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23-41
Quelques remarques sur l’utilité de la recherche biographique pour l’étude du mouvement fouriériste
Article mis en ligne le 7 octobre 2016
dernière modification le 8 octobre 2016

par Vuilleumier, Marc

Après avoir montré les difficultés que l’on rencontre pour identifier les phalanstériens, dans la mesure où ils ne sont pas des personnages connus, et pour établir leur biographie, l’auteur indique quelques pistes de recherches : partir d’un événement, d’un lieu, de divers écrits. Il relève les obstacles qu’offre la consultation des archives sociétaires et l’intérêt exceptionnel qu’offre La Démocratie pacifique, insistant sur ses caractères originaux et les ressources qu’elle offre. À tire d’exemple, il esquisse la biographie de trois personnages : l’un qui a été l’objet d’une étude approfondie, mais qui laisse en suspens beaucoup de questions relatives à sa période fouriériste, Alexandre Weill ; le second, Édouard de Pompéry, figure originale, demeuré fidèle à ses convictions durant toute sa vie ; le troisième, Henri Dameth, venu par lui-même à l’École sociétaire dont il fut un ardent propagandiste, mais qui, après 1848, abandonnera ses convictions au profit d’un libéralisme orthodoxe.

Relevons tout d’abord les difficultés d’une telle étude. D’abord pour établir l’identité de ceux que l’on recherchera. Il y a bien sûr les noms connus des principaux disciples, des collaborateurs les plus proches de Considerant, dont certains ont fait l’objet de biographies plus ou moins étendues. [1] Mais les autres, la masse des sociétaires ou des phalanstériens, comme ils se nommaient, car ils repoussaient le terme de fouriéristes qu’on leur appliquait, déclarant ne pas être les adeptes d’un homme mais de la « science sociale » dont il avait découvert les lois, tous ceux que l’on trouvait dans les arrondissements parisiens, dans les petites villes de province ou à l’étranger ? On peut évidemment essayer de faire l’histoire d’un groupe, géographiquement déterminé, d’en retrouver les membres, ou tout au moins les principaux d’entre eux. Les sources de l’histoire locale peuvent jeter quelque lumière sur nos phalanstériens et constituer ainsi un point de départ. On peut aussi partir d’un événement qui a laissé des traces dans la presse et peut-être dans les archives : les conférences d’un propagandiste, ou pour employer le vocabulaire phalanstérien, ses « expositions sociétaires » ; les banquets du 7 avril, anniversaire de la naissance de Charles Fourier, qui rassemblent les adeptes d’une localité ou même d’une région ; ou alors toute manifestation à laquelle ont participé des fouriéristes. C’est ainsi que Paul Leuillot avait étudié le Congrès scientifique de France tenu à Strasbourg en 1842, où Considerant, Hennequin, le docteur Jaenger et Édouard de Pompéry avaient exposé et défendu avec succès les idées phalanstériennes. [2] Cette approche événementielle, si elle permet d’identifier les phalanstériens, ne les saisit qu’à un moment de leur existence. Il faut alors recourir à d’autres sources pour tenter d’établir leur biographie complète. Pour certains, mais c’est l’exception, on dispose de papiers personnels, comme c’est le cas du docteur Jaenger, cité plus haut. [3] Mais pour les autres, il faut recourir aux méthodes classiques de la recherche bibliographique.

On peut aussi trouver des renseignements sur les groupes locaux dans la correspondance des émissaires du centre parisien qui effectuaient des tournées en province et parfois à l’étranger. C’est ainsi qu’en lisant la biographie de Cantagrel rédigée par Bernard Desmars pour le Dictionnaire, j’ai découvert que ce phalanstérien, au cours de sa tournée dans le Sud-Est, était passé par Genève, en novembre 1844. Grâce à cette indication, j’ai pu, dans sa correspondance figurant dans les archives sociétaires, retrouver une lettre fort intéressante sur le groupe fouriériste de Genève. Mais, petit piège, celle-ci est datée de Valence, son auteur n’ayant apparemment pas trouvé le temps de la rédiger lors de son étape genevoise. [4] Ce petit exemple montre l’importance des volumineuses Archives sociétaires, aux Archives nationales de France, même pour des recherches locales et ponctuelles. Mais là, les difficultés commencent.

Cet important fonds avait été précieusement conservé par Considerant qui, avant sa mort, en avait confié la garde à Auguste Kleine. C’est chez ce dernier qu’Hubert Bourgin l’avait consulté pour la rédaction de sa thèse, parue en 1905. En 1922 Kleine a déposé ces archives au Centre de documentation sociale de l’École normale supérieure, créé par Célestin Bouglé, le directeur de celle-ci. Après la guerre de 1939-1945, Édith Thomas, devenue conservatrice aux Archives nationales, y a fait transférer le fonds où il est enregistré comme Archives sociétaires (cote 10 AS). Elle en avait rapidement dressé un inventaire sommaire manuscrit. Tous les auteurs des correspondances n’y sont pas mentionnés, n’apparaissent que les noms les plus connus ; le lieu et la date complète des lettres n’y figurent généralement pas. Édith Thomas était parfaitement consciente du caractère provisoire, des lacunes et des erreurs de ce travail, mais tel quel, il a rendu d’immenses services aux chercheurs. Plus de vingt ans après la mort d’Édith Thomas, les Archives nationales l’ont édité sans procéder aux vérifications et rectifications nécessaires, se bornant à munir le nom de Considerant d’un accent aigu chaque fois qu’il apparaissait ! On n’y mentionne pas un fait important : le déménagement de l’École normale n’avait pas été complet, ce dont on ne s’est aperçu, semble-t-il, que vers le début des années 1970. Il y subsiste donc un important fonds Considerant. [5] Malheureusement, quelques documents cités par Bourgin ne figurent dans aucun des deux dépôts.

