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La Révolution de 1848 à Salins et Arbois
La présence du fouriérisme dans le mouvement démocratique
Article mis en ligne le décembre 1999
dernière modification le 11 mars 2006

par Vernus, Michel

Dans le syncrétisme du mouvement démocratique de 1848, au plan local, il est difficile de mesurer l’influence du courant fouriériste. Or, dans le Vignoble jurassien, à Salins - patrie de Considerant - et Arbois, où existait depuis 1830 un réseau républicain, il est possible de saisir une présence effective de ce courant. L’existence de journaux locaux à coloration fouriériste, l’action de leaders influents comme Max Buchon, écrivain, de Javel, imprimeur, de Gagneur, avocat, expliquent une certaine consistance de ce militantisme au sein du mouvement démocratique en fusion.

Notre propos est de tenter de mesurer l’influence du courant fouriériste et de ses militants au sein du mouvement démocratique qui se développe dans une partie du Vignoble jurassien ; de suivre, en d’autres termes, le fouriérisme à l’épreuve de la Révolution dans cette période de grande agitation révolutionnaire et dans un contexte local où la mobilisation n’est pas nouvelle. En effet, depuis 1830, Arbois, Salins et les villages environnants forment une des assises du mouvement républicain dans le département du Jura. L’influence fouriériste semble avoir ici, peut-être plus qu’ailleurs, une certaine consistance. Arbois et de Salins, comme on le verra, sont notamment dotées de journaux à forte sensibilité fouriériste ; elles connaissent l’une et l’autre quelques personnalités sociétaires fortes et capables de créer un réseau d’influence autour d’elles. Dans ces conditions, il est peut-être possible d’entrevoir le rôle et la place du courant fouriériste parmi les autres composantes du mouvement démocratique.

La tradition révolutionnaire des deux villes

Dans un premier temps, les milieux salinois et arboisien semblent assez réfractaires à la propagation des idées fouriéristes, du moins si l’on en croit le témoignage d’un Wladimir Gagneur tout à l’ardeur prosélyte de ses débuts de militant : « Je n’ai pu encore entamer Arbois et Salins, il y règne de grandes préventions contre notre doctrine... », écrit-il à Considerant le 22 août 1836 [1].

Une solide tradition d’émotion vigneronne existe à Arbois. En avril 1834, la ville, peuplée alors d’environ 7 000 habitants, proclame la République à l’annonce du soulèvement lyonnais. Une Association républicaine recrutant chez les vignerons se constitue dès mars 1831 [2]. Elle s’affilie à la société parisienne des droits de l’homme en 1833, tout en conservant son originalité. Pour les vignerons - il y a alors environ 1 300 hectares de vigne -, la république répond à des aspirations profondes : elle représente surtout la suppression de la taxe sur les vins ; victorieux en avril 1834, le gouvernement diffuse une déclaration qui se veut apaisante : « Paris, Lyon, Arbois sont calmes ». Toutefois, l’idée républicaine survit plus ou moins sourdement.

Depuis le 28 décembre 1839 paraît à Arbois L’Écho du Jura, « Journal littéraire, anecdotique, industriel et agricole ». Le fondateur en est l’imprimeur Auguste Javel [3]. Le 11 avril 1840, Le Nouveau Monde se félicite de la parution du journal « sous les auspices de nos frères et amis Reverchon, Derriey, Cretin, Javel, Godin et Gagneur [4]. Les rédacteurs ont franchement arboré leur drapeau. Leur guide, c’est Fourier ; leur but, c’est la fondation du phalanstère » [5]. Ce journal tire à quelque 150 ou 200 exemplaires. Il cite La Phalange et L’Impartial. Mais après quelques mois, semble-t-il, son ardeur fouriériste s’amortit, sans doute parce que son prosélytisme n’atteint pas les buts espérés. En 1847 il existe tout de même un petit cercle fouriériste en Arbois, dont l’importance numérique est difficile à préciser. L’animateur essentiel en est l’imprimeur Auguste Javel. Autour de lui gravitent le médecin Désiré Scipion Bousson, le propriétaire Budin, de Vadans, engagé dans le mouvement de 1834 et abonné à La Phalange, l’ingénieur Napoléon Parandier, arboisien d’origine, mais qui fait carrière à Besançon.

