de la colonie

La colonie de Saint-Just n’a guère laissé d’archives : il n’existe pas de bilans ou de compte rendus de ses activités. Sans doute la gendarmerie du canton d’Anglure a-t-elle rédigé quelques rapports. Probablement le sous-préfet d’Epernay et celui de Nogent-sur-Seine, le préfet de la Marne et celui de l’Aube ont-ils observé avec attention et même suspicion cette colonie socialiste [41]. Cependant, rien n’a été retrouvé dans la série M des Archives de ces deux départements [42].

Les seules traces permettant de suivre l’association se situent dans les archives de l’enregistrement où l’on peut retrouver la transcription de contrats, de baux et de divers actes liés à la colonie [43]. D’après cette documentation, la société est constituée par un acte notarié du 3 avril 1850 ; elle comprend dix-huit membres (sept couples et quatre célibataires), rejoints dès le lendemain par quatre nouveaux adhérents (un couple, une veuve et une célibataire). Elle a pour but

l’exploitation d’une colonie agricole et industrielle ayant son siège à Saint-Just, pendant trente ans, sous la raison sociale Napias jeune et compagnie et sous la devise : l’Union fait la force.

Le capital de fondation est fixé à cent mille francs.
L’apport minimum, 1° pour un ménage avec ou sans enfants est de douze cent francs, 2° pour chaque associé, veuf ou célibataire, de six cents francs. L’apport devra être versé dans le délai de six ans.
Le nombre des sociétaires est illimité, en ce sens que de nouvelles adhésions peuvent toujours être reçues, partant le capital social pourra être augmenté.
Le siège de la colonie sera provisoirement dans les bâtiments de l’ancien château appartenant à Napias aîné, sauf à fixer ultérieurement les conditions auxquelles la société les continuera. [44]