Après leur transfert, les Archives sociétaires avaient été réparties dans des cartons standards des Archives nationales. La correspondance y était classée par ordre alphabétique et réunie en liasses, retenues par des sangles, ce qui détériorait les lettres, écrites sur du papier fin de formats divers ; en outre ces liasses ne remplissaient pas entièrement les boîtes standardisées des Archives nationales, d’où de nouvelles détériorations dues au ballottement des liasses lors du transport des magasins à la salle de lecture. Il aurait pourtant été très simple, comme cela se fait ailleurs, de combler les vides par des morceaux de carton. Je me souviens en avoir fait la remarque à l’une des présidentes de salle, il y a une cinquantaine d’années. Quand on a fini par s’apercevoir des dégâts, on a décrété que le fonds ne serait plus consultable que sur microfilms, dont l’exécution a été confiée à une maison extérieure. Celle-ci a pris soin de préciser, au début de chaque article : « microfilmé dans l’état de classement du carton. » Comme les archivistes ne s’étaient pas préoccupés de rétablir, dans les liasses, l’ordre alphabétique souvent bouleversé par les lecteurs ; comme, à l’intérieur de chaque carton, on a microfilmé les liasses au hasard et non dans leur ordre numérique, la moindre recherche dans ces microfilms s’avère difficile, voire même impossible. On ne saurait mieux s’y prendre pour décourager tout nouveau travail ! Et c’est bien dommage, vu la richesse du fonds et les ressources qu’il offrirait aux recherches, pas seulement sur le fouriérisme.

Une autre approche biographique peut être tentée à partir des publications fouriéristes : ouvrages, brochures, périodiques divers et presse. [6] À propos de celle-ci, il est frappant de constater le peu d’études qui sont consacrées à La Démocratie pacifique, le quotidien de l’École qui parut de 1843 à 1851, comme d’ailleurs la relative rareté des références qui y sont faites dans beaucoup d’études fouriéristes. Certes les collections accessibles du journal ne sont pas légion. [7] Il serait souhaitable que Gallica, le site de la Bibliothèque nationale de France, le mette bientôt en ligne. Car le quotidien, même s’il n’atteint pas, et de loin, le tirage des grands journaux parisiens de l’époque, est loin d’être négligeable. En 1845, Le Siècle tire à 34.956 exemplaires, La Presse à 24.409 et La Démocratie pacifique à 2.247 ; en 1846, à 1698 exemplaires, ce qui est du même ordre de grandeur que La Réforme, l’organe des républicains démocrates. 62 % des abonnements du journal sociétaire partent alors à destination de la province (la proportion atteindra 77 % l’année suivante). [8] Envoyé à ses abonnés dans toute la France et à l’étranger, il servait de lien entre les sociétaires et de propagande en faveur de l’École. À ce titre il était parfois expédié gratuitement à des personnes que l’on souhaitait convaincre ou qui n’avaient pas les moyens de payer leur abonnement. Nous savons, par certains correspondants et par d’autres sources, que l’on pouvait aussi souscrire un abonnement meilleur marché, limité au « numéro de huitaine » du lundi, consacré plus spécialement aux questions sociales. [9] On ne sait quel était le rapport global entre les abonnements à l’édition normale et ceux à l’édition hebdomadaire.

Autre caractéristique de La Démocratie pacifique, et c’est un cas rarissime et peut-être unique de la part d’un quotidien : à la fin de chaque semestre, elle publie un index par matières et auteurs. Comme la plupart des articles ne sont pas signés, on peut ainsi retrouver leur auteur. C’est là une aide précieuse pour l’historien, non seulement pour repérer commodément les textes relatifs à sa recherche, mais aussi pour identifier les journalistes et discerner leur orientation personnelle. Disons sans plus attendre que l’on trouve entre eux des différences d’appréciation et que Considerant, s’il dirige bien le journal et lui imprime sa marque, n’est pas toujours en accord avec ses collaborateurs. Relevons d’ailleurs que l’on ne sait que peu de chose, sinon rien, sur beaucoup d’entre eux et que des recherches biographiques seraient certainement profitables à notre connaissance du fouriérisme. [10] Comme aussi sur le fonctionnement du conseil de direction du quotidien : Considerant, Julien Blanc, E. Bourdon, Allyre Bureau, F. Cantagrel, C. Daly, L. Franchot, D.Laverdant et C. Pellarin (quelques modifications par la suite). La Démocratie pacifique se voulait une suite de La Phalange et dès ses débuts, indique : XIIe année ; pour se terminer, en 1851, avec la XXe année. Mais si La Phalange, qui continua à paraître jusqu’à la fin de 1849, s’adressait aux fouriéristes convaincus et était l’organe d’une petite Église, le nouveau quotidien avait des visées beaucoup plus larges. Il se plaçait essentiellement sur le terrain économique, social et politique, ne traitant que rarement de la théorie sociétaire en elle-même. Aux exposés abstraits, il préfère l’analyse critique de la société « civilisée », dans le sens fouriériste du terme. Il défend le principe du droit au travail et celui de l’association industrielle. Il recherche, sur ces points, l’entente avec d’autres courants, sans se priver à l’occasion de critiquer les autres écoles socialistes et communistes. D’où de nombreuses citations de la presse, quand des articles vont dans le sens de ses vues et s’en rapprochent ; d’où aussi une propension à faire de leurs auteurs des phalanstériens qui s’ignorent. Cette ouverture se manifeste aussi dans le choix des collaborateurs, dont certains ne sont pas toujours des fouriéristes très orthodoxes. Cette démarche du journal le fait intervenir de plus en plus dans le domaine de la politique et lui permet de prévoir les crises qui s’approchent. Dans le numéro du 22 août 1847, qui sera d’ailleurs saisi, Considerant écrit que la France « est à deux doigts d’une révolution qui menace de faire éclater l’Europe. » Par les sujets traités, par ses analyses critiques, par l’étendue de ses intérêts La Démocratie pacifique est certainement l’un des quotidiens les plus intéressants de son époque.