Si à Salins, ville de 8 600 habitants, la tradition des salines reste très forte, la vigne y tient également une place importante avec près de 2 500 hectares en 1833. Ici, l’implantation fouriériste est bien meilleure. D’abord, Salins est la ville de Considerant ; ensuite et surtout, le mouvement fouriériste y dispose d’un leader d’envergure : Max Buchon. Cet homme de lettres anime le cercle fouriériste formé en 1845 et défend les idées du mouvement dans le journal local Le Salinois. Né le 1er décembre 1839, ce journal devient politique en 1840 et s’engage dans une opposition de plus en plus marquée, tout en conservant un ton assez modéré. Le journal n’arbore pas la bannière sociétaire aussi haut que L’Écho : le fouriérisme y apparaît seulement comme composante. Certains faits et gestes des membres de l’école y sont rapportés ; dans les colonnes du Salinois sont repris des articles de La Phalange, puis de La Démocratie Pacifique, notamment en politique extérieure ; en outre, les articles les plus radicaux sont écartés. En avril 1841, la théorie sociétaire y fait l’objet d’une brève évocation. À partir de 1844, les allusions au fouriérisme se font plus fréquentes, sous la plume de Buchon.

En effet, Buchon est rédacteur au journal depuis sa fondation. Il y publie d’abord des poésies et des légendes locales. Le 6 juin 1841, il fait paraître un poème à la gloire de Victor Considerant [6].

« O Victor ! O jeune homme aux allures antiques

C’est toi qui te drapas dans ces plis prophétiques ;

Tu trouvas qu’à ta pose il n’allait pas trop mal...

Et tu fis dès ce jour comme avait fait le maître,

Et le monde s’enquit en te voyant paraître,

Si l’Autre gisait bien dans son lit sépulcral ! »

C’est dans l’hiver 1841-1842 que Max Buchon a l’occasion de rencontrer Considerant à Paris. Dès lors se noue entre les deux hommes une solide amitié, et Buchon adhère pleinement aux positions de l’école. Sous son impulsion le fouriérisme se répand alors à Salins. Il s’y forme un cercle fouriériste à l’origine d’une petite bibliothèque sociétaire de propagande où figurent, semble-t-il, essentiellement les livres de la Librairie sociétaire.

Ici, depuis 1845, on fête chaque printemps l’anniversaire de la naissance de Fourier, puisque « les partisans de la Doctrine sociétaire se trouv[ent] aujourd’hui en nombre suffisant dans notre ville et dans ses environs ». Cette année là, d’après Le Salinois (12 avril 1845), 17 adhérents participent. Plusieurs toasts sont portés : un ancien élève de l’École polytechnique à la famille ; un ancien receveur d’enregistrement à la propriété ; un docteur en médecine au sentiment religieux ; un conseiller municipal

« au développement moral et matériel de cette contrée et en particulier de notre cité par l’application immédiate de quelques procédés sociétaires, à l’établissement de nos salles d’asile ; à l’extinction de la mendicité ; à la création d’ateliers de travail pendant la mauvaise saison, en groupant nos efforts pour atteindre ces différents buts » [7].

Quant à Buchon, il propose dans son discours « un résumé de l’histoire rétrospective de l’École sociétaire. » Si les différents vœux sont empreints d’idéalisme romantique, on remarquera que seul le conseiller municipal lance un appel à des réalisations associatives concrètes, sur place [8].

Le banquet de 1846 est marqué par un important discours de Buchon, où il affirme sa solidarité avec « les prolétaires qu’on affame et les peuples qu’on assassine », où il dénonce un patriotisme à base militaire et propose un patriotisme visant au bonheur de tous, avant de s’écrier : « Affranchissons d’un seul coup toutes les nationalités en fondant ce congrès universel... ». En 1847, à la suite du banquet, Le Salinois du 10 avril utilise quelques formules qui donnent une idée assez exacte du recrutement sociétaire et de la générosité romantique des membres de ce courant.

« La réunion sans être nombreuse comprenait parmi ses membres quelques uns des honorables notabilités de notre ville, nous ne dirons pas toutes complètement acquises à la science sociale, mais du moins d’une généreuse sympathie pour une doctrine, qui, en ces temps de détresse vient offrir au monde les moyens d’en sortir et d’arriver au bonheur pour tous par l’association »

Avant 1848 le mouvement démocratique est très actif dans les deux villes, tandis que la presse locale diffuse l’essentiel des idées fouriéristes. L’effort d’implantation des fouriéristes porte-t-il ses fruits dans la période particulièrement conflictuelle de 1848-1851 ?