Formée officiellement début avril 1850 – il est possible que l’acte notarié ait été précédé par des activités collectives – la colonie disparaît de fait en octobre ou en novembre suivant. Pendant cette période de sept à huit mois, au moins trente adultes – dix couples et dix personnes seules (sept célibataires, une veuve, un homme marié mais venu sans sa femme et un homme dont la situation matrimoniale est inconnue) – ont fait partie de la société. Cependant, en raison de départs précoces, d’arrivées tardives et de la brièveté de certains séjours, il n’y a sans doute pas eu plus de vingt-cinq associés simultanément.
Sur ces trente individus, vingt demeurent déjà à Saint-Just à la veille de la constitution de la colonie – dont les familles des deux frères Napias et les beaux-parents de Claude-Dominique – ou dans deux communes limitrophes, Bagneux (Marne) et Romilly-sur-Seine (Aube), la localité où les frères Napias sont nés. La formation de la colonie s’appuie donc sur un noyau familial, puis sur des liens de voisinage, peut-être complétés par des relations professionnelles : plusieurs sociétaires locaux sont travaillent dans la bonneterie, secteur dans lequel intervient Louis-Dominique Napias, comme négociant. On trouve aussi parmi ceux qui sont originaires de Saint-Just et des environs une cuisinière – qui, lors du recensement de 1846, était domestique chez Louis-Marie Napias –, deux serruriers (un maître et un compagnon), un marchand de vin et un « garçon agriculteur » (c’est-à-dire valet ou domestique dans une exploitation agricole).
Deux participantes – une veuve, caissière, et sa fille, cuisinière – viennent de Troyes. Elles ont des attaches familiales à Bar-sur-Seine et à Romilly-sur-Seine (Aube) ainsi qu’à Anglure (Marne), donc à proximité de Saint-Just [45]. Six colons viennent de communes plus éloignées : un cultivateur de Lhuys (Aisne) et un officier du génie de Fontainebleau, deux localités situées à une centaine de kilomètres de Saint-Just ; deux commis marchands de Lille, un cuisinier et un « homme de lettres » de Paris. Cinq de ces six colons n’arrivent à Saint-Just qu’au cours de l’été 1850 ; la façon dont ils sont entrés en relation avec les frères Napias est inconnue. Tout juste peut-on faire l’hypothèse que la publicité donnée par Pierre Joigneaux à la brochure de Napias dans La Feuille du village en janvier 1850, et sans doute par d’autres organes socialistes, a fait connaître le projet bien au-delà de l’Aube et de la Marne, et a incité quelques lecteurs à entrer en contact avec l’auteur.
L’âge de vingt-quatre colons est connu : les plus jeunes ont 25 ans ; la distribution des membres de la société est assez régulière jusqu’à 46 ans. Les beaux-parents de Claude-Dominique Napias (52 et 55 ans) sont les plus âgés et élèvent un peu la moyenne qui se situe à 37 ans. La plupart des couples ont des enfants à leur foyer, généralement en bas âge, lors du recensement de 1846.
Parmi ceux qui viennent séjourner pendant quelques semaines ou quelques mois à Saint-Just figurent deux fouriéristes. Il s’agit de l’officier du génie Hippolyte Madaule et de « l’homme de lettres » Auguste Guyard [46]. Le premier a rejoint le mouvement phalanstérien dès les années 1830. Il séjourne brièvement à Condé-sur-Vesgre en 1835-1836, où il espère, vainement, la relance de l’essai sociétaire. A la fin de la décennie, il s’éloigne de Victor Considerant et collabore avec des « fouriéristes réalisateurs », favorables à l’application, même partielle, de la théorie sociétaire. Son activité militante est plus discrète à partir de 1842-1843. Au moment de la révolution de 1848, il est capitaine du génie à Melun ; sa candidature à l’Assemblée constituante en avril 1848 suscite la parution dans la presse de Seine-et-Marne de plusieurs articles présentant ses idées fouriéristes. Non élu, il envisage ensuite la création d’une « École intégrale » à Fontainebleau, projet qui n’a pas de suite. Sa santé fragile l’écarte à plusieurs reprises du service militaire actif. En septembre 1849, il est à nouveau placé « en non activité pour infirmités temporaires ».
Fouriériste « réalisateur », souhaitant mettre en application le principe de l’association, Madaule est l’un des premiers à rejoindre Saint-Just. Le 2 avril 1850, il signe un contrat de location avec Louis-Marie Napias, qui lui cède l’usage d’une partie de sa maison de maître, mais se réserve quelques pièces pour y loger sa famille. Le montant du loyer – 1 000 francs par an, versés à la signature – suggère que la partie occupée par Madaule est assez grande pour accueillir également sa femme et leur enfant, alors âgé de près de 17 ans. Début mai, il obtient de ses supérieurs hiérarchiques l’autorisation de s’installer à Saint-Just, en mettant en avant « des affaires de famille » et le climat de cette partie de la Marne, qui serait meilleur pour sa santé que celui de Fontainebleau.
Auguste Guyard se présente aussi comme fouriériste ; cependant, à la différence de Madaule, il ne semble pas avoir entretenu de relations régulières avec l’École sociétaire de Victor Considerant ou avec des groupes dissidents. D’abord enseignant, il travaille ensuite dans la presse dans les années 1840, comme directeur de L’Écho de la Loire, à Roanne, organe dans lequel il fait l’éloge de Fourier et de ses disciples, mais aussi de Flora Tristan. Puis il fonde Le Progrès de la Loire, dans lequel il écrit que « le phalanstère [est le] seul mode d’organisation qui puisse assurer un avenir de sécurité, de bien-être et de développement intégral » [47]. Proche de Lamartine, il collabore à son journal Le Bien public, et continue à le fréquenter à Paris où il s’installe en 1848. Il rejoint Saint-Just avec sa femme dans l’été 1850 ; l’acte, par lequel il adhère aux statuts de l’association, date du 30 juillet 1850.
L’association repose donc d’abord sur un recrutement local fondé sur l’interconnaissance, complété par quelques recrues venant de régions plus éloignées. Ses membres sont pour la plupart des travailleurs : de la terre, de la bonneterie, du fer, de la cuisine et du commerce. Les deux frères Napias se situent à un niveau social un plus élevé que la plupart des autres colons. Quant à Guyard et à Madaule, ils se distinguent nettement du reste du groupe par leur activité professionnelle, leur statut intellectuel et leurs engagements passés.