Autre particularité du journal qui peut être fort utile à ceux qui recherchent des renseignements sur un groupe local ou sur une personne : la présence, à partir de mai 1845, d’une rubrique Petite correspondance. Elle permettait de répondre brièvement au courrier reçu ; l’usage d’initiales et d’abréviations, les formulations volontairement elliptiques rendent le décryptage souvent très aléatoire. Exemples : M. B..., à Genève-12 fr.10 c. (29 mai 1845) ; M. B..., à Genève. Remerciements à tous (16 juin 1845) ; M. B. à Genève-Reçu. Compliments affectueux aux trente. Chargez-vous de remercier M. O., si ce n’est N.O.(7 août 1845) ; M. C. à Genève-Reçu celle du 30 et celle du 3 - Tout est arrivé ; et sera remis au destinataire : l’exergue est bien.-Chaleureuses félicitations aux dix-huit.-Vous serez prévenus à temps de l’arrivée de C. L’Almanach ne peut tarder : nous prenons bonne note.-Courage aux travailleurs (6 septembre 1845). La fréquence de ces réponses prouve des relations régulières avec Genève ; plusieurs indications laissent également supposer l’existence d’un groupe sociétaire et témoignent de la diffusion des publications. En confrontant ces données à d’autres sources, locales ou tirées des archives sociétaires, il est parfois possible de mettre des noms derrière les initiales et d’expliciter certaines formulations.

Pour en revenir à la question de la biographie, thème de ce numéro, relevons que tous les phalanstériens des années 1840 ne sont pas toujours demeurés fidèles à leurs convictions. L’étude de leur parcours individuel n’est donc pas inutile. Pourquoi et dans quelles circonstances ont-ils adopté les idées sociétaires, pourquoi s’en sont-ils éloignés par la suite, ce sont là des questions auxquelles il est souvent difficile de répondre, car les intéressés ne se sont pas toujours confiés, sans compter que certains pouvaient avoir une propension à passer sous silence une étape de leur vie contraire aux principes qu’ils avaient adoptés par la suite. Prenons l’exemple d’Alexandre Weill (1811-1899), collaborateur assidu de La Démocratie pacifique, qui y a publié de 1843 à 1847 près d’une centaine d’articles et pour lequel on dispose d’une biographie. [11] Après avoir, quelques années durant, mené une vie de bohème, le jeune Weill, républicain et admirateur de Hegel, collabore à la Revue du Progrès de Louis Blanc puis à la Revue indépendante de Pierre Leroux, lequel l’a fortement impressionné. Séduit par la critique sociale de Fourier et de ses disciples, il adhère aux principes de l’École et écrit dans La Phalange de 1841 à 1847 et ainsi qu’on l’a dit, au quotidien sociétaire. Selon son biographe, il « souligne[ra] pourtant en maints endroits, que son engagement dans les milieux fouriéristes ne fut jamais celui d’un disciple fanatique, ni même toujours convaincu. » [12] Des jugements rétrospectifs dont il faut peut-être se méfier, vu l’évolution ultérieure de leur auteur. Entre 1841 et 1847, il est, dans les publications de l’École, le spécialiste des pays de langue allemande, au côté de Charles Guyornaud. Articles sur le mouvement des idées en Allemagne, sur les questions religieuses, sur les événements politiques et sociaux en Prusse, sur la révolte des tisserands de Silésie, sans oublier, dans La Phalange, une suite d’articles historiques sur la Guerre des paysans, ébauche et bonnes pages du livre qu’il publiera sous ce titre en 1847 [13], telles sont les principales contributions de son étape fouriériste. Car à partir de 1848, Weill cesse d’écrire dans La Démocratie pacifique. Cet ardent « républicain de la veille » s’éloigne peu à peu de la République établie pour adopter une attitude de légitimiste monarchique. Une évolution que son biographe ne suit pas d’assez près, peut-être par manque de documents, mais aussi, semble-t-il, parce qu’il s’intéresse surtout au système d’idées auquel Weil parviendra à son âge mûr plus qu’au développement et aux transformations de celles-ci. Une analyse plus historique permettrait-elle de mieux éclairer les modalités de son adhésion au fouriérisme puis de son éloignement et de sa rupture ?

Autre exemple d’un fouriériste indépendant et original, demeuré, lui, fidèle jusqu’au bout à ses convictions phalanstériennes : Édouard de Pompéry (1812-1895). Fils cadet d’une famille importante habitant à une quarantaine de kilomètre de Brest, où le père avait acquis, en 1830, un domaine agricole de six cents hectares, il disposera, sa vie durant, de revenus lui permettant de mener une vie indépendante, de voyager et de publier ses ouvrages. [14] Les Pompéry étaient ouverts aux idées nouvelles ; le père se faisait le champion de nouvelles méthodes agricoles ; un frère aîné, Théophile, était un républicain et un phalanstérien convaincu ; il sera maire de sa commune puis député à partir de 1871. Édouard, devenu avocat, est initié à la loge maçonnique Les Élus de Sully, à Brest, en octobre 1839. Il est, lui aussi, passionnément fouriériste. Depuis cinq ans, la loge s’oppose au Grand Orient qui entend maintenir dans ses rangs la neutralité politique et religieuse. Or les Élus de Sully sont républicains et, dès 1838, s’intéressent à Fourier. S’ils reçoivent en leur sein Édouard, « c’est pour faire partager à tous la foi dont il est pénétré pour les belles destinées de l’homme, foi résultante [sic] des études approfondies de la science sociale de Fourier à laquelle il a voué son talent et sa vie. » [15] À partir du 26 octobre 1839, la loge organise un cycle de huit conférences sur l’École sociétaire, faites par Pompéry. Elles sont ouvertes aux francs-maçons et au public, sur inscription préalable et réunissent une quarantaine de personnes. La presse locale leur consacre des comptes rendus très complets. « Un exposé doctrinal sentencieux », selon l’auteur de l’étude sur laquelle nous nous fondons : « si Pompéry est à l’aise dans la description doctrinale des théories de Fourier sur la nature humaine, l’attraction et les passions [...], sa compréhension limitée des mécanismes économiques et surtout sa méconnaissance de la misère du peuple affaiblissent notablement la démonstration. » En 1840, Pompéry recommencera un cours semblable à la loge La Clémente Amitié de Paris, mais il devra l’interrompre, les frères s’opposant à ses théories. [16] Nous ne savons dans quelle mesure Pompéry a utilisé son affiliation maçonnique par la suite, au cours de ses voyages et dans ses nombreux contacts en France et à l’étranger.

