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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Fabre, Auguste (Marie)
Article mis en ligne le 1er mai 2014

par Desmars, Bernard

Né le 5 février 1839 à Uzès (Gard), décédé le 26 décembre 1922 à Genève (Suisse). Chef d’entreprise, puis rentier. Militant de la coopération. Collaborateur de Godin au Familistère de Guise en 1880-1881. Un des fondateurs de l’École de Nîmes. Pacifiste. Abonné à La Science sociale et au Bulletin du mouvement social, souscripteur de la statue de Fourier.

Auguste est le fils d’un pasteur protestant et fouriériste d’Uzès, qualifié de propriétaire dans l’acte de naissance [1]. Il se retrouve orphelin alors qu’il est encore jeune. Il est placé en pension à Nîmes, dans un établissement privé ; mais des problèmes de santé l’obligent à interrompre ses études. Il est alors

Auguste Fabre
Source : Jean Gaumont, Histoire générale de la coopération.

envoyé à la campagne, à Aubussargues, à quelques kilomètres d’Uzès. Tout en travaillant aux champs, il consacre ses loisirs à la lecture ; à peine adolescent, il lit et relit les publications fouriéristes.

Fouriérisme et anticonformisme

Arrivant à l’âge adulte, il quitte la campagne et revient à Uzès ; ayant reçu en héritage une filature de soie, il en prend la direction. Parallèlement, il groupe autour de lui quelques amis politiques, noyau du futur parti républicain dans l’arrondissement d’Uzès. Acquis aux idées de Fourier – il est abonné à La Science sociale à la fin des années 1860 [2] et correspond avec Godin, le fondateur du Familistère de Guise, à partir de 1868 – il fait connaître la théorie sociétaire au jeune Charles Gide (1847-1933), alors tout juste sorti du collège, mais qui quelques décennies plus tard se souvient :

C’est lui qui m’a révélé le nom de Fourier et les visions de son Apocalypse [3].

Que de fois, dans cette petite ville d’Uzès où nous habitions tous les deux, nous avons fait le soir ce qu’on appelle le tour de ville – c’est-à-dire du boulevard circulaire qui, comme à Paris, a remplacé les anciens remparts, et comme la ville n’est pas bien grande, on peut facilement le faire quarante ou cinquante fois dans la soirée – en explorant les mondes fantastiques créés par ce génial visionnaire, Fourier ! Ces entretiens ont eu sur moi une profonde influence. [4]

Cette fréquentation de Fabre ne plaît guère à la famille de Gide (son père est président du tribunal civil d’Uzès et ses parents pratiquent un protestantisme très rigoureux) :

Le caractère un peu bizarre de Fabre, ses sympathies socialistes à une époque où le socialisme faisait le même effet que le bolchevisme aujourd’hui [en 1923], son dédain ou son indifférence pour toutes les obligations sociales et même familiales ne le classaient pas dans la bonne société [5].

Dans un cours professé au collège de France où il présente les origines de l’École de Nîmes, Gide ajoute :

Quoique appartenant à la bourgeoisie, [Auguste Fabre] n’avait pas du tout l’esprit bourgeois et même affectait un dédain parfois excessif pour ses usages. C’était ce qu’on appelle un excentrique, curieux de tout ce qui était un peu extraordinaire [6].

S’intéressant aux expérimentations sociales et à l’Amérique, Fabre envisage un moment d’aller aux Etats-Unis et d’y visiter les fouriéristes, les icariens et autres socialistes s’y étant installés. Le décès du compagnon avec lequel il devait effectuer le voyage, puis la guerre de 1870 entraînent l’annulation de son projet [7].