La vie à Saint-Just

Mais que font ces colons à Saint-Just ? Quelles sont leurs occupations ? Et tout d’abord, sont-ils rassemblés dans une même demeure ?
Peu d’informations sont disponibles sur ces questions. Le recensement quinquennal de 1851 intervient alors que la société est déjà dissoute. Cependant, il est vraisemblable qu’à la différence de la colonie de Cîteaux ou, après 1850, du Ménage sociétaire de Condé-sur-Vesgre, les sociétaires de Saint-Just ne vivent pas dans une résidence commune. Le projet publié par Claude-Dominique Napias ne le prévoit d’ailleurs pas. Ce texte, très prolixe quand il s’agit de la constitution du capital et de l’administration de la société, reste silencieux sur l’habitat des sociétaires.
Certes, Madaule loue une partie de la maison de Louis-Marie Napias. Et Jean-Louis Lesguillers, venu de l’Aisne et resté à Saint-Just après la fin de l’association, demeure dans la même maison que la famille de Claude-Dominique Napias en 1851. Aucune information n’est disponible pour les autres colons étrangers à la région. Mais il est douteux que tous les associés, dont certains ont plusieurs enfants, aient pu loger dans le même édifice. Une partie des « colons » résident à Saint-Just ou dans des communes proches ; probablement ont-ils conservé leur demeure tout en adhérant à la société ; d’ailleurs, lors du recensement de 1851, ils sont pour la plupart domiciliés dans les mêmes lieux qu’en 1846.
Sur les travaux accomplis par les associés, nous n’avons pas de renseignement précis. Certes, on l’a vu, Claude-Dominique Napias, dans sa brochure, prévoit une très grande variété d’activités ; il préconise « l’organisation du travail », mais ne précise pas la façon dont cela pourrait se traduire concrètement. Peut-être les associés vivant sur place ont-ils continué à exercer le métier pratiqué avant la formation de l’association. Sans doute Lesguillers, qui était cultivateur dans l’Aisne, a-t-il participé à l’exploitation des terres que les Napias ont apportées au capital de la société. Il est impossible de savoir ce qu’ont fait Henri Lefebvre et Auguste Noblée, les deux commis marchands de Lille, s’ils ont utilisé leur expérience du commerce dans le négoce de la bonneterie, ou s’ils se sont reconvertis dans l’agriculture. La qualité d’officier du génie de Madaule, habitué à organiser le travail de groupes d’hommes, et son engagement en faveur de l’essai sociétaire ont dû lui conférer, sinon un rôle de direction, du moins une fonction de conseiller des frères Napias dans l’administration de la société ; quant à Guyard, il est l’un des deux directeurs de l’association à l’automne 1850 [48].
On n’a donc guère d’éléments sur la vie quotidienne des colons de Saint-Just. On sait cependant qu’ils ont passé une partie de leur temps et de leur énergie, à discuter et à s’affronter, tant l’existence de l’éphémère association semble émaillée de crises ; encore les actes passés devant les notaires n’offrent-ils qu’une vision très euphémisée de relations que l’on devine conflictuelles au moins dès l’été 1850.
Vingt-deux individus adultes entrent dans la société début avril 1850. Fin juillet ou début août, trois d’entre eux sont expulsés – les deux Troyennes et un homme de Bagneux – par décision de l’assemblée générale des sociétaires. Vers la même période, deux couples et un célibataire démissionnent de l’association. Cependant, début août, la colonie accueille de nouveaux membres, extérieurs à la région, dont Auguste Guyard et son épouse. Mais à la mi-septembre, une nouvelle vague de démissions survient, qui concerne certains des derniers arrivants dont Auguste Guyard. L’assemblée générale des sociétaires refuse ces démissions. Cependant, dans ces conditions, il est douteux qu’il y ait encore de véritables activités collectives. Fin octobre, Claude-Dominique Napias s’adresse à un « apôtre de la religion fusionienne » en des termes qui suggèrent que la colonie est déjà dissoute de fait, sinon de droit :

J’ai comme vous fait la cruelle expérience des associations fondées sur des bases fausses. Je sais qu’elles ne peuvent réussir ni marcher longtemps à travers l’antagonisme des intérêts et que la commune spirituelle seule peut donner des résultats satisfaisants et durables [49].