La situation révolutionnaire en Arbois

En Arbois, en dépit du rôle joué par l’imprimeur Auguste Javel, l’influence fouriériste est réelle mais diffuse et doit composer avec d’autres courants. Le domicile de l’imprimeur est le siège de nombreuses réunions surveillées par la police. Ainsi, d’après un rapport du 4 novembre 1850 : « hier réunion chez Javel, Kingler et Loiseau intermédiaires les plus actifs de la démagogie » [9]. Des allées et venues sont signalées entre Salins et Arbois. Sur neuf réunions « socialistes » recensées en 1849 par le commissaire de police, deux sont présidées par Wladimir Gagneur [10], qui rencontre là entre autres Loiseau, Kingler, les vignerons Ragain et Papillard, vigneron, etc. Lupicin Paget, de Champagnole, est cité lui aussi dans d’autres réunions [11] ; et le 22 mai 1850 se tient une nouvelle « assemblée chez Javel ».

L’imprimeur met son atelier au service du mouvement démocratique. Il dépense beaucoup pour la cause qu’il défend.

« Citoyen, écrit-il, le comité démocratique d’Arbois me doit le prix de 10 000 bulletins. Eu égard à la dimension et à la force du papier, ces bulletins vaudraient 4 francs le mille, soit 40 francs pour le tout. Mais je me contenterai du prix de 3 francs par mille et de plus je prends un mille à ma charge. Il n’y a donc à me compter que 27 francs. De graves embarras me forcent à vous adresser cette réclamation. Il convient d’ailleurs de ne pas laisser vieillir ces choses là... ».

Javel diffuse par ailleurs un appel du « Comité électoral démocratique du Jura aux républicains démocrates de ce département » en faveur de la candidature de Ledru-Rollin.

Le journal L’Écho, imprimé par Javel, reste très fouriériste jusqu’en juillet 1848, date à laquelle il devint une simple feuille d’annonces, n’ayant pas la capacité de payer alors le cautionnement exigé. Favorable au mouvement démocratique avancé, il se montre hostile aux journées de juin et publie un article de Considerant réclamant une organisation des travailleurs. Le 15 mars 1848, un éditorial déclare :

« sous le rapport politique, notre adhésion est acquise à la cause républicaine, également ennemis de l’anarchie et des doctrines rétrogrades, dévoués de cœur aux sublimes principes de l’égalité et de la fraternité, nous désirons l’union des peuples... »

Les lignes suivantes ont une nette coloration fouriériste :

« L’association est un levier qui multiplie la force humaine ; nous en proposons l’application à tous les actes de la vie politique et matérielle » [12].

En Arbois comme dans le vignoble circule aussi, sans doute, un petit opuscule publié en 1849 à Lons-le-Saunier par Wladimir Gagneur et intitulé Aux cultivateurs, dans lequel Gagneur propose le développement du crédit, la création d’un entrepôt et d’un comptoir agricole en vue de créer un nouveau type de crédit gagé sur les denrées [13].

Cependant, d’autres sources démocratiques mettent en mouvement d’autres militants. C’est le cas d’une vente des Bons cousins, créée peut-être par le lithographe Pointurier [14]. On sait que ceux-ci se réunissent sur le plateau de « l’Hermitage », situé un peu en dehors de la ville, lieu de réunion, naguère, pour les membres de l’Association républicaine de 1831. Parmi les dirigeants de la vente figure Jean Anatole Carrez, un cultivateur âgé de 45 ans en 1851, propriétaire d’une maison estimée à 3 000 francs et dont la fortune s’élève alors à 1 500 francs en vigne. Carrez est un ancien dirigeant de l’organisation républicaine de 1834, condamné à l’époque. Jean-Étienne Gallois, autre membre des Bons Cousins, est un militant socialiste et démocrate originaire de Mathenay (canton d’Arbois), village dont il est maire en 1851 à l’âge de 29 ans. Plus tard, après huit ans d’exil à Genève, il ne rentre au pays qu’en 1859, fidèle à ses convictions [15].