Chambrée nîmoise et Familistère de Guise

Ayant rapidement constaté l’incapacité de son entreprise, et plus généralement des filateurs de soie de sa région, à lutter contre la concurrence, notamment lyonnaise, il liquide l’établissement, quitte Uzès et s’installe à Nîmes dans la première moitié des années 1870 [8] ; il travaille dans un atelier d’instruments agricoles [9]. Avec quelques ouvriers, il fonde un cercle,

ce qu’on nommait à Nîmes ‘’une chambrée’’, une petite réunion de camarades qui, le soir, causaient des événements politiques et sociaux ; ils n’étaient pas très nombreux, une quinzaine peut-être. […] Fabre trouvait là naturellement l’occasion de développer ses idées sociales et il donna bientôt à cette chambrée le nom qui à cette époque-là était beaucoup moins usité qu’aujourd’hui [vers 1925] et ne servait pas encore de coup de tamtam [sic] à la fin de tous les discours officiels : la Solidarité [10].

Dans cette chambrée, l’atmosphère est plutôt studieuse : « le jeu et les chants étaient interdits », et il est décidé que pendant la semaine, « les membres les plus instruits apprendraient à lire et à écrire aux plus ignorants », écrit Edouard de Boyve :

Quatre soirées de la semaine étaient réservées à cette instruction, le samedi était consacré à l’étude des questions sociales sous la direction d’un citoyen dévoué, Auguste Fabre, mécanicien, lecteur assidu de Fourier et de Saint-Simon.
Ces réunions du samedi étaient fort instructives et la discussion se terminait le plus souvent par la lecture de quelque ouvrage d’économie politique ; le plus lu était l’histoire des pionniers de Rochdale, par M. Holyoake, traduite en français et résumée par Mme Moret, devenue plus tard Mme Godin.
Les membres de la Solidarité étaient des ouvriers et leur seule pensée était de rechercher les meilleurs moyens d’améliorer la condition sociale des travailleurs. Fallait-il employer les moyens révolutionnaires ou les moyens pacifiques ? La coopération pouvait-elle conduire au but désiré ? Ces questions préoccupaient vivement les esprits et l’on y revenait sans cesse. Lectures et faits divers servaient d’aliment à la discussion et cette instruction mutuelle obligeait les membres de la Chambrée à raisonner [11].

Sur la Solidarité se greffe une coopérative de consommation, aux statuts longuement préparés et qui commence ses opérations en 1878 avec moins de trente membres ; cette coopérative adopte également le nom de Solidarité [12]. Fabre est abonné dans ces années 1870 au Bulletin du mouvement social [13]. Il s’intéresse de plus en plus au Familistère de Guise, qu’il visite en septembre 1878. Dans les lettres qu’il adresse à Godin, Fabre décrit la formation de la coopérative Solidarité et les difficultés qu’il doit affronter ; Godin lui donne quelques conseils sur la gestion et la surveillance des opérations. Surtout, en 1879, il lui propose un emploi au Familistère dont il est en train de transformer le statut juridique afin d’en faire une coopérative :

Vous connaissez mes projets. Pour les réaliser, il me faut un collaborateur expérimenté. Or, de tous ceux que je connais, vous êtes celui avec qui je suis en pleine communion d’idées et de sentiments. Voulez-vous être ce collaborateur ? [14].

Fabre semble d’abord hésiter ; puis, une fois ses affaires professionnelles réglées avec son associé et ses enfants mis en pension, il arrive à Guise probablement à l’été 1880. Il adhère aux statuts de l’Association coopérative du capital et du travail [15] ; il siège en tant qu’économe ou directeur des services du Familistère au conseil de gérance de l’association coopérative. Mais il ne reste que quelques mois à Guise ; il n’apparaît plus dans le registre des séances du conseil de gérance après le 29 mars 1881 ; Godin est déçu de la brièveté de ce séjour et déclare que l’Association « a souffert et souffre encore » de son départ. Fabre reste cependant en relation avec le Familistère ; après la mort de Godin, Marie Moret séjourne chaque hiver à Nîmes [16].