Car notre ardent propagandiste parcourt la France et les pays voisins, pour son plaisir et son agrément certes, mais il en profite aussi pour se renseigner sur les contrées qu’il visite, y nouer des contacts et y propager la science sociale de Fourier. Il allie ainsi tourisme, sociabilité et prosélytisme phalanstérien. Nous savons qu’il passe l’hiver de 1840-1841 à Naples, car Julien Blanc, l’un des dirigeants parisiens de l’École, aurait voulu, qu’à son retour, il passe par la Suisse afin d’y visiter les écoles du pédagogue Fellenberg, ce qui ne se fera qu’en 1843. [17] De ce voyage il tirera une suite d’articles sur le pays, parus dans La Démocratie pacifique d’avril et mai 1844, qui ne manquent pas d’intérêt. Il faudrait rechercher, dans la collection du journal, ses autres relations de voyage.

En 1842, il participe au Congrès scientifique de France, à Strasbourg, du 28 septembre au 9 octobre 1842, comme on l’a vu plus haut. Paul Leuillot, dans son étude déjà citée, a relevé ses interventions dans la section économique et sociale ; mais Pompéry s’est aussi montré très actif dans la section d’éducation. Le congrès n’avait pas seulement attiré des savants et des hommes de culture venus de toute la France, mais également des pays voisins, prenant un caractère de réunion internationale. Comme l’écrira, beaucoup plus tard, l’un des participants suisses, Alexandre Daguet, « À la section d’éducation semblaient s’être donné rendez-vous les principaux admirateurs de Girard : Naville père, J.J. Rapet, Enrico Mayer de Livourne, A. Daguet et même ce Jullien de Paris dont l’âge très avancé n’avait refroidi en rien le zèle éducatif. » [18] Ce Marc Antoine Jullien dit de Paris, pour le différencier de son père, doté du même prénom, le conventionnel Jullien de la Drôme, avait été, très jeune, un révolutionnaire convaincu : robespierriste, envoyé en mission dans les ports de l’Ouest, plus tard secrétaire de l’éphémère République parthénopéenne, il s’était retiré de la politique active pour se consacrer aux problèmes de l’instruction populaire. Il venait de publier une nouvelle édition de son Exposé de la méthode de Pestalozzi, dont il avait été le promoteur en France. On y trouvait un hommage (en vers !) au Père Girard, le cordelier fribourgeois, pédagogue surtout connu pour ses méthodes d’enseignement de la langue maternelle ; au cours des années 1820, ses vues progressistes, son soutien à l’enseignement mutuel, lui avaient valu l’hostilité des jésuites qui avaient obtenu son départ de Fribourg et sa retraite dans un couvent, d’où il ne reviendra qu’à la suite des changements politiques de 1830. Le pasteur genevois François Marc Louis Naville dirigeait un institut d’enseignement à Vernier, dans le voisinage immédiat de Genève, connu pour ses méthodes novatrices. Après le congrès de Strasbourg, Pompéry lui rendit visite en 1843 et sur sa recommandation, se rendit à Fribourg pour y rencontrer le père Girard, auquel il consacrera par la suite un article enthousiaste dans la Revue indépendante de Pierre Leroux (25 mai 1845). Il poursuivit son voyage en direction de Berne pour y visiter, on l’a dit, les établissements agricoles et pédagogiques de Fellenberg, sur lesquels et sur la personnalité de leur fondateur il publiera plusieurs articles. Avec F. M. L. Naville, il avait établi de cordiales relations, lui faisant envoyer quelques numéros d’essai du quotidien fouriériste.

Une lettre que lui adressa le pasteur genevois, en 1844, en témoigne :

Je n’ai pas tardé, après votre départ de Genève, de m’abonner à la Démocratie pacifique. Je ne pouvais en effet rester étranger à une oeuvre à laquelle vous preniez part. Il me semble qu’en lisant ce journal, je continue à entretenir avec vous de douces et précieuses relations et c’est pour moi un des premiers attraits de cette lecture. J’apprécie en outre tout ce que le journal offre d’intérêt par l’esprit et le coeur, la modération de sentiment et l’amour de l’humanité dont il est empreint, tout ce qu’il renferme de vues pleines de sagesse et dont la réalisation serait un grand progrès pour le bonheur des populations, telles qu’en dernier lieu celles sur l’intérêt d’un comptoir communal. » Mais Naville, et c’est la raison de sa lettre, avait été choqué par un feuilleton du 30 août 1844, s’en prenant au Père Girard qui, après la publication de son ouvrage sur l’enseignement de la langue maternelle, venait de recevoir le prix Monthyon de l’Académie française. « J’espère bien que ce malheureux article n’est pas de ce bon et aimable Mr Hennequin dont j’ai eu tant de plaisir à faire la connaissance à Strasbourg et dont j’ai souvent parlé dès lors avec la plus affectueuse estime. » Mais l’auteur en était bien Hennequin, comme Pompéry l’avouera, quand la lettre de Naville lui parvint tardivement, à cause de ses incessants déplacements. « Je suis d’autant plus mécontent de ce vilain tour d’Hennequin, que je lui avais particulièrement recommandé l’affaire de notre vénérable Père Girard. » Cela ne s’explique « que par la nature d’esprit de mon diable de condisciple. Il est laborieux, instruit, intelligent, facile à vivre, mais caustique et aimant à faire de l’esprit aux dépens d’autrui. C’est une petitesse au sujet de laquelle je viens de lui expédier un sermon fraternel et très court. [...] Toutefois, je ne répondrai pas qu’il ne recommence dans une autre occasion. Chassez le naturel, il revient au galop. » Dans ses « petites épigrammes », Hennequin « en voulait surtout à l’Académie, un de ses plastrons habituels et non sans justes motifs.