L’influence de Proudhon n’est pas non plus négligeable. En 1832 celui-ci a travaillé comme typographe dans la cité vigneronne, chez Javel lui-même. Dans cet atelier, il a fait la connaissance de Ferdinand Jouvenot [16], ouvrier compositeur, et originaire de Mesnay (commune proche d’Arbois). Les deux hommes restent liés ensuite. Le Peuple est lu dans le vignoble. Non sans un certain humour, un vigneron de Montigny révèle la présence des idées de Proudhon dans une lettre du 30 octobre 1850 :

« Je viens vous proposer le sistème Proudhon, la banque d’échange, c’est à dire j’ai besoin de marchandise, si vous avez besoin de vendange, j’en ai de la bonne... ».

Le courant républicain est implanté en Arbois depuis 1830. Le vigneron Gabriel Ragain fait partie de cette génération de militants que l’on retrouve dans les différents épisodes du mouvement démocratique arboisien. Il habite place de L’Orme, dans un quartier populaire ; il est actionnaire du Jura, journal démocratique de l’Est pour 1 franc 50. De nombreuses lettres lui sont adressées de Lyon, de Paris. L’une d’elles commence par ces quelques mots : « Mon cher Ragain... Quant à la politique elle marche bien pour les républicains, tranquilisés vous, il n’y a plus guère à soufrir ». Au moment de son arrestation, le 2 janvier 1852, au lendemain du coup d’État, il est en possession d’un grand nombre d’imprimés républicains qui sont saisis. On notera en particulier : Les populaires, poésies par le citoyen B. Turgard, ouvrier, imprimé à Paris ; Le comité électoral du Jura aux Républicains démocrates de ce département, imprimé à Arbois chez Javel - c’est un appel à la candidature de Ledru-Rollin ; Louis Napoléon Bonaparte considéré comme une machine de guerre, dont les contre révolutionnaires entendent se servir pour battre en brèche la République ; Aux citoyens des campagnes par Ledru-Rollin imprimé à Dole, chez Pillot ; La République instruisant ses enfants, imprimé à Paris ; Au peuple, imprimé à Dole en décembre 1848 ; Les exilés de la France, à Ch. Lagrange, représentant du peuple, Dole, Pillot, prix 5 centimes ; Les bienfaits de l’Association, chanson, prix 10 c. à Paris, sans doute inspirée par le fouriérisme ; Discours prononcés par les citoyens Pelletier et Ledru-Rollin à l’Assemblée Constituante dans la discussion de la constitution française sur la question traitant du droit au travail, Dole, Pillot... Il s’agit là d’une parfaite petite bibliothèque du militant républicain dont les feuilles sont imprimées soit à Paris, soit au plan local sur les modèles parisiens (à Dole ou à Arbois), ce qui permet la démultiplication de la propagande [17].

Après l’échec de L’Écho du Jura (juillet 1848), Le Journal du Jura semble l’organe de presse auquel le mouvement démocratique arboisien se rallie ; le sous-préfet signale le 23 avril 1850 que le notaire Belvezy qui « a appartenu à tous les partis extrêmes est un des agents les plus actifs du recrutement des abonnés socialistes du journal Le Jura. C’est chez lui que se trouvent les registres à souche, les quittances d’abonnement, etc. ». Le premier numéro paraît le 28 février 1850. Javel lui-même doit en imprimer les premiers exemplaires. Ce journal au destin difficile prend différents noms : Tribune du Jura et Tribune de l’est ; il est influencé par Proudhon mais on y parle également de Fourier, indice d’un réel syncrétisme au sein du mouvement démocratique. Le cas d’Auguste Javel est à ce titre intéressant. L’homme se situe à la confluence de tous les courants démocratiques. Il ne cantonne pas son engagement aux seules idées fouriéristes de départ. Si Javel imprime au lendemain de la Révolution de février 1848 l’affiche de La Démocratie Pacifique, il connaît également Proudhon et il souscrit plus tard au Journal du Jura.

La situation révolutionnaire à Salins

À Salins, le mouvement fouriériste peut exercer son influence sur deux journaux, et en premier lieu Le Salinois. Mais son propriétaire Billet, qui prend en 1848 une position de plus en plus modérée, ne peut satisfaire le mouvement démocratique. Aussi un nouveau journal portant le nom de La démocratie salinoise naît le 11 juin 1848 [18].