Acteur du mouvement coopératif

Revenu à Nîmes, et désormais retiré des affaires, il se consacre au travail de propagande des idées et des pratiques coopératives. En 1883, il entre en relation avec Edouard de Boyve, qui vient de créer une coopérative de consommation, l’Abeille nîmoise, alors que la Solidarité continue son activité. Malgré des différences de style – Fabre « affectait un certain débraillé » tandis que « de Boyve avait les manières d’un parfait gentleman »– et d’opinion – Fabre est libre penseur, tandis que de Boyve a gardé sa foi protestante – les deux hommes décident de réunir leurs efforts [17]. Ils fondent en 1884 la Société d’économie populaire, cercle de réflexion sur les questions sociales, organisant en outre des conférences mensuelles ; l’année suivante, ils organisent le premier congrès français des coopératives de consommation ; leurs deux coopératives – la Solidarité et l’Abeille nîmoise –fusionnent pour ne former qu’une seule société en 1886. L’adjonction d’un troisième homme, Charles Gide, alors enseignant à la faculté de droit de Montpellier, donne naissance à ce que l’on va ensuite appeler l’Ecole de Nîmes, dotée en 1886 d’un organe, L’Emancipation [18]. Fabre fournit des articles à la revue, dont certains sont ensuite repris en brochure : sur Edmée Jean Leclaire, fouriériste et pionnier de la participation aux bénéfices ; sur Robert Owen pour lequel il a beaucoup d’admiration ; sur « la concurrence asiatique », les gratte-ciels, la concentration économique, etc. Secrétaire de la Chambre consultative des coopératives de consommation pour l’Hérault et le Gard, il est nommé en 1889 au Comité central de l’Union coopérative des sociétés de consommation ; il y reste jusqu’en 1912 sans cependant y siéger effectivement, d’après Charles Gide. [19]

Il est désigné fin 1897 pour faire partie, en prévision de l’Exposition universelle de 1900, du comité d’admission chargé d’examiner les demandes de participation dans la classe « Grande et petite industrie. – Associations coopératives de production et du crédit. – Syndicats professionnels », à l’intérieur de la section « économie sociale » ; il est qualifié d’« économiste » ; son nom voisine dans ce comité avec ceux de hauts fonctionnaires (Arthur Fontaine), d’hommes politiques (Paul Deschanel, vice-président de la Chambre des députés ; René Waldeck-Rousseau, sénateur et bientôt président du Conseil), d’universitaires (Alphonse Courtois, professeur et de responsables du monde coopératif (Henry Buisson]). [20] Puis, il fait partie de la commission d’organisation du Congrès international de la participation aux bénéfices et de la rémunération du travail, aux côtés du comte de Chambrun, du Musée social, d’Henry Buisson, d’Edouard de Boyve, d’Arthur Fontaine, de Charles Gide et de plusieurs autres spécialistes des questions sociales [21].

Selon Charles Gide, cependant, si

Fabre a formulé avec précision les directives du mouvement coopératif français, […] il n’a pas pris une part très active, ni par la plume, ni par la parole à son développement, sinon par une campagne de projections photographiques, antérieure à l’invention des films. Son esprit, volontiers critique et quelque peu misanthrope, se détournait bientôt des entreprises commencées. » [22].

Auguste Fabre, en effet, a entrepris la collecte « des vues photographiques de toutes les institutions coopératives qui méritent d’être remarquées à un point de vue quelconque ». Il commence par le Familistère de Guise, puis continue par l’entreprise de peinture Leclaire ; en 1901, il débute une nouvelle série sur les coopératives ouvrières de Rouen, Bordeaux et Mulhouse. Il appelle également les sociétés coopératives à lui envoyer « tout ce qu’elles peuvent posséder d’intéressant : photographies de leurs immeubles si elles en possèdent un, de leur magasin s’il a bonne façon, des tableaux et diagrammes, tels que ceux qu’elles ont envoyées à l’Exposition ». Auguste Fabre veut accumuler les matériaux et les adapter à des appareils de projection « de façon que tout conférencier qui voudra parler sur la coopération pourra trouver dans la collection Fabre toutes les illustrations appropriées à son sujet. […] Ainsi l’Évangile coopératif pourra être annoncé aux peuples avec plus d’efficacité qu’autrefois », les photographies venant attester les réalisations coopératives [23].