Suivait une appréciation générale de la Démocratie pacifique qu’il vaut la peine de reproduire :

Sans doute ce journal est loin d’être irréprochable. Il est même loin de valoir autant qu’il devrait valoir lorsqu’on connaît les ressources intellectuelles dont il dispose. Cela tient à des causes trop longues à expliquer ici. Mais enfin, telle qu’elle est, il est certain que la D.P. est fort au-dessus des autres feuilles publiques, par le degré d’impartialité qui la caractérise autant que par la supériorité de son point de vue. Aussi, je ne doute pas que l’action de ce journal ne soit en définitive utile à la cause de la vérité. [19]

Bien des années plus tard, en 1878, Pompéry rappellera à Daguet cette époque :

Que de siècles se sont écoulés depuis ce congrès de Strasbourg ! Et qu’il y a de temps passé depuis le jour où j’ai pu causer avec ce vénérable père Girard à Fribourg ! J’en ai conservé bonne mémoire et je me rappelle encore sa physionomie pleine de bienveillance. Peu de temps après, j’ai publié dans la Revue indépendante, dirigée alors par Pierre Leroux, un article sur son dernier livre. J’ai conservé une longue lettre de ce digne et excellent homme relative à ses idées sur l’éducation par la langue maternelle. La date de cette lettre est du 30 Xbre 43. Il me parla bien dans cette visite des persécutions qu’il avait essuyées de la part des Jésuites, si puissant encore aujourd’hui puisqu’ils dominent l’Église. À cette époque antédiluvienne, je vis aussi, à Hoffwil, M. de Fellenberg, dont l’habileté me parut grande, et dont les institutions ont eu à certains moments un grand succès. Depuis ces trois grands pédagogues, Pestalozzi, Girard, Fellenberg, on a beaucoup marché, et si vous venez à l’exposition [universelle de Paris], vous en trouverez les preuves. La réforme des méthodes d’enseignement commence à faire de véritables progrès. [20]

Vu les relations nombreuses et variées de Pompéry, il n’est pas exclu que l’on retrouve d’autres lettres de lui, dans des fonds manuscrits en France et dans les pays voisins. Il faut y ajouter l’abondante production imprimée de notre propagandiste (39 publications au catalogue imprimé de la Bibliothèque nationale de France, auxquelles il faudrait en ajouter quelques-unes que conserve la Fondazione Feltrinelli de Milan ainsi que celles signalées par Anton Gerits). Leur analyse mériterait d’être entreprise, car elle fournirait d’utiles indications sur leur auteur et la façon dont, tout en conservant l’essentiel de ses convictions et de ses visées, il a poursuivi de sa plume son action politique et sociale jusqu’à ses dernières années. [21]

Dernière question posée par cette approche biographique : dans quelle mesure Pompéry était-il un phalanstérien orthodoxe ? Il faudrait analyser de près sa collaboration au périodique dissident de Czynski, Le Nouveau Monde (1839-1843). Sa Théorie de l’association et de l’unité universelle de C. Fourier ; introduction religieuse et philosophique [22] fut critiquée par La Phalange qui lui reprochait la notion qu’il se faisait du libre arbitre. Il s’agissait, pour la rédaction, d’un « monstrueux système » érigeant le fatalisme comme conséquence de la pensée de Fourier et cela par suite d’une confusion entre le niveau du relatif et celui de l’absolu. La réponse de Pompéry entraîna une duplique, suivie, deux mois plus tard, d’une nouvelle lettre de l’intéressé que le journal renonça à publier, pour ne pas éterniser le débat. [23] Pompéry, concluait-il, aurait abandonné son dangereux fatalisme, sauf au sens de la Providence, de la loi mathématique et sériaire. Et pour apaiser son collaborateur, La Phalange faisait l’éloge de la façon dont il avait défendu, dans les colonnes de L’Armoricain de Brest, la doctrine et la personne de Fourier contre les « odieuses » attaques de Louis Rousseau. On pourrait se demander si ce ne sont pas les entretiens de Pompéry avec Fellenberg qui ont amené celui-ci, dans un manuscrit non daté, à condamner les « folies » des fouriéristes qui, par leur attraction passionnée, prétendent soumettre la vie spirituelle dont la vocation est la liberté à des attractions mécaniques semblables à celles qui régissent le cours des astres. [24]

Dernier exemple, celui d’Henri Dameth (1812-1884). Il s’agit cette fois d’un ardent propagandiste fouriériste devenu, après 1850, un adepte du libéralisme le plus pur, qu’il prêchera avec autant de conviction et de zèle qu’il l’avait fait auparavant pour la doctrine sociétaire. [25] Claude Marie Henri Dameth avait été maître de conférence pour l’histoire au lycée Louis-le-Grand, à Paris, de 1833 à 1837. Il abandonna alors l’enseignement pour se vouer au journalisme et à l’écriture. Il collabora au National puis, vers 1840, devint un adepte des idées phalanstériennes. À l’en croire, il s’agirait d’une approche purement intellectuelle, car il ne connaissait, au début de 1841, aucun fouriériste, comme il l’affirme dans sa première d’une longue série de brochures :

Je déclare ici, tout d’abord, que je ne connais ni M. Considerant ni aucun membre de l’École sociétaire ; c’est en lisant et en réfléchissant seul que j’ai acquis, je ne dirai pas une conviction profonde, mes études n’ayant pas été assez complètes pour produire en moi ce résultat, et d’ailleurs l’expérimentation pouvant seule à mes yeux sanctionner définitivement la théorie de Fourier, mais du moins la sympathie la plus vive et le respect le plus profond pour cette doctrine, dont le but est si grand et si généreux, les moyens si merveilleux à la fois, si simples et si faciles. [26]