Il est fondé par Victor Richardet, un des leaders du mouvement démocratique dans la ville, par Max Buchon, par le médecin Adrien Broye, etc. Ce concurrent du Salinois est rapidement en butte aux autorités et il disparaît assez rapidement en juillet 1850. Si Broye est un démocrate avancé, il est en revanche sans préoccupation sociale [19]. Mais sous la plume de Buchon et de Richardet, le journal prend souvent une tonalité sociale. Des articles demandent la nationalisation des chemins de fer et des assurances, l’enseignement gratuit et obligatoire, le soutien des patriotes italiens, [autant de] thèmes qui vont dans le droit fil des idées de Considerant. Le journal évolue face aux grandes références du moment. Il est d’abord surtout sensible aux idées de Fourier et de Considerant. Puis, au début de l’année 1849, Proudhon et Considerant y sont présentés « comme les deux personnifications les plus éminentes du socialisme » [20]. Dans un troisième temps, les articles empruntés à Proudhon deviennent plus nombreux, sans que Considerant soit pour autant oublié. Le journal évolue donc vers des positions de plus en plus radicales. À partir de décembre 1848, il devient La Démocratie jurassienne.

Victor Richardet est avec Max Buchon l’un des leaders du mouvement démocratique salinois. Militant actif, voire emporté, doué pour l’organisation, il est le véritable chef des républicains et socialistes. Il tient de nombreuses réunions de propagande dans tout le Vignoble jurassien à partir de Salins, son lieu de résidence. Les autorités et leurs indicateurs le surveillent de près. Il envoie des lettres qui sont lues en public dans les villages. Tout à la fois orateur et journaliste, il joue un rôle actif entre 1848-1851 pour développer un réseau de démocrates dans la région de Salins-Arbois-Poligny. Il est élu à l’Assemblée législative en mai 1849 [21]. Quant à Adrien Broye, républicain, il se montre hostile à « l’utopie spoliatrice » de Proudhon (6 août 1848) et il quitte Le Salinois en décembre 1848. Le 30 janvier 1850, il milite pour le journal Le Jura. Il se plaint alors de la difficulté de placer des actions de ce journal et écrit :

« Nos démocrates ne sont pas riches, vignerons aisés dans les temps ordinaires, ils ne peuvent pas aujourd’hui vendre leurs vins et sont littéralement sans le sou ; la bourgeoisie, espèce mercantile, se croirait damnée si elle prenait une action... » [22]

La journée du 13 juin 18 49 à Salins ou la transmission de l’information

Les événements parisiens de la journée du 13 juin 1849 ont pour conséquence de susciter à Salins une très forte mobilisation, dans laquelle les autorités veulent voir une véritable émeute. Max Buchon est d’ailleurs arrêté après l’échec du mouvement en compagnie de quelques démocrates salinois. Acquittés par le jury, ils sont accueillis aux cris de « Vive Buchon ! » à leur retour, le 2 janvier 1850, et on leur donne une sérénade [23]. Les événements de Salins montrent assez clairement l’influence de la ligne politique que l’École sociétaire développe à Paris avec La Démocratie pacifique. Considerant, à Paris, s’investit pleinement dans la préparation et l’organisation de cette manifestation populaire dirigée contre la politique romaine du prince-Président ; les organisateurs de la manifestation se réunissent dans les bureaux du journal fouriériste [24].

Rappelons les faits : à Rome, les forces progressistes proclament une République le 9 février 1849. Le Pape Pie IX s’enfuit. En France, la gauche de l’Assemblée regarde avec sympathie la jeune république romaine qui vient de s’installer. Mais le parti de l’Ordre, après avoir louvoyé, autorise une intervention militaire du corps envoyé dans un premier temps pour défendre les droits de la France en Italie, au cas où l’Autriche interviendrait de son côté. Or le corps expéditionnaire est utilisé par le parti de l’Ordre pour étouffer cette République romaine : l’armée française attaque Rome et la jeune République est éliminée. Dans les rangs des Montagnards, qui rêvaient depuis 1848 d’une révolution de la liberté à l’échelle de l’Europe, l’indignation est à son comble. Ledru-Rollin et Victor Considerant organisent donc une manifestation populaire de protestation contre les décisions du Prince-Président, responsable de l’envoi du corps expéditionnaire français. Un an après les journées sanglantes de juin 1848, cette manifestation débouche sur un échec cuisant.