Il utilise lui-même ces matériaux pour ses conférences : en 1904, lors du congrès de l’Association protestante pour l’étude pratique des questions sociales, à Nantes, il anime, sous la présidence d’Edouard de Boyve et « avec le concours de M. Charles Gide », une « causerie […] sur la coopération en Angleterre, avec projections » [24]. Lors du XIe congrès national de l’Union coopérative des Sociétés françaises de consommation, en 1905, il obtient l’adoption d’un rapport sur « la propagande par les projections lumineuses » et fait au Musée social « des projections lumineuses montrant les résultats surprenants de la coopération en France et à l’étranger » [25]. Il fréquente aussi les universités populaires : à l’Avant-Garde de Vergèze (Gard), il présente des projections lors de conférences sur le Familistère de Guise (en deux soirées) dans l’hiver 1900-1901, sur la Maison du peuple de Bruxelles en décembre 1905 [26].

Education populaire, pacifisme, féminisme et spiritisme

Auguste Fabre est aussi un partisan de l’instruction du peuple et de l’école publique. Il est l’un des fondateurs de la Société du Sou des Ecoles laïques et milite en faveur de l’organisation de cours du soir à l’école de dessin pour les jeunes ouvriers. Proche du socialiste Numa Gilly, maire de Nîmes à la fin des années 1880, il obtient la création d’une Ecole pratique de commerce et d’industrie (EPCI) dans le chef-lieu du Gard ; jusqu’à sa mort, il fait partie du conseil de perfectionnement de cet établissement. Militant de l’éducation populaire, il rejoint très tôt la Ligue de l’enseignement fondée par Jean Macé et fait partie du Cercle nîmois de la Ligue de l’enseignement qu’il préside pendant plusieurs années.

C’est également un pacifiste, qui par son soutien et son parrainage, contribue à la formation de l’Association des Jeunes amis de la Paix, association fondée en 1887 par un groupe de lycéens et de Nîmes, et devenue ensuite La Paix par le droit. D’après la nécrologie parue dans L’Émancipation, « il fut également un féministe de la première heure » [27] ; il publie dans les années 1890 sur une brochure sur Le Féminisme, ses origines et son avenir.

Dans les années 1890, il est toujours en relation avec le mouvement sociétaire, même si c’est de façon très discrète et irrégulière. Il contribue – modestement – à la réalisation de la statue de Fourier en adressant en 1897 le produit de la vente de onze exemplaires de sa brochure sur Owen, puis en 1898 la somme de 10 francs [28]. Mais aucun article de lui ne paraît dans le dernier organe fouriériste, La Rénovation (1888-1922)  ; lors des anniversaires parisiens du 7 avril qui se tiennent jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, sa présence n’est pas mentionnée et alors que des disciples provinciaux envoient des lettres à cette occasion pour signaler leur « participation mentale » à ces réunions, aucun courrier de Fabre n’est mentionné.

Aux alentours de 1910, il s’éloigne du mouvement coopératif et des questions sociales ;

Il resta une autorité dans le mouvement coopératif, une grande figure de l’École de Nîmes ; mais, ni par la plume, ni par la parole, il n’y prit plus une part active. Il dédaignait les congrès, les discours, les discussions, les journaux, et il pensait, non sans raison d’ailleurs, qu’avec tout cela on fait d’assez pauvre besogne. [29]

Il s’intéresse désormais aux « questions métapsychiques » [30]. Il pratique le spiritisme, et, selon Charles Gide,

il passait une grande partie de son temps dans des entretiens avec des ‘’entités’’, comme il les appelait, et consignait ses conversations sur de volumineux registres. Je lui faisais remarquer que leurs révélations n’étaient guère sensationnelles et qu’il y aurait plus d’instruction à retirer de conversations avec le premier venu. Mais je ne l’ai pas raillé : toute foi est respectable et la certitude qu’il avait d’une vie supra-terrestre était particulièrement troublante.

Il décède à Genève, où vivent son gendre et sa fille, M. et Mme Cros.