Cette Défense du fouriérisme, comme est intitulé cet opuscule de 113 pages, a paru anonymement ; elle comporte un très long sous-titre : « Réponse à MM. Proudhon, Lamennais, Reybaud, Louis Blanc, etc. Premier mémoire. Réfutation de l’égalité absolue. Solution du problème du paupérisme ; de la richesse générale et du travail par la théorie de Fourier. » La mention « premier mémoire » laissait attendre la parution ultérieure d’un second, d’autant plus que la brochure ne s’en prenait qu’à Proudhon, contrairement à ce qu’annonçait son titre. Mais la suite n’a jamais vu le jour et la seconde édition, analogue à la première, a paru la même année, au bureau de La Phalange, celle-ci ayant repris à son compte l’écrit de ce défenseur inattendu. Proudhon le lut à Besançon, en novembre 1841. Comme l’écrit Pierre Haubtmann, « c’était plus que n’en pouvait supporter l’épiderme hypersensible de Proudhon », qui prit aussitôt la plume. [27] Il ignorait l’auteur de cette attaque, l’attribuant à un prêtre défroqué ou à une femme ; mais il jugea que c’était l’École sociétaire qui en était l’inspiratrice. D’où l’intitulé de sa réponse, adressée à Considerant. [28]

Dameth s’était proposé de « convier à une discussion loyale et bienveillante toutes les fractions de l’opinion radicale », mais le débat se limitera à Proudhon. Le néophyte fouriériste semble avoir été particulièrement sensible au côté religieux de la doctrine, qui exclut l’athéisme. Réfutant l’idée même de l’égalité absolue qu’il trouve chez Proudhon, il montre comment le phalanstère, en assurant à chacun le droit au travail et aux produits sociaux, fait cesser l’exploitation de l’homme par l’homme. Cela est parfaitement compatible avec le maintien de la propriété, ou tout au moins d’une certaine forme de celle-ci, ce qui signifie des degrés différents de fortune. Dameth esquisse ce que sera la vie au phalanstère, qu’il dépeint comme un très grand bâtiment, percé de galeries intérieures, chauffées en hiver. L’organisation collective des travaux ménagers n’empêchera pas la jouissance individuelle. On aura les avantages de la vie commune, sans en connaître les inconvénients.

En 1844, c’est un livre de trois cents pages qu’il fait paraître, à la librairie de l’École sociétaire, toujours anonymement. Sa deuxième édition, en 1846, sera signée Henri Gorsse, auteur de la Défense du fouriérisme. [29] Sans vouloir analyser l’ouvrage, disons simplement que son auteur témoigne d’une connaissance approfondie des idées de Fourier. En 1847, il écrit divers articles dans La Démocratie pacifique. Mais en 1846 il a publié, indépendamment de l’École sociétaire cette fois, un projet de cités industrielles bien différentes du phalanstère qu’il avait dépeint auparavant. [30] Chacune de ces entités est constituée en société par actions dont les souscripteurs et membres peuvent payer leur part sociale en argent, en nature (matériaux, outils ou matières premières dans le cas d’un entrepreneur ou d’un artisan) ou alors en travail, pour un prolétaire. Elles permettront d’améliorer le sort des pauvres et de rapprocher les classes sociales. Les cités industrielles offriront des logements salubres et « un certain degré facultatif d’association. » La production et la consommation s’y feront en grande partie par voie d’échange, sans l’intermédiaire obligé de l’argent, mais un comptoir communal assurera les crédits nécessaires quand il faudra recourir à la monnaie. Une filière complète, de la petite enfance à l’adolescence, assurera l’instruction populaire. « En un mot, un foyer supérieur de sociabilité et d’éducation, de confort et de luxe collectif, de culture des arts et de perfectionnement de tous les hommes par l’amélioration même des conditions de leur vie physique. » Dameth avait calculé qu’il fallait un capital social de cinq millions pour chaque cité (600 familles) dont il dresse un tableau détaillé, avec même un plan, sur un dépliant collé dans la brochure, à laquelle est joint un projet d’acte de société.

La Révolution de 1848 allait plonger Dameth dans la lutte politique et sociale, comme beaucoup d’autres fouriéristes. [31] Ses publications personnelles se multiplient, mais sans l’étiquette de l’École. Le 27 juillet 1848, dans un Appel aux socialistes, [32] il dénonce la misère séculaire du peuple, esclave, serf puis prolétaire. Mais sa délivrance approche : « il vient de naître à la vie politique ; il va naître à la vie sociale. Le peuple est à la hauteur de son avenir ; le travail et la souffrance l’ont sanctifié. Mais sa misère et la politique gouvernementale lui ont refusé la culture. Attendre dans l’inaction les bienfaits de la République serait insensé. » La révolution politique étant faite, ce sont les institutions sociales qu’il faut changer en organisant la révolution sociale par la propagation et la pratique, ce qui permettra au travailleur de s’éduquer lui-même, par sa propre expérience. « La misère dévore le peuple ; par les applications, même partielles, de l’association des intérêts, cette misère peut être adoucie, et à la fois seront amassés les éléments de l’Association universelle. » Juin 1848 « semblait devoir être le tombeau des idées sociales », mais estime-t-il, très optimiste, l’Assemblée et le gouvernement paraissent vouloir encourager l’association. S’ils l’avaient fait plus tôt, ils auraient épargné le sang versé en juin. Suit le plan d’une « Société populaire de propagation et de réalisation de la science sociale », prototype de celle qui verra le jour quelque temps plus tard.

Après deux petites brochures de propagande sous forme de dialogue, [33] Dameth triomphe, le 8 septembre 1848 : « Notre appel a été entendu ; de tous les points de la société il nous est venu des adhésions chaleureuses, à l’heure qu’il est, nous touchons à l’exécution. » [34] Ce seraient plusieurs centaines de citoyens qui auraient ainsi répondu. Vue bien optimiste car pour nous en tenir à cet exemple, le journal qui avait été annoncé, le 28 juillet, ne vit jamais le jour (peut-être à cause du cautionnement). Mais Dameth avait un projet beaucoup plus ambitieux : « De tous les membres épars et incohérents de la démocratie sociale, nous voulons faire un vrai parti, compact, unanime dans le but et les moyens, et marchant au triomphe de ses principes, non plus par l’émeute, la confusion, la violence, mais par l’exercice intelligent et puissant de ses libertés politiques et par la pratique de la fraternité » L’auteur reconnaissait qu’il manquait encore à son travail un examen des réformes à accomplir immédiatement, c’est-à-dire « un véritable programme de gouvernement pour un ministère représentant les principes socialistes. »