Il est possible de suivre pas à pas l’anxiété du parti républicain à Salins, dans l’épreuve de force où s’affrontent, à Paris, la Montagne et le gouvernement à propos de l’affaire romaine. Les interrogatoires pour complot à la suite des arrestations effectuées permettent de connaître assez exactement comment les informations se propagent alors, de la ville vers la campagne. Elles progressent par rayonnement en cercles concentriques à partir d’une lettre, de copies de cette lettre ou de son compte rendu oral. Ainsi se trouvent étroitement mêlées l’information orale et l’information écrite. La nouvelle arrive à Salins, elle gagne les communes environnantes, puis arrive à Arbois avant de parvenir à Poligny en empruntant le réseau relationnel des républicains.

À elle seule, cette affaire illustre admirablement le système de circulation des informations dans le Vignoble, et elle met en lumière le réseau relationnel alors en place : rôle des cafés, attente de la diligence qui apporte des nouvelles, lettres qui circulent et qui sont rendues publiques, lecture des journaux... Système complexe marqué par le mélange étroit de l’écrit et de la parole de propagande dans une période de tension et de fièvre. Le rôle joué par les cafés, lieux de rencontre et de discussion, ne saurait surprendre. Le suffrage universel en a fait un lieu privilégié de discussion.

Le 13 juin 1849 à Salins, dès l’arrivée du courrier, c’est l’effervescence. On sait ici que Ledru-Rollin et que Considerant dénoncent l’expédition de Rome. Des groupes se forment ; on y commente les journaux, notamment (selon des témoins) Le Peuple de Proudhon. Le 14 juin, vers 6 heures du matin, le sous-préfet rapporte que « les mêmes groupes, mais plus nombreux, stationnaient principalement sur la place d’armes » au centre ville. Vers 10 heures du matin Louis Robert, animateur de la gauche républicaine à Dole, accompagné de deux militants dolois, arrive et descend à l’auberge du Sauvage. Puis, de concert avec Buchon et Lacroix, tous rejoignent les groupes qui se sont formés. Cette présence semble témoigner d’une tentative de coordination élargie du mouvement. Les rassemblement ne cessent de se gonfler dans la journée jusque vers 18 heures, moment de l’arrivée de la diligence de Besançon. Le juge de paix communique au maire les deux dernières dépêches reçues le 13 « mais on répandit bientôt le bruit que le Juge de paix avait supprimé le post-scriptum contenant la nouvelle qu’une partie de la garde nationale et de l’armée s’était ralliée à la Montagne » et qu’un gouvernement provisoire avait été constitué. Les rumeurs ainsi se greffent sur les nouvelles. Vers 21 heures, un banquet de 18 personnes se tient en l’honneur des trois dolois. Broye et Buchon y participent. Les discussions portent sur les affaires politiques en général, et sur la situation à Paris. À minuit, on va réclamer le courrier à la poste. Là, une lettre du représentant Richardet est remise à Buchon. On décide de la lire au café de la démocratie.

Le lendemain, dès 4 heures du matin, de nouveaux rassemblements ont lieu sur la place d’armes. Ils se gonflent peu à peu. Les participants « paraissent fort agités ». Dans la matinée, le conseil municipal réuni aborde la question « de la guerre d’Italie que l’on blâmait ». L’adjoint Broye est chargé de la rédaction d’une protestation, signée par la plupart des assistants. Des copies sont alors envoyées dans les communes des alentours (Marnoz, Pagnoz, La Chapelle-sur-Furieuse et Cernans). Dans le même temps, à Salins, des jeunes gens obtiennent de la mairie un local et tentent d’organiser l’enrôlement de volontaires « pour aller au secours de la République et de la Constitution ». Les villages autour de Salins, à partir de cet épicentre, reçoivent à leur tour des informations. Ainsi Pelletier, le maire d’Aiglepierre [25], qui a recueilli des informations à Salins le 15 juin, fait convoquer le soir même les habitants de sa commune par le garde-champêtre au son de la caisse. Un avis est proclamé :

« Le Maire d’Aiglepierre invite les citoyens à se réunir immédiatement sur la place, à l’effet de se concerter sur les moyens à prendre en face des événements qui se passent en France et particulièrement à Paris. Le sang coule à Rome, et les blancs se disent satisfaits ».