En novembre, une nouvelle assemblée générale accepte les démissions refusées en septembre, ainsi que le règlement des comptes présentés par Guyard, en tant que co-directeur. Les statuts de la société sont modifiés, avec désormais un seul directeur – Claude-Dominique Napias – à la tête de la société ; le siège de l’association est transféré à Paris. En réalité, il s’agit de la fin de la colonie de Saint-Just, abandonnée par une grande partie de ses membres. Cependant, un certain nombre d’actes sont encore effectués au nom de la « colonie agricole et industrielle de Saint-Just » jusqu’en août 1851, par Claude-Dominique Napias ou par celui qu’il désigne pour « gérer et administrer » les biens de l’association, un clerc de notaire d’Anglure [50] : il s’agit principalement de la vente des récoltes et de la liquidation de la société.
Il est possible aussi que la colonie ait été victime de la fragilité financière des Napias et de leurs créanciers : les deux frères, que l’on a vus en mauvaise posture financière en 1849, sont, en mars 1850, soit à la veille de la constitution de la colonie, menacés d’une vente judiciaire de leurs propriétés [51]. La situation s’aggrave encore quand le tribunal civil d’Épernay, le 8 mai 1850, constatant que les deux frères n’ont pas versé le prix de leur achat de 1843 – l’ancien château avec ses dépendances – annule cette vente et restitue la propriété des bâtiments et de leurs dépendances à leurs anciens détenteurs, les Belot de Ferreux [52]. Sans doute cette décision n’a-t-elle pas été appliquée immédiatement ; mais elle augure mal de l’avenir de la colonie, tout juste constituée. D’autant que les Napias font encore l’objet de poursuites pendant l’été et l’automne 1850 : en juillet, le percepteur de Saint-Just reproche à Louis-Marie Napias de ne pas avoir payé ses contributions et fait saisir une partie du produit de la vente des récoltes [53] ; les Napias se retrouvent aussi devant les tribunaux pour des créances impayées et doivent se résoudre à vendre une partie de leur patrimoine foncier [54]. L’Écho sparnacien annonce en mars 1851 l’adjudication de biens appartenant aux Napias-Piquet, sur décision du tribunal civil d’Épernay [55].

Après la dissolution

Que deviennent les colons après la dissolution. Ceux qui, en avril 1850, au moment de leur adhésion à la société, disaient résider à Saint-Just, Bagneux et Romilly-sur-Seine continuent pour la plupart à y demeurer, d’après le recensement de 1851. On peut noter le mariage de deux membres de la colonie, Eugène Flaubert et Alphonsine Gobry. Il est plus difficile de suivre ceux qui viennent de lieux plus éloignés. Jean-Louis Lesguilliers, encore à Saint-Just en 1851, s’établit ensuite à Compiègne (Oise) où il décède en 1869. Madaule s’installe à Condé-sur-Vesgre où il participe à la fondation du Ménage sociétaire, tandis qu’Auguste Guyard et son épouse retournent à Paris, avant, dans les années 1860, de former un projet de « commune-modèle » (il n’a pas été possible de retrouver les deux femmes venues de Troyes, ni les commis marchands de Lille et le cuisinier parisien).
Les deux frères Napias quittent la Marne et s’installent à Paris au cours du premier semestre 1851. S’ils sont encore recensés à Saint-Just au printemps, leur départ est pourtant déjà annoncé et apprécié par le sous-préfet de Nogent-sur-Seine :

Je suis informé que Napias et toute sa famille ont quitté St-Just (Marne) pour aller résider à Paris. Napias, socialiste phalanstérien a fait beaucoup de mal dans le canton de Romilly où il jouissait d’une grande influence. Malgré son intelligence incontestable, il a eu la sottise de se ruiner en essayant de mettre en pratique les absurdes théories de Fourier. Son éloignement de Romilly est une chose heureuse pour ce pays [56].

Les deux frères s’établissent rue Coquillière, au cœur de Paris ; ils y exploitent un magasin de literie ; Claude-Dominique tient dans le même local un cabinet d’affaires. Ce magasin porte « pour enseigne : Aux colonies de Saint-Just, avec divers emblèmes socialistes », selon un rapport de juin 1852, lié à la répression consécutive au coup d’État du 2 décembre 1851 [57].
En effet, les deux frères Napias sont arrêtés le 14 janvier 1852. Ils sont condamnés par la commission militaire de Paris à la proscription. Ils séjournent pendant quelques mois en Angleterre avant d’être autorisés à rentrer en France, dès août 1852 pour Louis-Marie, en janvier 1853 pour Claude-Dominique. Leurs voyages du côté de Saint-Just et de Romilly-sur-Seine en 1853 font cependant l’objet d’une surveillance attentive de la part de la police, de la gendarmerie et des autorités préfectorales, qui s’enquièrent de leurs allées et venues et s’inquiètent des rencontres qu’ils font avec des habitants soupçonnés de professer des opinions socialistes ou de conspirer en faveur de la République [58].
Cependant, Louis-Marie ne fait plus ensuite parler de lui, jusqu’à son décès en 1866. Claude-Dominique a un destin plus tourmenté. Sous le Second Empire, il connaît beaucoup de difficultés dans ses affaires commerciales, avec une mise en faillite en 1858 et une liquidation de ses biens en 1869.
Pendant le siège de Paris, il fait partie du Comité central des vingt arrondissements, qui critique l’inaction du gouvernement provisoire et réclame une action militaire plus résolue contre les Prussiens et des mesures sociales en faveur du peuple. Il s’engage dans la Commune et occupe des fonctions municipales. L’Echo sparnacien lui consacre alors un article dans lequel il rappelle la fondation d’« un phalanstère à Saint-Just » sous la Deuxième République [59]. Accusé d’avoir ordonné le déclenchement de plusieurs incendies dans le quartier du Louvre, Claude-Dominique Napias est sommairement exécuté pendant la Semaine sanglante.