Le 15 octobre 1848, la société populaire Solidarité est définitivement constituée, présidée par Dameth, avec Jean Macé comme secrétaire et Jeanne Deroin comme vice-présidente au côté du tailleur Tournot. Nous ne reviendrons pas sur les quatre pages qui l’annoncent, analysées par Michel Cordillot et reproduites en annexe de son article cité plus haut. Il faut bien différencier l’association Solidarité, qui ne se borne pas à la propagande mais entend surtout mettre sur pied les premiers éléments d’une nouvelle organisation sociale, et le Cours de science sociale, donné par Dameth dans la salle du Vauxhall, Boulevard du Temple 34. On peut tirer quelques renseignements sur les deux en consultant les liasses provenant du ministère de la Justice et concernant les clubs. [35] Pour apprécier le caractère de ces documents, il faut tenir compte de leur finalité. Il s’agit, pour le ministère de l’Intérieur dont dépend la Préfecture de police et pour celui de la Justice, de prouver que le Cours est en réalité un club qui contrevient en plusieurs points à la loi du 28 juillet 1848 les concernant : ouverture sans autorisation ; admission des femmes ; perception d’un droit d’entrée ; organisation d’une tombola. Ces chefs d’accusation, reposant sur les rapports des commissaires de police assistant aux séances, motiveront la condamnation de Dameth en correctionnelle à 100 fr. d’amende et aux frais, en janvier 1849. [36] Ils déterminent aussi le contenu des rapports eux-mêmes, beaucoup plus intéressés à relever la présence de femmes et le versement par les auditeurs d’une modeste somme qu’au contenu même du cours.

La Démocratie pacifique présente ainsi le professeur :

Comme tous les vétérans du socialisme, comme tous les républicains logiques, le citoyen Dameth s’est voué avec un redoublement d’ardeur, depuis la révolution de février, à l’émancipation intellectuelle des masses. Clubs, cours publics, brochures, articles de journaux, tous les modes de propagation ont été employés avec un infatigable dévouement par cet apôtre de la démocratie sociale. [37]

Dans les premiers jours d’août 1848, Dameth avait adressé au Préfet de police Ducoux « une déclaration pour l’ouverture de conférences populaires sur la science sociale », que ce dernier avait transmise au ministre de l’Instruction publique.

Le déclareur déclarait en outre formellement qu’il adoptait pour propager le socialisme le mode des conférences, quoique plus pénible pour le propagateur, et beaucoup moins attrayant pour la foule que la discussion des clubs et cela précisément pour que les interdictions du décret relatif aux clubs ne lui fussent pas applicables, notamment en ce qui concerne l’admission des femmes. Après un mois de pourparlers et de démarches, l’autorisation fut accordée.

Et trois mois durant le cours se déroula sans incident. « À l’époque de l’élection présidentielle [10 décembre 1848], la conférence du Vauxhall fut transformée temporairement en réunion électorale, et elle devint plus d’une fois le rendez-vous des orateurs les plus éminents du parti démocratique. »

Nous disposons de la copie de deux rapports, rédigés par le commissaire du quartier du Temple, sur le cours des 24 et 27 octobre 1848. À huit heures et demie du soir, ils réunissent environ quatre cents personnes des deux sexes, que l’on incite à déposer dans une corbeille une obole volontaire pour couvrir la location de la salle. Dameth commence par un exposé sur la situation politique actuelle, qui retient toute l’attention du commissaire. L’orateur passe en revue les événements de Vienne. Le 24, « En parlant de la monarchie autrichienne il a dit que Vienne ne serait pas bombardée, que tout se passerait en négociations ; que l’Empereur rentrerait dans sa capitale, mais que, bientôt, son trône vermoulu croulerait sous lui. » Une prévision bien optimiste.

Passant à l’Italie, il dit que Charles-Albert n’avait pour but que l’agrandissement de ses États et non de travailler dans l’intérêt des peuples en général et que l’Italie finirait par s’émanciper par une grande confédération, en mettant de côté toutes les conditions personnelles des familles princières.

Le 27 octobre, il doit déchanter mais reporte ses espoirs vers la Prusse :

Vienne, a-t-il dit, est peut-être en ce moment au pouvoir des troupes impériales : les patriotes vont être décimés et emprisonnés et l’Italie sera opprimée. Une révolution se prépare à Berlin où le peuple est très démocrate. Elle donnera probablement la liberté aux autres peuples de l’Allemagne, elle viendra au secours de ses frères de Vienne. La France elle-même ne peut rester calme pendant qu’on cherche à étouffer la liberté partout. Il lit un discours prononcé à Berlin par le député Blum, de la Diète de Francfort. [38] La Russie, ajoute-t-il, intervient contre la liberté des peuples ; ses troupes sont en Galicie et dans les provinces danubiennes ; ce que la France n’a pas osé faire en Italie, la Russie le fait mais dans un but contraire.

Dameth n’oubliait pas son pays et le commissaire, dans son rapport sur la séance du 24 octobre écrit : « Passant aux affaires intérieures, l’orateur dit qu’on attribuait la stagnation du commerce à l’absence d’une Constitution. Aujourd’hui nous avons une Constitution et cependant, la confiance ne renaît pas, parce que le motif doit en être attribué à des causes plus profondes. » Après avoir abordé divers sujets et s’être élevé contre le principe du remplacement militaire, contraire à l’égalité, Dameth « fait connaître à l’assemblée qu’un comité démocratique ayant pour but la nomination du président de la République est constitué ; qu’un candidat, entre autres, a beaucoup de chances et qu’on doit s’abstenir de se prononcer sur cette question quant à présent. » En effet, nous savons que le comité était encore en formation et que son candidat, Raspail, ne sera officiellement proclamé qu’en novembre [39] « Là, poursuit le commissaire, il commence son cours proprement dit en cherchant à établir que les associations partielles ne peuvent avoir un résultat satisfaisant pour la classe des travailleurs et que ce résultat ne peut être obtenu que par une association générale de toutes les industries. » Il termine en lisant et en réfutant un article de Thiers paru dans Le Constitutionnel.