Effectivement, un attroupement se forme ; le maire lit des articles de journaux (notamment La Démocratie pacifique, selon des témoins) ainsi que la lettre de Richardet. Au cours d’un interrogatoire Jean-Joseph Ménétrier, habitant d’Aiglepierre, déclare que le vendredi 15 juin le rappel a été battu « au son de la grosse caisse comme pour les annonces communales », à la suite de quoi il s’est approché et a assisté à la lecture d’un message s’opposant à ce qui se passait à Paris et à Rome. Il ajoute : « un instant après j’ai vu arriver le maire qui a lu en public un journal, je crois que c’était La Démocratie Pacifique, c’étaient m’a-t-on dit des numéros anciens... » [26]. Un autre témoin, Pierre Hippolyte Sigonney, cultivateur, le confirme : « On m’a dit que c’était le Peuple ou la démocratique et sociale... » [27]. Déformation significative, qui montre comment la réception orale des informations peut se trouver aussitôt déformée.

Dès le 15 juin, une copie de la lettre de Richardet est transmise au cultivateur Gerbet, à Arbois. Toubin, venu de Salins, rencontre en effet Gerbet au café Roy, dans le faubourg vigneron de Faramand [28]. Ce dernier lui demande de lire la lettre à haute voix :

« Une manifestation a eu lieu, elle est partie du château d’eau, suivant les boulevards et se dirigeant vers l’assemblée nationale plusieurs membres de la Montagne étaient à la tête, la colonne a été coupée par un escadron de cavalerie et par l’artillerie. En tête de cet escadron se trouvait le général Changarnier et son état-major ; l’artillerie de la garde nationale faisait partie de cette manifestation qui a été dissoute. De là je me suis rendu au Conservatoire des arts et métiers où je n’ai pu arriver tant la foule était grande (...) » [29].

L’agitation dès cet instant gagne la ville d’Arbois. Après la lecture, le teinturier Clément [30] « a parcouru la ville entrant dans plusieurs maisons et engageant les hommes de son parti à se rassembler au Champ de Mars pour entendre le récit de ce qui se passait à Paris. » Le rassemblement a lieu ; d’autres réunions lui font suite, notamment dans les hangars du dénommé Marguet. Ce dernier témoigne par la suite qu’au cours d’une réunion qui se tenait chez lui, une femme aurait déclaré :

« J’ai oublié dans la lecture que je viens de vous faire de la lettre de Richardet ou plutôt, j’ai oublié dans le récit que je viens de vous faire de la lettre de Richardet de vous dire ce qui était en bas, Richardet commande de maintenir le bon ordre et la tranquillité dans la ville et de ne pas commettre de violence. Ce qui me persuade, continue-t-il que la personne qui parlait ainsi n’avait pas en sa possession de lettre de Richardet, c’est que l’on disait généralement dans cette réunion que la lettre était partie pour Poligny » [31].

Ainsi la lectrice - cette figure féminine, notons-le au passage, apparaît au cœur du mouvement - fait davantage un « récit » d’après la lettre qu’elle a pu lire antérieurement ou qu’on lui a préalablement résumée oralement qu’une véritable lecture.

Conclusion

Dans le Vignoble le parti démocratique ne naît pas soudainement en 1848. Il s’appuie sur les structures, sur les courants d’idées, sur les militants républicains de la veille. Dans l’espace géographique de Salins et d’Arbois, le mouvement a donc une assise réelle. De toute évidence, le fouriérisme n’est qu’un élément de ce mouvement démocratique en fusion incarné par quelques chefs. Les dirigeants locaux, fouriéristes ou teintés de fouriérisme, sont en quelque sorte intégrés au sein des réseaux relationnels du mouvement démocratique.

Le fouriérisme, ou du moins certains de ses éléments, se trouve donc mêlé à un syncrétisme démocratique où les générations différentes de militants et les courants démocratiques sont fondus. Il est clair que « le parti rouge », la Montagne, plus largement le mouvement démocratique est formé à la base de l’amalgame de ces courants divers. Dans ces conditions, il est donc extrêmement difficile de démêler l’écheveau serré des courants politiques.

Mais le fouriérisme joue sans nul doute son rôle dans cet espace précis du Vignoble jurassien, au moins au vu de la presse locale qui puise assez abondamment dans les idées de Fourier et de Considerant ; ces journaux relaient souvent la presse parisienne et traduisent à ce titre l’intégration progressive de la vie politique locale à la vie nationale. L’influence, diffuse, s’exerce au moins jusqu’en juin 1849, car, ici comme à Paris, l’échec de la manifestation parisienne porte un coup d’arrêt terrible au mouvement sociétaire.