Conclusion

Il n’y a pas eu de phalanstère à Saint-Just. Le terme de colonie est lui-même ambigu, quand il suggère la réunion d’habitants en un même lieu. Or, la société agricole et industrielle fondée par les frères Napias s’est vraisemblablement limitée à l’exploitation collective de terres agricoles, peut-être complétée par des activités textiles, à partir d’une direction située au château de Saint-Just. Si les termes de « phalanstère » ou de « phalanstérien » ont pu être utilisés par des contemporains, cela est peut-être dû à la participation de deux fouriéristes, Madaule et Guyard ; plus sûrement, l’utilisation de ces vocables témoigne de leur succès dans l’espace public, notamment chez ceux – ici les préfets de la République conservatrice et de l’Empire – qui ne s’embarrassent pas de différences théoriques et pour qui tous les socialismes se valent et méritent seulement d’être combattus.
Sans doute très restreinte dans ses attributions, malgré les ambitions que lui assigne Claude-Dominique Napias dans sa brochure de 1849, la société formée en avril 1850 comprend principalement des travailleurs de la terre et du textile de Saint-Just et des environs qui continuent vraisemblablement à demeurer dans leur maison et à pratiquer leur activité antérieure ; s’y ajoutent quelques personnes venues de localités plus éloignées, sans doute attirées par le projet socialiste, mais qui, pour la plupart, quittent assez rapidement la colonie. Enfin, les deux frères Napias sont au centre des opérations : ce sont de petits notables dominant la société locale et disposant d’un important patrimoine foncier, même s’il est largement acquis à crédit : leurs activités – le notariat pour l’un et le négoce pour l’autre – les mettent en relations fréquentes avec les populations agricoles et artisanales de Saint-Just et des communes voisines de la Marne et de l’Aube.
Il est difficile de connaître les projets et les espérances des associés : pour Guyard et Madaule, il s’agit sans doute d’expérimenter un essai sociétaire pouvant constituer un modèle pour leurs contemporains, voie qu’ils vont d’ailleurs continuer à suivre après leur départ de Saint-Just. Pour les frères Napias – et en particulier Claude-Dominique – sans doute la formation de la colonie est-elle un moyen de mettre concrètement en pratique le socialisme, alors que l’orientation conservatrice de la République semble bloquer toute perspective politique ; mais on ne peut exclure qu’elle constitue aussi un expédient face aux créanciers, le transfert d’une partie de leurs propriétés à l’association et l’arrivée des sociétaires entraînant un sursis à la saisie de leurs biens ; en tout cas, la colonie agricole-industrielle de Saint-Just contribue rendre les Napias suspects aux yeux des autorités qui, après le 2 décembre 1851, s’appuient largement sur cette brève expérience pour justifier leur arrestation et leur condamnation. Quant aux associés de niveau social modeste, peut-être partagent-ils la foi de nombre de leurs contemporains dans l’association ; pour ceux qui résident près de Saint-Just, on peut aussi faire l’hypothèse que la position sociale des Napias et l’influence qu’ils exercent sur la population des environs a pu faciliter leur adhésion à la colonie. Avec la dégradation de la situation financière des deux frères puis leur départ vers Paris, les associés locaux reprennent leur état antérieur de travailleur individuel ou salarié. Ce projet associatif a répondu à des aspirations divergentes de leurs membres et a eu sur eux des effets très dissemblables.