Le 27 octobre, la perspective de l’élection présidentielle l’inquiète :

La situation est grave, a-t-il dit : Louis Bonaparte se porte comme candidat à la présidence de la République. La Presse et Girardin secondent son ambition. Les autres journaux réactionnaires vont en faire autant. Le discours prononcé hier par ce candidat à l’Assemblée nationale est peu rassurant pour les vrais républicains ; du reste, l’homme qui s’est armé d’un bâton pour combattre les chartistes, [40] ne comprendra pas nos libertés ; il choisira ses ministres parmi les hommes les moins libéraux et un homme n’offrant aucune garantie pour la République et qui a fait l’Histoire du consulat et de l’Empire [Thiers], d’ici à deux mois, deviendra son conseiller. Ce mal n’est pas sans remède ; nous avons les idées et la foi, plus le peuple de Paris ; il fait les révolutions et les fera jusqu’à ce que l’humanité soit arrivée à son droit ; ces Messieurs s’imaginent que parce qu’ils envoient du peuple en Algérie, il n’en reste plus à Paris ; ils se trompent. L’orateur voit la situation égale à celle de 89. Les hommes violents de cette époque ne le sont devenus que par l’opposition des vieux pouvoirs, dit-il, et il prévoit qu’on arrivera à la liberté par des flots de sang ; que la guerre sociale, la guerre extérieure, la guerre civile sont inévitables ; ce qu’il déplore. Là il fait l’éloge du peuple ; il s’en dit l’ami ; il lui prédit le bonheur de l’association et le droit au travail.

Je blâme M. Thiers, homme d’esprit, de combattre le socialisme sans le connaître ; il invite les socialistes à l’union et dit que l’avenir est pour eux et pour le peuple. il a désapprouvé l’interpellation de M. Girardin, relativement au banquet de Passy. Il a dit que les paroles prononcées par M. Dufaure ne regardaient nullement la société universelle et ne pouvaient non plus s’appliquer à la Banque du peuple, puisque les deux associations ne sont pas secrètes (en passant il blâme l’organisation de la Banque du peuple [41]).

Là il commence son cours : la science sociale, dit-il conduit au bonheur. Il fait la description d’un village organisé selon le but de sa société et il en fait un paradis terrestre. À dix heures et demie la séance a été levée. Les auditeurs se sont retirés en bon ordre. Dans l’allée se trouvait un citoyen qui faisait une quête pour les familles de déportés. » [42]

Ces rapports, malgré leur style, leurs approximations et leurs lacunes, ont le mérite de nous donner une idée, certes approximative, du caractère de ce cours de science sociale. Ils nous montrent sa politisation et donnent un aperçu des perspectives, peu réjouissantes, envisagées par Dameth. Malheureusement on ne dispose pas de la même documentation sur l’association Solidarité : un seul rapport sur sa séance du 23 décembre 1848, tenue au Vauxhall, rue de la Douane. Environ deux-cent-cinquante personnes, dont des femmes et des enfants, assistent à cette réunion pour l’organisation d’une banque d’échange.

Les citens Dameth, Pilleat, Legoffin, Molard, Evrard, Gibon et Vidal ont successivement pris la parole pour et contre le comptoir ou la banque d’échange, dite la Solidarité, sans agiter aucune question politique de manière à être incriminée [sic]. À onze heures du soir la séance a été levée en faisant l’annonce d’un banquet socialiste lundi 25 courant, à 10 heures du matin, salle Valentino et une soirée musicale samedi dans la salle du Vauxhall. Il a dit aussi (le président) que c’était la dernière séance pour la banque d’échange, que les bases en paraissaient suffisamment arrêtées et qu’on pouvait souscrire en se faisant enregistrer dès demain au bureau de la Solidarité, Boulevard Saint-Martin no 47. » [43]

La répression allait mettre fin aux activités du militant. Après sa condamnation en correctionnelle, mentionnée plus haut, la police perquisitionna son domicile et le siège de la Solidarité, saisissant les papiers et arrêtant Dameth, le 5 février 1849. On avait volontairement englobé son association dans les poursuites contre la Solidarité républicaine, une tout autre organisation. [44] Il sera libéré par la suite mais une instruction sera ouverte. À la suite de la journée du 13 juin 1849, il sera à nouveau incarcéré pour quelque temps. Mais c’est libre que, vers la fin de l’année, il s’établira à Nice, pour des raisons de santé.

Dès lors c’est une nouvelle période de son existence qui débute et qui ne concerne plus les fouriéristes. À Nice, qui appartient alors au royaume de Sardaigne, il enseigne l’économie politique à l’école de commerce et collabore activement à L’Avenir de Nice. Républicain, libéral, il place au premier plan la transformation politique, renvoyant à beaucoup plus tard les réformes sociales. Dans ses articles, il a abandonné les thèmes sociétaires. On dispose de plusieurs études et de nombreux documents sur cette étape niçoise, mais ils ne nous donnent guère d’information sur l’évolution personnelle de Dameth. En 1853, il se rend à Genève, où il donne un cours libre d’économie politique. En 1854, il y sera nommé à la chaire d’économie politique de l’Académie. Dès lors, avec autant de passion qu’il en avait montré pour les idées sociétaires, il va défendre les thèses du libéralisme économique le plus orthodoxe, tout en prônant certaines formes de coopération, permettant l’accès à la propriété. Dans le très conservateur Journal de Genève, il combattra l’Internationale et la Commune de 1871. Tant à Genève qu’à Lyon, il prononcera des séries de conférences contre le socialisme. Ses adversaires ne manqueront pas de rappeler ironiquement ses convictions fouriéristes d’antan, comme le fera Bakounine, dans L’Égalité du 4 septembre 1869, en s’attaquant aux illusions coopératistes : « M. Coullery et le Journal de Genève, M. Henri Dupasquier, le conservateur mômier de Neuchâtel et M. le professeur Dameth, cet apostat du socialisme converti par les mômiers de Genève, sont d’accord. Tous s’égosillent à nous crier : Ouvriers, faites de la coopération ! » [45]